EINSTEIN, LA BOMBE, LES PACIFISTES ET L’UKRAINE * par Pierre Gillis

Einstein, la bombe atomique, les guerres d’Espagne, de 14-18 et de 40-45 : Pierre Gillis analyse la guerre en Ukraine et la position des “pacifistes” à la lumière de ces enjeux et de ces conflits passés.
Dans un débat aujourd’hui très clivant, qui se tient à ciel ouvert entre deux propagandes de guerre, et au moment où des civils ukrainiens meurent sous les bombes, il est parfois difficile de faire appel à l’analyse historique et à la raison, ou de critiquer un “camp” sans en servir automatiquement un autre.
Je ne suis d’ailleurs pas sûr de partager nécessairement toutes les prémices et toutes les conclusions du texte de Pierre.
Mais en ces jours sombres, où la pente naturelle des événements nous ferait (presque) tous basculer dans le chauvinisme le plus obtus, ou dans l’escalade militaire la plus folle, son grand mérite est de nourrir le débat et de chercher, contre nos propres va-t-en-guerre, le chemin de crête de la paix. Et sur cette voie-là, du moins, je le suis sans hésitation (Claude Semal).

 

* Du pacifisme et de l’Ukraine (par Pierre Gillis)

 

L’Ukraine divise le CNAPD, la coupole qui a vocation à rassembler les pacifistes et à organiser leurs actions.
Le constat est clair : on a en effet vu défiler à Bruxelles deux manifestations, les samedi 25 et dimanche 26 février. Les grands médias en ont fait leurs choux gras : Bertrand Henne, sur les ondes de la RTBF, consacrait sa chronique du 27 février à « la guerre interne chez les pacifistes », et le lendemain, Béatrice Delvaux, dans Le Soir, titrait « Guerre ou paix ? Guerre et paix ? ».

 
Le premier paragraphe de l’édito du Soir a en tout cas le mérite de pointer du doigt l’irréparable coupure qui sépare les manifestants du samedi de ceux du dimanche : d’un côté, on en appelait « à une solidarité totale avec l’Ukraine (et donc à la poursuite du soutien militaire afin de vaincre la Russie et de restaurer l’intégralité territoriale du pays) », alors que les manifestants de dimanche souhaitent « des négociations sur une base qui éviterait une possible défaite (et donc à l’arrêt de la fuite en avant militaire) ».
Première remarque : le terme « pacifistes » est sans doute inapproprié pour qualifier ceux qui plaident pour l’intensification du soutien militaire à l’Ukraine, donc à la poursuite de l’escalade militaire, soit, au bout de cette logique, contribuent à puissamment relancer la course aux armements.
Mais la terminologie n’a finalement que peu d’importance en la matière. Les partisans de la solidarité totale avec l’Ukraine se réfèrent à la justice plutôt qu’à la paix, face à l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes.
Deux impératifs parfaitement défendables entrent ainsi en collision – et ce n’est pas la première fois, dans notre histoire chahutée. En particulier au sein du mouvement pacifiste lui-même, dont les animateurs n’ont jamais été insensibles ou étrangers aux préoccupations de justice.
Ce balancement n’est pas seulement repérable entre des courants différents du pacifisme, mais même dans le chef de personnes qui y ont joué un rôle éminent, l’oscillation prenant alors, à première vue, la forme d’un retournement de veste, voire d’un reniement.

Einstein et Langevin

L’exemple le plus célèbre est sans conteste celui d’Albert Einstein (1879-1955), qui ne prenait pas de pincettes pour exprimer son antimilitarisme : “La pire des institutions grégaires se prénomme l’armée. Je la hais. Si un homme peut éprouver quelque plaisir à défiler en rang aux sons d’une musique, je méprise cet homme… Il ne mérite pas un cerveau humain puisqu’une moelle épinière le satisfait” (1).
La boutade et la provocation de cette déclaration – Einstein en était très friand – ne doivent pas masquer la profondeur de son engagement politique, qui n’avait rien d’une humeur épidermique. Encore jeune, mais déjà célèbre (1905 est son Annus Mirabilis, qui l’a vu apporter trois contributions cruciales à la physique moderne, dont la relativité restreinte), il a régulièrement fréquenté les militants socialistes exilés en Suisse où il vivait, et a eu avec plusieurs d’entre eux des discussions suivies et approfondies. Il avait en particulier noué une véritable amitié avec Friedrich Adler (1879-1960), son contemporain, physicien de formation lui aussi, un des fondateurs de ce qu’on a appelé l’austro-marxisme. Adler fut un leader de la gauche social-démocrate autrichienne.

Au premier rang, en 1927, Marie Curie, Einstein et Langevin.

Rien de surprenant dès lors à le voir s’affirmer en opposant résolu à la guerre de 1914. Il venait de déménager en Allemagne, à Berlin, après y avoir été nommé professeur à l’Université, et avoir adopté la nationalité germanique.
Peu après l’entrée en guerre, le 4 octobre 1914, de nombreux intellectuels allemands, parmi lesquels Max Planck, Walther Nernst et Fritz Haber, scientifiques prestigieux, apportent leur soutien à l’effort de guerre et le justifient en signant l’appel Aufruf an die Kulturwelt (Appel au monde de la culture), dit Manifeste des 93, qui nie les exactions perpétrées en Belgique et glorifie le militarisme allemand : « Sans le militarisme allemand, la culture allemande se serait depuis longtemps éteinte sur notre sol … L’armée allemande et le peuple allemand ne font qu’un».
Le refus d’Einstein passe d’autant moins inaperçu qu’il persévère et signe un contre-appel (« Aux Européens »), rédigé par le physiologiste et pacifiste berlinois Georg Friedrich Nicolaï.
Celui-ci en appelle à la raison, prône l’entente entre les peuples et exige l’arrêt de la guerre le plus rapide possible. Cohérent, Einstein participe en automne 1914 à la fondation de l’association pacifiste Nouvelle patrie, mise sur pied par des intellectuels de gauche, surveillée par la police, et interdite en février 1916. La droite nationaliste ne lui pardonnera jamais ces engagements – et les nazis encore moins.

De l’autre côté du Rhin, en France, c’est la figure de Paul Langevin (1872-1946) qui émerge. Scientifique reconnu dès le tournant du siècle, il rencontre Einstein au Congrès Solvay de 1911, à Bruxelles, où les quanta, nouveauté théorique promise à un bel avenir, font débat, et restera son ami jusqu’à la fin de sa vie. Dreyfusard, il avait également été soutenir Jean Jaurès lors de meetings où ce dernier avait développé son opposition à la guerre qu’on sentait venir, au printemps 1914 (2).
Mais il se met cependant au service de la patrie une fois la guerre déclarée, comme beaucoup d’autres, et mobilise ses compétences exceptionnelles pour mettre au point, en 1917-1918, un dispositif par ultra-sons destiné à la détection sous-marine, basé sur l’utilisation d’un cristal piézo-électrique (3). C’est après la boucherie de 14-18 que son pacifisme se déploie : « plus jamais ça ».

