ENCRAGE MARTIAL POÉTIQUE par Érik Rydberg

Poésie: féminin. Alexandra, Tove, Christine, Lena, idem. Des abeilles travailleuses indomptables, comme la poésie, au féminin. Lectures du mois de mars: mars, c’est la foudre: féminin.

1. Christine de Pizan (1365-1430 environ), Cent ballades d’amour et de dame, composé entre 1403 et 1405, éd. poche Nrf Gallimard/Poésie de 2022, édition bilingue avec une version en français modernisé en regard du texte du 15e naissant, 336 pages, 11,10 euros, impression Novoprint (Espagne). Passéiste, la lecture d’une dame d’il y a près de 600 ans? Négatif, mon adjudant! Primo, on y découvre à quel point notre parler d’académie a été normalisé, pour ne pas dire bureaucratisé: chez Christine, l’orthographe a la sauvagerie de la vie insoumise – à l’école, aujourd’hui, elle aurait zéro. Pour écrire “visage”, elle met tantôt viayre, tantôt vis, et même visage! Secundo, il y a les curiosités culturelles pour ne pas dire religieuses, car pourquoi nommer le bonhomme là-haut indifféremment Dieu ou Dieux? sans

Un tableau d’Edouard Manet

parler des jolis mots venant entourer le “dieu de l’Amour” venu jouer les vedettes américaines. Tertio, c’est l’éclairage linguistique très instructif sur l’évolution des structures sociales: ainsi, ce que la version modernisée désigne comme les “experts” (fonction évidemment inconnue au 15e siècle et, comme on sait, de prestige managérial très récent) sont nommés les “ouvriers” chez Christine (“aux ouvriers je m’en raporte”), voilà qui laisse rêveur, sur la question de la classe ouvrière notamment… Enfin, et surtout, il y a la beauté de la langue, par exemple cette plainte de la femme qui se sent trahie: “Seullecte, a part, de tristece garnie”, ou à l’inverse “De joye mon cuer sautelle” (mon cœur sautille) et “belle, entr’acolons nous” (enlaçons-nous) mais encore ce “yrons jouer sur l’erbette” (sur l’herbe). Un mot de “l’histoire” tout de même: il s’agit d’un dialogue par cent courts poèmes entre – modernisons! – un dragueur et une midinette qui tient à son “onneur”: d’abord séduction, puis peu à peu Grand Amour partagé, puis doutes de la belle sur la sincérité des sentiments du “lover boy” et enfin rideau sur la pauvrette en agonie d’amour trompé. Ah mais! c’est que pour sûr: “tout homme y ment”. Une féministe avant l’heure, Christine de Pizan, dont l’œuvre (quelque trente ouvrages) célèbre “la place éminente des femmes dans tous les domaines” comme note l’éditrice Jacqueline Cerquiglini-Toulet responsable du bel appareil critique accompagnant ces balades (avec un “l” chez Christine, encore un zéro à la dictée!). À placer dans la bibliothèque parmi les livres à relire régulièrement.