En 1922, Langevin invite Einstein à Paris, au Collège de France, pour y parler de relativité, et rétablir ainsi des liens internationaux que la guerre avait brisés. Les nationalistes français se déchaînent « dans une campagne de haine alimentée par les nationalistes forcenés et les gens d’Action française » (4). Langevin poursuit son action sans désemparer : en 1932, il fonde avec Henri Barbusse et Romain Rolland le Comité mondial contre la guerre et le fascisme (Amsterdam-Pleyel).
En mars 1934, il patronne le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, dans le contexte du Front Populaire. Arrêté par la Gestapo en octobre 40, il est placé en résidence surveillée à Troyes, avant de s’échapper pour la Suisse en mai 44, et de doter la Résistance d’un programme de refonte de l’enseignement qui reste une référence pour tous les pédagogues progressistes, le plan Langevin-Wallon.

Einstein et l’impulsion initiale à la construction de la bombe atomique

Au mémorial d’Hiroshima

Pendant la même période, la vie d’Einstein est bien connue : chassé de son poste à Berlin par les nazis arrivés au pouvoir en 1933, il émigre aux Etats-Unis après un bref passage en Belgique, et s’installe à Princeton. Après la guerre, Einstein milite pour un désarmement atomique mondial, il s’insurge contre la course aux armements, et, notamment avec Bertrand Russell et Joseph Rotblat, en appelle à la responsabilité des scientifiques pour exiger des gouvernements le renoncement à l’arme nucléaire, en participant au lancement du manifeste dit Russell-Rotblat en 1954. Il est évidemment une cible de choix pour les maccarthystes, et le FBI l’espionne et le harcèle sans relâche jusqu’à sa mort, en 1955.
On peut cependant repérer une discontinuité flagrante et largement commentée dans ce trajet exemplaire de pacifiste convaincu et persévérant : en 1939, ses collègues Leo Szilard et Eugen Wigner rédigent une lettre adressée à Franklin Roosevelt, président des Etats-Unis, dans laquelle ils attirent l’attention du Président sur une percée scientifique lourde de conséquences (5) :
“Ces quatre derniers mois, il est devenu possible grâce aux travaux de Joliot en France ainsi que ceux de Fermi et Szilárd en Amérique, de déclencher une réaction en chaîne nucléaire avec de grandes quantités d’uranium. Grâce à elle, une grande quantité d’énergie et de grandes quantités de nouveaux éléments similaires au radium pourraient être produits. Maintenant, il semble presque certain que ceci pourrait être atteint dans un très proche avenir.
Ce nouveau phénomène pourrait conduire à la construction de bombes et il est concevable, quoique bien moins certain, que des bombes d’un nouveau type et extrêmement puissantes pourraient être assemblées”.

La lettre d’Einstein et Szilard à Roosevelt en 1939

Einstein, armé de son énorme prestige, signe la lettre, à laquelle Roosevelt a donné suite en enclenchant le projet Manhattan, qui débouchera sur la mise au point de la bombe atomique, larguée en 1945 sur Hiroshima et Nagasaki. La signature d’Einstein est motivée par la crainte que l’Allemagne nazie ne se lance dans cette course et la gagne.
Elle peut en effet s’appuyer sur le savoir de physiciens de premier plan, dont Werner Heisenberg, qui jouera dans cette quête vaine un rôle ambigu encore controversé aujourd’hui (échec technico-scientifique, ou bien frein délibéré à l’avancée du programme ?).
Il faut cependant, pour être complet, noter qu’Einstein, juste avant sa mort, a confié à Linus Pauling, un autre scientifique pacifiste, regretter sa signature et l’envoi de cette lettre (6). On peut comprendre ces regrets formulés a posteriori, une fois constatés aussi bien l’échec de la construction de la bombe nazie que l’atrocité des souffrances infligées au peuple japonais, mais en 39, il était impossible de savoir, et dans le doute…

Langevin était sans aucun doute sur la même longueur d’onde que son ami Einstein. Il s’est lui aussi opposé à certains des animateurs du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, dès 1936, au point de provoquer l’éclatement dudit comité, deux ans après sa fondation. Le conflit portait sur la primauté à accorder (ou pas) à la lutte contre le nazisme au pouvoir en Allemagne, par rapport aux positions pacifistes traditionnelles, et Langevin donne la priorité à l’anti-fascisme. Munich symbolise cette rupture, avec son illusoire espérance d’arriver à éviter la guerre, au point d’avoir laissé dans son sillage une nouvelle injure, équivalente à capitulard, « munichois ».
En 1939, Einstein et Langevin n’avaient évidemment rien perdu de la fermeté de leur engagement en faveur de la paix, ni de la force de leurs convictions qui leur avait permis de tenir tête à leurs adversaires nationalistes respectifs les accusant de trahison, une petite vingtaine d’années auparavant. Peut-on dire, surtout en pensant à Einstein, que les positions qu’il a défendues entre 1939 et 1945, après sa lettre à Roosevelt, représentent une parenthèse dans sa vie de pacifiste ? Certainement pas.

Mais seuls ceux qui, comme les Témoins de Jéhovah, assoient leur refus des armes sur un prescrit divin sont indifférents au contexte général qui conditionne leur attitude. Pour les autres, le choix d’une option dépend absolument de la perception qu’on a de l’Histoire en train de s’écrire. Dans le cas qui nous occupe, la guerre, en préparation ou en cours, peut être analysée comme une boucherie entre nationalismes (ou impérialismes) rivaux, comme en 14 ; ou comme une lutte pour la survie de la civilisation, menacée par la folie meurtrière d’un régime génocidaire, comme en 1939.
Ce qui nous ramène à l’Ukraine.

La guerre en Ukraine, 1914 revisité

Des zouaves français en 1914 dans la foret de Compiègne

Je ne suis pas le seul à penser qu’un affreux remake de 1914, mutatis mutandis, se produit sous nos yeux.
En 1914, l’empire allemand est l’agresseur – on dirait aujourd’hui qu’il viole le droit international en envahissant la Belgique neutre. Son armée commet des abominations à l’égard de la population belge.
Premier massacre à Andenne-Seilles, les 20 et 21 août 1914. Septante civils sont fusillés sur les bords de Meuse au quai Pastor, et cent-nonante autres sont tués en divers endroits de la ville, de manière individuelle ou collective, soit chez eux, soit en rue, du jeudi soir au vendredi midi. Dinant est mise à sac (7) : « le 23 août 1914 et les jours qui suivent, 674 hommes, femmes et enfants sont exécutés par armes à feu en différents endroits de la ville. Deux tiers des habitations dinantaises sont la proie des flammes. La population civile, désarmée dès le 6 août, avait instamment été priée de ne pas s’impliquer dans le combat contre les envahisseurs. » Louvain aussi (8): « Le 25 du même mois [août], les Allemands, tirant par erreur sur leurs propres troupes, se croient visés par des francs-tireurs cachés dans les maisons. Ils répliquent en prenant deux otages, en fusillant 248 personnes et en mettant le feu aux habitations. Rapidement, des incendies sont volontairement lancés dans la bibliothèque. Des milliers de livres, certains datant du Moyen Âge, sont détruits. »
La presse britannique s’indigne, à raison, l’évêque de Namur sollicite et obtient le soutien du pape Benoit XV, et les intellectuels allemands nient les faits, dans le « Manifeste des 93 » évoqué ci-dessus.

L’historienne Nicoletta Gullace écrit cependant, avec recul, que les propagandistes britanniques désiraient passer aussi rapidement que possible d’une explication de la guerre par l’assassinat d’un archiduc autrichien et de sa femme par un nationaliste serbe à la question morale sans ambiguïté de l’invasion de la Belgique neutre (9).
La Triple Entente (France, Grande-Bretagne et Russie), martèle-t-on à l’époque, est en guerre pour venger le viol de la Belgique. Les pacifistes de l’époque n’y croient pas.
La majorité des socialistes avait pourtant choisi de se dissoudre dans une union sacrée patriotique, d’un côté comme de l’autre, au mépris des résolutions adoptées précédemment, jusqu’en 1913.
La fraction de gauche analyse la guerre comme un conflit impérialiste, et organise les conférences de Zimmerwald (1915) et de Kienthal (1916) pour coordonner ses actions, et leur donner de la cohérence.
Georges Spriet et Claude Renard (10) synthétisent clairement le point de vue des opposants à la guerre :
“Les impérialistes français voulaient reconquérir l’Alsace et la Lorraine, perdues lors de la guerre de 1870-1871. Mais ils voulaient également conquérir la Rhénanie, la soumettre et la piller, comme on le verra plus tard avec le traité de Versailles. De son côté, la Grande-Bretagne désirait en premier lieu consolider sa position de puissance mondiale régnant sur des millions d’Africains et d’Indiens. Il y avait naturellement aussi le conflit opposant l’Autriche-Hongrie et la Russie pour la maîtrise des Balkans, sans oublier l’ambition du tsar de reprendre Constantinople à l’Empire ottoman”.

Camille Huysmans

Camille Huysmans, secrétaire du Bureau de l’Internationale socialiste en 1914, et futur premier ministre belge, après la Seconde Guerre Mondiale, avait mis le Bureau en sommeil une fois la guerre déclarée, tout en tentant d’assurer une médiation entre socialistes des pays belligérants. Cette volonté se traduisit par la convocation de la Conférence pour la paix de Stockholm (1917), qui ne déboucha sur rien – ce qui n’empêcha pas les plus farouches des bellicistes belges de lui en faire virulemment le reproche par la suite.
Aujourd’hui, les Russes sont les violeurs de l’intégrité territoriale ukrainienne et du droit international. Indéniable, puisque les faits de guerre qui ont précédé l’invasion russe, de 2014 à 2022, perpétrés par l’Ukraine à l’encontre des populations du Donbass, ne relèvent pas du droit international, en tant qu’ils concernent des événements internes à l’Ukraine – politique intérieure musclée, les 14 000 morts recensés par l’ONU ne sont plus là pour protester.

L’Ukraine de 2022 se compare à la Belgique de 1914. Faudra-t-il un recul équivalent à celui qui a permis à l’historienne Gullace, citée plus haut, de cadrer les souffrances du peuple belge dans une perspective qui les éclaire, pour que les collègues de Nicoletta Gullace nous livrent un travail comparable ?
L’analyse est pourtant d’ores et déjà mise sur rail. Par exemple par l’anthropologue Emmanuel Todd (11), qui titre « La Troisième Guerre mondiale a déjà commencé » et s’en explique :
Le conflit, en passant d’une guerre territoriale limitée à un affrontement économique global entre l’ensemble de l’Occident, d’une part, et la Russie adossée à la Chine, d’autre part, est devenu une guerre mondiale. Même si les violences militaires sont faibles par rapport à celles des guerres mondiales précédentes” (12)
En s’appuyant sur un point de vue américain non-conformiste :
Je partage aujourd’hui l’analyse du géopoliticien « réaliste » américain John Mearsheimer. Ce dernier faisait le constat suivant : il nous disait que l’Ukraine, dont l’armée avait été prise en main par des militaires de l’Otan (américains, britanniques et polonais) depuis au moins 2014, était donc de facto membre de l’Otan, et que les Russes avaient annoncé qu’ils ne toléreraient jamais une Ukraine membre de l’Otan. Ces Russes font donc (ainsi que Poutine nous l’a dit la veille de l’attaque) une guerre, de leur point de vue, défensive et préventive.
[…] Lorsque Mearsheimer dit que l’Ukraine était de facto membre de l’Otan, il ne va pas assez loin. L’Allemagne et la France étaient, elles, devenues des partenaires mineurs dans l’Otan et n’étaient pas au courant de ce qui se tramait en Ukraine sur le plan militaire” (13).
On a critiqué la naïveté française et allemande, parce que nos gouvernements ne croyaient pas en la possibilité d’une invasion russe, certes, mais aussi parce qu’ils ne savaient pas qu’Américains, Britanniques et Polonais pouvaient permettre à l’Ukraine d’être en mesure de mener une guerre élargie. L’axe fondamental de l’Otan maintenant, c’est Washington-Londres-Varsovie-Kiev.

Nord Stream

Des pièces du gazoduc North Stream 2 : à qui profite son sabotage ?