2. Eugène Guillevic (1907-1997), Proses ou Boire dans le secret des grottes, 1935-1997, nrf Gallimard 2023, 110 pages, 16 euros, impression Floch (Mayenne). Guillevic, rappelons d’abord, un communiste, comme les deux Prix Nobel Neruda et Dario Fo, ce qui nous met en bonne compagnie.
De mémoire, c’est chez Badiou (autre communiste, à croire qu’ils pullulent là où la pensée vole haut!) que Guillevic s’est manifesté paré de lauriers. Ici, c’est du posthume, réuni par son épouse, une série de onze proses entre 1935 et 1943, où, pensée pour moi inédite, il avance l’idée de la très grande solitude de Dieu qu’on voit se demander “si un autre Dieu, un jour, ne viendra pas le chercher” pour jouer ensemble un peu, ceci suivi de quelques textes 1990-93 sur son grand ami et poète Jean Follain, dont il évoque ce souhait assez rare, exprimé en apprenant la mort prochaine d’une connaissance: “Moi, je veux une agonie.” Logique, un poète ne veut fermer les yeux sur rien. Il y a enfin, rédigé à l’usage d’étudiants nord-américains désireux d’apprendre et parfaire leur français, ce délicieux Exercice de conversation dont Guillevic résume ainsi le maître principe: “Pourquoi dire: «Le soleil se couche», si on veut communiquer: «Une oie est blanche»?.
Follain. Le monde de l’écrit et de ses petits vaisseaux en papier est une ronde sur le modèle de l’ours-qui-a-vu-l’ours-qui-a-vu-l’ours: cette fois, chaperonné par Guillevic, c’est Follain qui entre en ligne de mire, poète décrit comme pudique, discret, mélancolique, réservé – au point d’abandonner à la publication posthume des poèmes “d’un érotisme obsédant”. Mais il a aussi, aussitôt commandé, rédigé un Petit glossaire de l’argot ecclésiastique. Ça promet…

3. Aragon (1897-1982), Persécuté persécuteur, 1931, rééd. Nrf Gallimard 2022, 81 pages, 13 euros, impression Floch (Mayenne). On demeure résolument dans la poésie. De celle-ci, l’édition présente de 2022 indique aimablement qu’elle a été publiée en premier lieu aux Éditions surréalistes en 1931 et, ensuite, en 1975 au tome V des Œuvres poétiques d’Aragon au Livre Club Diderot, ajoutant moins aimablement qu’en existe une édition annotée au volume I de la Pléiade. Là, on est bien avancé! Merci encore! Le ou la quidam.e qui n’en a absolument rien à cirer enverra peut-être ses cellules grises au charbon pour s’interroger: 1931, c’est pas un peu vieux, ça, j’étais même pas né. Et vrai qu’on trouve en face de soi, grandeur nature, un Aragon un peu daté. Ambiance garantie, cependant. Ici, Aragon lance un “Camarades / descendez les flics”, plus loin, il “appelle la Terreur du fond du cœur” en enchaînant sur la nécessité d’un Guépéou en France et en s’essayant à des comptines guillerettes: “Vive le Guépéou contre le pape et les poux”, etc. Pour beaucoup, voilà qui a allure de curiosité. Voire de charabia illisible: ainsi, le GPU (Guépéou) n’est pas, comme googlé par le/la quidam.e de service, une “Graphics Processing Unit”, mais l’acronyme de la police politique de l’ex-Union soviétique, bien connue sous son premier nom de Tchéka, d’un lyrisme poétique supérieur au successeur, à mon humble avis. Mais les goûts, c’est bien connu, ça ne se discute pas. Les goûts, les couleurs et, encore moins, la poésie.

4. Henri Heine (1797-1856), Les poésies d’amour (sélection hélas non datée), éd. bilingue Circé, 2023, 138 pages, 13 euros, choix et trad. Laurent Cassagnau, impression UE sans autre précision. Comme rappelle la postface, Heine se définissait comme un “romantique défroqué” aimant fréquenter les “grisettes” – il était aussi, comme cette édition passe sous silence, grand ami de Marx et affligé de maux cruels le clouant au lit les dernières années de sa vie – ce qui transparaît dans les vers ultimes du volume: “Vraiment, nous formons tous deux / Une drôle de paire, / La chérie est faible sur ses jambes, / L’amant lui-même est grabataire.” L’autoportrait, d’un lyrisme ironique fait de détachement quasi clinique réverbère évidemment mieux en allemand (Wahrhaftig, wir beiden bilden / Ein kurioses Paar, / Die Liebe ist schwach auf den Beinen, / Der Liebhaber lahm sogar.) Ce sont des vers de toute beauté, musicale et picturale, comparable à la puissance contenue jusqu’au millimètre précédant le climax chez les Rolling Stones – ce n’est pas par hasard comme indique encore la postface que quelque 650 de ses poèmes ont été mis 7.000 fois en musique et se sont retrouvés chez Schubert, Brahms, Mendelssohn, Wagner, Liszt ou Tchaïkovski. Heine, un ami qu’on peut emporter au bistrot quand on se sent aimé par la solitude.