On pourrait développer, mais on se contentera d’invoquer le sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2. Ils traversent la Baltique, et ont été endommagés et rendus inutilisables par une explosion, le 26 septembre 2022 (Nord Stream 2 n’était pas encore entré en fonctionnement). La Russie a rapidement été accusée d’être l’auteur ou le commanditaire du sabotage, sans que personne ne puisse expliquer pourquoi, contrairement à ses intérêts, elle aurait détruit une infrastructure capable de lui assurer d’importantes rentrées financières, par la vente de son gaz.S’il s’était agi de couper l’approvisionnement en gaz de l’Europe, il lui aurait suffi de fermer le robinet. On sait par ailleurs que les USA étaient fermement opposés à l’accord entre l’Allemagne et la Russie, accord qui a débouché sur la construction des gazoducs. Le journaliste étatsunien Seymour Hersh a publié sur son blog les résultats d’une enquête approfondie sur cette opération. Seymour Hersh est un journaliste respecté ; lauréat du prix Pulitzer, il a dénoncé de nombreux scandales, concernant notamment des activités illégales de la CIA, la prison d’Abou Grahib ou encore la guerre en Syrie. Il écrit entre autres (14) :
Le 7 février [2022], moins de trois semaines avant l’invasion apparemment inévitable de l’Ukraine par la Russie, Biden a rencontré dans son bureau de la Maison Blanche le chancelier allemand Olaf Scholz, qui, après quelques hésitations, était maintenant fermement rallié à l’équipe américaine. Lors du point de presse qui a suivi, M. Biden a déclaré de manière provocante : « Si la Russie envahit l’Ukraine, il n’y aura plus de Nord Stream 2. Nous y mettrons fin ».
Vingt jours plus tôt, la sous-secrétaire Nuland avait délivré essentiellement le même message lors d’un point de presse du département d’État, avec une faible couverture médiatique. « Je veux être très claire avec vous aujourd’hui », a-t-elle déclaré en réponse à une question. « Si la Russie envahit l’Ukraine, d’une manière ou d’une autre, Nord Stream 2 n’ira pas de l’avant ». Plusieurs des personnes impliquées dans la planification de la mission du gazoduc ont été consternées par ce qu’elles considèrent comme des références indirectes à l’attaque“.

Hersh est arrivé à la conclusion que la planification de l’opération avait été réalisée à la fin de 2021 et pendant les premiers mois de 2022, avec l’aide de la Norvège, et les explosifs placés sur les gazoducs en juin 22, à l’occasion de manœuvres de l’OTAN (BALTOPS). Leur explosion a été télécommandée quelques mois plus tard, afin d’éviter une trop grande proximité temporelle entre cette explosion et les manœuvres en Baltique.
Le plus révélateur dans cette info, c’est la chronologie des événements : l’organisation du sabotage, acte de guerre authentique, est antérieure à l’invasion de l’Ukraine par les armées de Poutine. Et il révèle aussi la volonté des Etats-Unis de contrôler complètement l’approvisionnement en énergie de l’Europe.

Boris Johnson en boutefeu

On doit aussi relever la toxicité des interventions de Boris Johnson dès le début de la guerre. Des contacts entre diplomates russes et ukrainiens ont eu lieu dès le 28 février 2022, 4 jours après le début de l’invasion russe. Après plusieurs phases de discussions infructueuses, notamment à Antalya, en Turquie, un accord semblait se dessiner, dans l’esprit des accords de Minsk, fin mars, à Istanbul. Foreign Affairs a parlé d’un accord provisoire entre belligérants (15).
Vishay Prashad explique la suite (16) :
Avant que l’accord ne soit conclu, le Premier ministre britannique, Boris Johnson, est arrivé à Kiev le 9 avril. Un média ukrainien (Ukrainska Pravda) a rapporté que Johnson avait transmis deux messages au président ukrainien, Volodymyr Zelensky : d’abord, que le président russe, Vladimir Poutine, « doit être mis sous pression et non pas être un partenaire de négociation », et ensuite, que même si l’Ukraine signait des accords avec le Kremlin, l’Occident n’était pas prêt à faire de même. Selon Ukrainska Pravda, peu après la visite de Johnson, « le processus de négociation bilatéral a été suspendu » “.

L’objectif était d’étendre la zone d’influence de l’OTAN et d’affaiblir la Russie, pas de négocier, comme l’ont confirmé le secrétaire d’État étasunien, Antony Blinken, et son collègue à la Défense, Lloyd Austin, lors d’une conférence de presse en Pologne. Les premiers britanniques affectionnent décidément les postures guerrières à frais limités, sans doute héritées de leur passé impérial révolu : Thatcher et les Malouines, Blair et l’Irak, Johnson et l’Ukraine, la collection de méfaits impressionne…
Emmanuel Todd a raison : l’affrontement est planétaire. On affinera le tableau en notant que l’Ukraine de 2022 joue un rôle comparable à celui de la Belgique de 1914.

La libération d’un camp en 1945. Poutine, un nouvel Hitler ?

Le brigand Poutine

Les provocations de l’OTAN n’oblitèrent évidemment pas Poutine de ses énormes responsabilités. L’explicitation de celles-ci offre cependant nettement moins d’intérêt, dans la mesure où ses turpitudes font l’objet de descriptions détaillées et quotidiennes dans tous les medias d’information occidentaux, et cela ne date pas d’hier, ni même du déclenchement de son « opération spéciale ». On se contentera de revenir sur deux de ces turpitudes.

La première d’entre elles est la négation de l’existence d’une nation ukrainienne. Celle-ci serait une fiction due à la volonté de Lénine et des bolchéviques de détruire l’empire russe, si cher au Président russe. Les nations se font et se défont, mais l’émergence de la nation ukrainienne au cours du XXe siècle est une solide réalité politique. En la niant, et en l’agressant militairement, on la renforce, au point d’effacer d’importantes divergences politiques concernant le monde d’aujourd’hui derrière une unanimité patriotique. C’est un des effets non prévus de l’agression russe.

La seconde concerne le rôle croissant des mercenaires et du groupe Wagner en particulier dans la conduite de la guerre. L’existence de condottiere n’est certes pas une nouveauté, les Suisses, qui ont loué leurs services guerriers à d’autres, dont les papes, en savent quelque chose, et depuis longtemps. Les peuples africains ont été confrontés à cette engeance tout au long de leur combat pour la décolonisation. Les Américains en Afghanistan ont fait appel à des agences privées pour certaines missions « délicates ». Poutine enclenche la vitesse supérieure : le groupe Wagner se retrouve au cœur des combats autour de Bakhmout, et son chef s’affirme chaque jour davantage comme un acteur politique-clé.
Le rôle qui lui est ainsi concédé – de fait, vendu – s’inscrit bien dans la philosophie néo-libérale et nationaliste qui inspire les gouvernants russes. Voir des chefs de guerre, patrons de milices privées, utiliser leurs positions de force pour conquérir du pouvoir politique est plus qu’inquiétant.

La singularité hitlérienne

Revenons-en à nos pacifistes et à leur « pas de côté » de 1939, qui détonne par rapport à leurs positions passées, et à celles de l’après-guerre et des débuts de la guerre froide. On retombe sur la singularité hitlérienne, pas toujours bien cernée, au point d’avoir suscité l’apparition du point Godwin (17) dans de nombreux débats.
Pour Einstein, qui savait de quoi il parlait, comme pour bien d’autres, cette singularité, en 1939, est caractérisée doublement : d’une part, les intentions génocidaires du nazisme, affirmées dans Mein Kampf, ne sont pas que des menaces, ou du bluff : elles commencent à se concrétiser tragiquement.
D’autre part, le pouvoir meurtrier des virtuelles bombes nucléaires est absolument inédit, et il semble clair pour le physicien qu’on n’empêchera l’Allemagne hitlérienne de les utiliser, elle qui pourrait les produire, qu’en la devançant dans cette horrible course. Ses regrets, exprimés dans les années 50, tiennent tout aussi clairement au fait qu’il ne s’attendait pas à voir ces bombes lancées sur le Japon par les USA.

Se servir de ces balises pour caractériser le conflit ukrainien n’est pas très compliqué. Poutine est-il le Hitler du XXIe siècle ? Ses initiatives justifient-elles l’effacement des mots d’ordre pacifistes, au profit de la mise en avant d’un objectif jusqu’au-boutiste – seul l’anéantissement de la Russie comme état est de nature à garantir la paix future ?
Nous répondons « non », avec les manifestants pacifistes du dimanche. On ajoutera que la nouveauté nucléaire de 1939, qui changeait radicalement la donne, n’en est plus vraiment une, de nouveauté, en 2023. Le cap à garder, à ce sujet, c’est celui de la dénucléarisation, et cet objectif est aux antipodes de celui poursuivi par les stratèges otaniens, qui installent systématiquement de nouvelles bases nucléaires dans les pays qu’ils vassalisent.

No pasaran ?

Réfugiés espagnols à la frontière française en 1936

Il existe une variante des positions jusqu’au-boutistes, à savoir celle avancée par ceux qui sont qualifiés ironiquement d’aile gauche de l’OTAN. On sent de ce côté que la référence est moins la tradition pacifiste que le souvenir de la condamnation de la non-intervention des gouvernements démocratiques, à commencer par la France du Front Populaire, lors de la Guerre d’Espagne : No pasaran, clamait la Pasionaria.
Pour fonctionner, l’analogie établit un parallèle implicite entre le gouvernement républicain agressé par Franco et le régime ukrainien agressé par Poutine, y compris dans la présentation du positionnement politique du régime ukrainien. Cette posture est celle des signataires d’une carte blanche publiée dans Le Vif (18), qui joue sur une subtile ambiguïté :
Les nombreux contacts que nous avons pu avoir ont confirmé l’existence d’une société civile multiple et ramifiée. Toutes les branches de celle-ci, dans leur diversité, inscrivent pleinement leur action et leurs revendications dans la résistance à l’agression russe, résistance qu’elles conçoivent non comme une cause strictement nationale, mais comme un combat de la société elle-même pour la sauvegarde de son mode de vie, de ses valeurs, etc”.
Il ne nous viendra pas à l’esprit de contester les témoignages invoqués ci-dessus : les groupes porteurs de ces « valeurs » font preuve d’un grand courage, mais un gouffre sépare l’affirmation de leur existence d’une conclusion qui généralise le constat à l’échelle de la société entière. Ce glissement se produit lorsqu’on prend ses désirs pour des réalités. Ce travers est encore plus voyant dans l’extrait suivant :
La société ukrainienne est pluraliste et la « révolution du maidan » en 2014 a donné naissance à une floraison culturelle et artistique tout à fait remarquable“. Pluraliste ? Pas tant que ça à l’égard des minorités russophones.

Parler russe, ou pas…

Les russophones représentent, à la grosse louche, un tiers de la population ukrainienne – une grosse minorité donc, comparable à celle que constituent les francophones en Belgique. Le passé soviétique, en particulier les années 1920, est nettement moins sombre que ce qu’on en dit aujourd’hui : concernant les minorités nationales en Ukraine, la politique de l’État soviétique sur l’égalité de toutes les langues nationales se traduisit en création de quartiers nationaux avec des écoles, des théâtres, des journaux dans les langues des minorités russe, bulgare, allemande, juive, grecque, polonaise, etc. (19). Le russe avait le statut de langue générale de communication en URSS, mais la langue ukrainienne fut proclamée langue officielle de l’Ukraine.
En 1989, l’URSS est en fin de course, et l’Ukraine adopte une loi sur les langues, qui fait de l’ukrainien la seule langue officielle du pays. Elle autorise cependant l’usage de toute langue « minoritaire », mais majoritaire à l’échelle locale, dans tout ce qui compte dans la vie (culture, administration, commerce, etc.). L’ukrainien n’est obligatoire que pour les annonces officielles, comme les dénominations des instances publiques, et les désignations des marchandises produites en Ukraine, et il est favorisé dans l’enseignement.

Une statue de Bandera en Ukraine

En 2014, Maidan rompt cet équilibre précaire, et les vainqueurs entendent bien régler leurs comptes avec l’ancienne langue dominante. Le Président Porochenko, un autre oligarque, en fait un de ses objectifs principaux. Le gouvernement renversé par Maidan avait fait adopter en 2012 une « loi ukrainienne sur la politique linguistique de l’état », en conformité avec la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, permettant l’emploi à égalité avec la langue officielle (l’ukrainien) de deux ou de plusieurs langues régionales ou minoritaires dans une région donnée.
En 2019, retour brutal du balancier, et promulgation à Kiev d’une nouvelle « Loi sur la langue », qui change complètement la donne. La langue ukrainienne est « la seule langue officielle en Ukraine » (article 1). La logique de cette loi est lourdement répressive : elle interdit toute tentative d’introduire un multilinguisme, elle réprime « l’humiliation publique » ou « l’outrage à la langue ukrainienne », ainsi que l’introduction d’erreurs délibérées de la langue ukrainienne dans les documents et les textes officiels. Les autorités de l’État et les collectivités locales, tout comme les entreprises, ne peuvent s’exprimer qu’en ukrainien, qui devient la seule langue de communication interethnique (20).
La seule exception concerne la Crimée, où, en plus de l’ukrainien, la langue tatare de Crimée est autorisée en tant que langue du peuple autochtone ukrainien – mais pas le russe, langue largement majoritaire en Crimée. Avec des amendes pas piquées des vers pour les contrevenants, voire des peines d’emprisonnement pour les fonctionnaires qui seraient accusés de vouloir introduire le multilinguisme en Ukraine.

Ce fanatisme linguistique a percolé dans le jeu politique, dégradant brutalement l’image de parfait démocrate qui nimbe Zelenski. Début février 2021, les trois premières chaînes de télévision d’opposition – NewsOne, Zik et 112 Ukraine – ont été fermées. Une autre chaîne d’opposition, Nash, a été interdite au début de 2022, avant le début de la guerre. Après le déclenchement du conflit, en mars, des dizaines de journalistes indépendants, de blogueurs et d’analystes ont été arrêtés ; la plupart d’entre eux défendent des opinions de gauche (21).
Mon esprit retors me souffle une question – certainement impertinente : comment réagiraient les Wallons si un gouvernement belge désireux d’en finir une fois pour toutes avec les séquelles de la domination passée du français en Belgique leur en interdisait l’usage ? Le rattachisme en ferait évidemment son miel, et je craindrais le pire pour la Belgique et ses frontières actuelles.
Nul besoin d’invoquer le rôle des service secrets russes pour comprendre les succès des autonomistes de Crimée et des républiques de l’Est ukrainien, traduits en majorités lors de référendums. Avant l’opération spéciale de Poutine, qui a sans aucun doute causé des renversements de point de vue…

Les droits des travailleurs

On peut aussi parler du droit du travail. Voici ce qu’en dit un communiqué de la CGT française, daté du 11 juillet 2022 (22).
Alors que la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine apporte chaque jour son lot de tué.es, de blessé.es et de destructions, le parlement ukrainien, à majorité ultra libérale, persiste à défaire les garanties individuelles et collectives des travailleuses et des travailleurs. La première tentative de réforme ultra libérale du code du Travail a été lancée à la fin de l’année 2019. Cette réforme devait conduire l’Ukraine à dénoncer 37 conventions de l’OIT (dont 6 fondamentales) sur les 71 que le pays avait ratifiées. Elle a été stoppée dès l’hiver 2020 par la mobilisation des travailleuses et des travailleurs ukrainiens, de leurs syndicats – la FPU et la KVPU, par la solidarité du mouvement syndical international et européen ainsi que par la mission conjointe de la CSI et de la CES à Kyiv. Les parlementaires ont alors changé de tactique en essayant de défaire le code du Travail, en multipliant des projets de loi.
Un de ces textes, la proposition de loi 5371, est actuellement à l’étude à la Rada, le Parlement ukrainien. Si ce texte venait à être adopté, les trois quarts des travailleuses et des travailleurs ukrainiens se retrouveraient exclu.es de la protection du code du Travail.
Cette démarche des autorités ukrainiennes est révoltante tant sur le fond que sur la forme car, depuis le mois de mars, une autre loi, censée réguler les relations de travail et les libertés syndicales durant la période de guerre, interdit toute action collective dans la rue ou sur les lieux de travail. Par ailleurs, le comité de la Rada, chargé de suivre le processus d’intégration européenne de l’Ukraine, a déclaré ce projet de loi non conforme au droit de l’Union européenne et aux obligations de l’Ukraine, dans le cadre de l’accord d’association”.
La loi 5371 a été ratifiée par le Président Zelensky en date du 23 août 2022. On juge un arbre à ses fruits, et une révolution à ses résultats. Répression linguistique d’un côté, destruction du droit du travail de l’autre en passant par la censure de journalistes et de chaînes TV, la floraison annoncée sent le moisi !

Un héros néo-nazi

Enfin, et même si les symboles ne suffisent pas pour appréhender la nature d’un régime, leur choix n’est jamais gratuit. L’OUN, qui avait juré loyauté au 3e Reich et qui avait créé la légion ukrainienne qui combattit aux côtés de la Wehrmacht, a été entièrement réhabilitée. C’est pourtant cette organisation qui avait mis en œuvre le « génocide par balles », dont on estime qu’il a fait un million de victimes, Juifs et Polonais.
Les dirigeants de l’OUN, Bandera, Choukhevitch, Stesko sont aujourd’hui statufiés en Ukraine, et des rues et des boulevards portent leur nom. L’Institut de la Mémoire Nationale, dirigé par un authentique fasciste, récrit l’histoire pour cimenter l’union sacrée au profit de la mobilisation nationale.
Tout récemment, un « héros » tombé dans les combats de Bakhmout a fait l’objet de funérailles nationales (Le Soir du 10 mars 2023), en présence du Président Zelensky et de la Première ministre finlandaise Sanna Marin.
Il s’agit de Dmytro « Da Vinci » Kotsiubailo, un volontaire de 27 ans qui dirigeait un bataillon appelé les Da Vinci Wolves (Les Loups de De Vinci). Il avait reçu en décembre 21 la médaille de héros de l’Ukraine. Dmytro Kotsiubailo était avant tout un leader de la milice d’extrême-droite « Pravyi Sektor », une des organisations à la base de Maidan, puis de la guerre contre les russophones de l’Est du pays, à partir de 2014.

« Pravyi Sektor » (secteur « droit » ou « droite », le terme et polysémique), mené par Dmitro Yarosh, devenu « le commandant de Maïdan », d’un grand professionnalisme, a coordonné les actions de divers groupes d’extrême droite, dont les milices ultranationalistes d’UNA-UNSO déjà présents sur des fronts de guerre en Tchétchénie, en Abkhazie, en Transnistrie, ou encore les bandes de « Patriot Ukrainy », authentiques nazis (23).
On trouve les pires horreurs sur le site VK (le facebook local) de Pravyi Sektor. Par exemple, des félicitations aux milices qui ont brûlé vif 42 personnes dans la maison des Syndicats d’Odessa, pendant les événements sanglants du Maidan (« la revanche… Pour ceux qui ont été tués dans la maison des syndicats à Kiev. Les Odessites, bravo ! »).
Ou le délicieux texte suivant : « A propos, aujourd’hui, c’est la fête des mères – pas une fête de toutes les prostituées, à l’instar du 8 mars, mais précisément des mères. Souvenons-nous que la saine moralité d’une Femme, c’est le gage de la santé morale et physique de toute la Nation. » Contrairement aux écosocialistes féministes, Pravyi Sektor participe au gouvernement ukrainien. On a les héros qu’on peut.

Le mouvement de la paix est indispensable

La place Maïdan en 2014

On aura compris que la défense d’une révolution sociale en cours relève du fantasme à mes yeux.
Il n’y a pas de révolution à défendre, mais bien une guerre à laquelle il faut mettre fin. La surenchère dans le nationalisme ukrainien dont font preuve certains de nos responsables politiques est aussi ridicule que toxique, comme à Woluwe, où l’école de musique a répudié son ancien nom, Tchaikovsky – horreur, un Russe ! – pour devenir BRIMA (Brussels International Music Academy), titre plus élégant et plus moderne. L’exact contraire de ce que faisaient Einstein et Langevin dans les années 20, en renouant des liens internationaux.
L’exception de 1939 n’a pas lieu d’être, et le cap est fixé depuis longtemps, par exemple dans cette lettre de Engels à Bebel du 22 décembre 1882, qui anticipait juillet 1914 :
Je tiendrais une guerre européenne pour un malheur ; ce serait cette fois terriblement sérieux; le chauvinisme serait déchaîné pour des années, car chaque peuple lutterait pour son existence. Tout le travail des révolutionnaires en Russie qui sont à la veille d’une victoire serait vain, anéanti, notre parti en Allemagne serait, dans l’immédiat, submergé par le flot du chauvinisme et détruit ; il en serait tout à fait de même pour la France.

Pierre Galand tient le bon bout dans son appel à une grande mobilisation pour la paix (24) :
« Ce qui me semble le plus tragique en ces circonstances, c’est d’être confronté à une classe politique incapable de prendre acte des risques pour la paix mondiale et de n’y répondre que par l’accélération insensée des budgets militaires menant à la guerre et à la terreur. Il y a urgence. Les citoyens, les mouvements sociaux, les syndicats doivent se mobiliser pour faire comprendre aux responsables politiques l’urgence de secourir et d’accueillir toutes les victimes de ces conflits et désastres environnementaux. » Le mouvement pour la paix est plus indispensable que jamais !

Pierre Gillis (avec l’aimable autorisation de l’auteur)

(1) Albert Einstein, Comment je vois le Monde, Paris, éd. Flammarion, 1934, p. 8.
(2) Voir André Langevin, Paul Langevin, mon père, Paris, Les Editeurs Français Réunis, 1971, p. 77.
(3) André Langevin, op. cit., pp.82-83.
(4) Ibid., p. 89.
(5) https://fr.wikipedia.org/wiki/Lettre_Einstein-Szil%C3%A1rd
(6) http://virtor.bar.admin.ch/pdf/ausstellung_einstein_fr/der_pazifist/A-Bomb_Regrets.pdf
(7) Wikipedia, le sac de Dinant, https://fr.wikipedia.org/wiki/Sac_de_Dinant_(1914)#:~:text=Le%20sac%20de%20Dinant%20ou,durant%20la%20Premi%C3%A8re%20Guerre%20mondiale.
(8) https://fr.wikipedia.org/wiki/Incendie_de_la_biblioth%C3%A8que_de_l%27universit%C3%A9_catholique_de_Louvain_en_1914#R%C3%A9f%C3%A9rences
(9) Nicoletta Gullace, The Blood of Our Sons : Men, Women, and the Renegotiation of British Citizenship during the Great War, Palgrave Macmillan, 2002 (ISBN 978-0-312-29446-5, lire en ligne [archive]).
(10) Georges Spriet et Claude Renard, « Octobre 1917 et le mouvement ouvrier belge », 22 décembre 2017 https://lavamedia.be/fr/octobre-1917-et-le-mouvement-ouvrier-belge/
(11) Emmanuel Todd, Entretien avec Alexandre Devecchio, « La Troisième Guerre mondiale a déjà commencé », Le Soir, samedi 21 et dimanche 22 janvier 2023, pp. 4-5.
(12) En effet : en une nuit, celle du 13 au 14 février 1945, la ville de Dresde a encaissé 7000 tonnes de bombes incendiaires, la laissant en cendres, et 35 000 personnes y ont perdu la vie. Il n’y a pas qu’Hiroshima et Nagasaki. Voir https://www.herodote.net/14_fevrier_1945-evenement-19450214.php#:~:text=Au%20total%2C%20en%20quinze%20heures,25%20000%20ont%20%C3%A9t%C3%A9%20identifi%C3%A9es.
(13) A preuve, le fait que les accords de Minsk, dont le respect aurait pu éviter la guerre, et qui font aujourd’hui l’objet d’un bashing systématique de la part des jusqu’au-boutistes, ont été négociés sous les auspices de la France et de l’Allemagne.
(14) Voir l’article complet de Seymour Hersh sur le site d’Investigaction : https://www.investigaction.net/fr/comment-les-etats-unis-ont-mis-hors-service-le-gazoduc-nord-stream/
(15) Fiona Hill et Angela Stent, Foreign Affairs, https://www.foreignaffairs.com/russian-federation/world-putin-wants-fiona-hill-angela-stent.According to multiple former senior U.S. officials we spoke with, in April 2022, Russian and Ukrainian negotiators appeared to have tentatively agreed on the outlines of a negotiated interim settlement: Russia would withdraw to its position on February 23, when it controlled part of the Donbas region and all of Crimea, and in exchange, Ukraine would promise not to seek NATO membership and instead receive security guarantees from a number of countries.
(16) Vishay Prashad, Lava, 17 novembre 2022, https://lavamedia.be/fr/loccident-doit-cesser-de-bloquer-les-negociations-entre-lukraine-et-la-russie/
(17) Loi de Godwin sur les analogies nazies : plus une discussion Usenet dure, plus la probabilité d’y voir une comparaison impliquant les nazis ou Hitler tend vers 1 (Wikipedia)
(18) https://www.levif.be/opinions/cartes-blanches/ce-que-la-guerre-a-revele-sur-la-nature-des-societes-ukrainienne-et-russe/
(19) Natalya Shevchenko, « L’histoire du bilinguisme en Ukraine et son rôle dans la crise politique d’aujourd’hui », Cahiers Sens public 2014/1-2 (n° 17-18), pp. 203 à 225, consultable sur https://www.cairn.info/revue-cahiers-sens-public-2014-1-page-203.htm
(20) Texte de la loi et analyse consultables sur le site https://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/ukraine-3valorisation-ukrainien.htm#5._La_Loi_sur_la_langue_de_2019
(21) Interview d’Olga Baysha, philosophe de l’Université du Colorado, sur Investigaction, https://www.investigaction.net/fr/repression-censure-neoliberalisme-a-la-pinochet-la-face-cachee-de-zelensky/
(22) https://www.cgt.fr/comm-de-presse/non-la-casse-du-code-du-travail-en-ukraine
(23) Témoignage inédit de Jean-Marie Chauvier.
(24) Pierre Galand, Stop War, Entre les lignes, 29 avril 2022 https://www.entreleslignes.be/le-cercle/pierre-galand/stop-war

2 Commentaires
  • Guy Leboutte
    Publié à 22:39h, 25 mars

    Bonjour,

    L’historique fait dans ce billet du pacifisme à travers le XXe siècle et des rôles joués par les grands scientifiques est bien intéressant.

    Cependant, je tique sur la présentation des événements militaires au Donbass à partir de 2014, où les 14.000 morts généralement reconnus sont attribués en exclusivité à l’Ukraine, aucune mention n’étant faite des guerriers en uniforme sans aucun signe de grade ou de pays, leurs armes et leurs blindés, qui ont été longuement observés dans la région.

    Dans l’article est aussi ignoré le fait massif que de larges pans de la population russophone (beaucoup de gens en Ukraine sont bilingues russe-ukrainien) se reconnaissent comme ukrainiens de plus en plus, à l’instar de l’écrivain ukrainien en langue russe Andrei Kourkov, auteur du “Pingouin” et du récent “L’Oeil de Kiev”, qui dit « Je suis un Russe ethnique, je suis devenu un Ukrainien politique ».

    Nous n’avions pas beaucoup de mal à critiquer la guerre américaine au Vietnam, quand un seul impérialisme se trouvait actif sur terre. Je ne me souviens pas que le mouvement pacifiste ait demandé aux résistants vietnamiens, « la paix, la paix, la paix ».
    Mais aujourd’hui, nous avons à penser qu’il y a deux impérialismes, avec un troisième déjà bien en route, celui de la Chine qui produit chaque année plus de navires de guerre que n’en dispose le Royaume-Uni.
    Nos neurones chauffent, il faut repenser les vieux schémas : bienvenue dans un monde multipolaire, camarades.
    Aujourd’hui, un de ces trois impérialismes a une doctrine génocidaire officielle, et le troisième une politique de type génocidaire en actes au Tibet et au Xinjiang.

    Les gauches se caractérisent très généralement par des fidélités absurdes et rigides, où l’on a vu la cécité persistante des partis et des militants communistes en Occident face aux violences anti-populaires de l’Union soviétique qui étaient pourtant patentes depuis bien longtemps. Certains n’ont déchiré leur carte du parti qu’après Berlin 1953 (quand Bertolt Brecht a ironisé que puisque le peuple se trompait, il fallait le dissoudre), d’autres ont dû attendre les chars soviétiques à Budapest en 1956, d’autres encore ceux de Prague 1968, il y a eu la Pologne, et trop de gens ont continué à se revendiquer « communistes ».

    Pendant des décennies, Moscou a organisé à grands frais des festivités internationales pour “LA paix”, la paix essentialisée qui plane dans l’éther des concepts, instrumentalisant jusqu’à la nausée le souvenir terrible de la Grande guerre patriotique, et Poutine continue sur ce fond de commerce. Ce passé à la fois réel et fantasmé, parfois mensonger (1), est un formidable outil de coercition et de manipulation de la population russe. Beaucoup de nos pacifistes au-dessus de tout soupçon ont bien biberonné (mentalement) à ces festivités « anti-guerre » de Moscou, et il me semble qu’ils ne sont pas rares ceux qui parmi eux en conservent un attachement déraisonnable au régime russe quel qu’il soit.

    Pour les deux manifestationss de soutien à l’Ukraine le même week-end à Bruxelles, celle des pacifistes demandant la paix plus ou moins inconditionnellement ne comptait pas un seul Ukrainien. Voir Henri Goldman, https://leblogcosmopolite.mystrikingly.com/blog/l-ukraine-la-gauche-la-honte
    …Et je trouve assez drôle l’humour involontaire de l’expression “les manifestants pacifistes du dimanche”, que je serais porté à prendre à la lettre. Ces gens-là ont-ils une appréciation positive de l’abstention des démocraties libérales pendant la guerre d’Espagne, quand Hitler et Mussolini armaient Franco ? (Et quand par ailleurs certains jours les communistes espagnols tuaient plus d’anarchistes et de trotskystes que de franquistes.)

    Il ne m’avait pas échappé que Zelesnky est un homme de la droite dure, plutôt insensible à la souffrance sociale, qui promulguait encore une loi facilitant le licenciement des salariés quelques mois après le déclenchement de l’opération spéciale de Poutine. C’est un ami de l’argent et des riches, dans un pays où le salaire minimum officiel s’élève à 212 euros, mais s’observe en réalité à partir de 76 euros, le salaire moyen étant à 295. ( Maçon 233, dentiste et médecin 1,000, ingénieur 400-500, serveur chez McDo 138, serveur dans un hôtel 184, infirmière 420, prof 300-350, etc – https://duckduckgo.com/?t=ffab&q=salaire+minimum+en+ukraine&atb=v354-1&ia=web )

    Henri Goldmann cité plus haut termine son article en alertant ses amis de gauche sur l’influence que leur conduite d’aujourd’hui leur vaudra, ou ne leur vaudra pas, lorsque la question sociale se posera en Ukraine après la guerre, qui aura de toute façon une fin. Je suis absolument d’accord avec sa position de principe, que le droit à l’autodétermination des peuples est inaliénable.
    S’il survit, et son pays aussi, Zelensky sera alors une icône intouchable en situation d’imposer le sale boulot néolibéral dans son pays. (2)
    À ce moment-là, les gars et les filles, ceux et celles qui auront prôné une recherche de la paix en Ukraine sans conditions, seront inaudibles et contreproductifs en Ukraine, qui aura bien besoin d’une solidarité internationale d’un autre type, populaire et offensive contre les puissances d’argent.

    PS, déclaration d’intérêt :
    Je suis fils de militaire, j’ai fait mon service militaire, puis je me suis fait reconnaître comme objecteur de conscience par l’État belge. J’ai étudié l’économie à l’ULg. Je me considère comme un antimilitariste « dans la masse », et je partage largement la citation d’Einstein sur le cerveau et le bulbe rachidien des militaires, mais je ne le dirais pas comme lui.
    Je tiens un blog intermittent depuis 2005, https://condrozbelge.com/ .

    (1) Des unités spéciales (il y en a et il y en a eu de toutes sortes en Russie, sous le nom générique de « spetsnaz » ), étaient chargées d’avancer derrière les lignes russes et d’exécuter les soldats qui s’arrêtaient ou reculaient, une pratique encore en usage chez Wagner. L’Armée rouge en 1939-45 a marché sur un véritable tapis de ses propres cadavres. Source quelque part sur le blog de Michel Goya, colonel français retraité, docteur en histoire et auteur.

    (2) La guerre avait donné en son temps cette réputation hors norme à de Gaulle, militaire, chrétien et de droite, qui n’aimait pas les partis politiques et sans doute n’aimait pas la politique, tout simplement. Cette réputation et son aura lui ont permis de faire écrire sur mesure la constitution de la Cinquième république, qui montre aujourd’hui toutes ses potentialités d’autoritarisme, d’exercice solitaire du pouvoir, et d’injustice.

  • Camille Matthys
    Publié à 12:15h, 23 mars

    Merci pour ce long article d’éclaircissements !

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