5. Philippe Jaccottet (1925-2021), Rilke, 1970, rééd. poche Points Seuil, 2022, 180 pages, 8,60 euros, impression Normandie Roto. Jaccottet peut être considéré comme un poète charmant, c’est l’avis d’une amie, et Rilke figurer au firmament de tout ado attardé qui s’assume, la combinaison n’est guère heureuse. Disons sans fard: les exégèses, j’aurais tendance à changer de trottoir avec la même rapidité que provoque nuitamment la rencontre de trois grand Albanais baraqués portant lunettes de soleil et sombrero patibulaire. La même rapidité: moi, c’est page 44 que j’ai renoncé à poursuivre la lecture du pensum, soit quand par trois fois je me heurte à des “il faut comprendre qu’il” etc., “Il faut comprendre que ce qui est chez lui” etc. et “c’est qu’il espère, c’est qu’il veut manifester dans le poème” etc. Dieu que cela est barbant! et plausiblement improbable et vice versa.

6. Alexandra Kollontaï (1872-1952), L’amour libre (titre de l’éditeur pour ces quatre nouvelles), éd. les Prouesses, 2022, 139 pages, 16 euros, impression Gibert Clarey (Chambray-lès-Tours). Ces nouvelles ont été publiées en 1923 par une des figures de proue du jeune pouvoir soviétique, amie de Lénine, brièvement ministre (commissaire) avant d’entamer une longue carrière diplomatique (parmi les premières femmes à accéder à ce rang en Europe). Ce sont des mises en scène sous forme de “tranches de vie”, plutôt bien troussées, à vocation pédagogique, venant illustrer les obstacles à l’émancipation des femmes, et leur dépassement. Si leur forme est celle du roman court, c’est d’expérience que la Kollontaï parle, choses vues, entendues, confrontées. Leur réédition aujourd’hui par cette petite enseigne féministe s’accompagne d’un petit texte bienvenu produit au dixième anniversaire de la Révolution d’octobre, en 1927, dans lequel Kollontaï souligne tout ce que les conquêtes de la “femme nouvelle” doivent au grand élan libérateur soviétique – qu’on ne confondra évidemment pas avec les vapeurs “genrées” bourgeoises du moment: il s’agit bien ici, pour Kollontaï et ses sœurs d’armes de tourner la page du passé par une “volonté forte d’appartenir collectivement à une certaine classe“.
Nota bene: le titre original du recueil est L’amour des abeilles ouvrières, hymne si on veut à la femme émancipée par le travail, ce que l’édition française gomme plutôt.

7. Lena Nyman (1944-2011), Lena – Dagböcker och brev 1962-1974, éd. Ellerströms 2021, 440 pages, environ 25 euros, impression Nørhaven Paperback (Viborg). Inaccessible au lecteur non scandinave, il s’agit donc des journaux tenus 1962-74 par l’actrice suédoise dont les films ont fait scandale en Europe: 491 (1964) et Je suis curieuse, jaune et bleu (1967) du réalisateur Vilgot Sjöman, le premier frappé d’interdiction totale en Suède avant charcutage des scènes les plus indécentes, le diptyque suivant surfant sur la vague de libération sexuelle “made in Sweden”. D’un bref sondage de bistrot, il ressort que personne ne s’en souvient, comme quoi, l’écume des jours… Ce qui frappe dans ces annotations quasi quotidiennes, c’est l’étonnante maturité de la jeune femme de 18, 19 puis 20 ans, elle lit énormément (un bouquin par jour, dont Platon, Shaw, Sartre), elle sait ce qu’elle veut et fait preuve d’une assurance peu commune vis-à-vis des hommes, sexuellement, intellectuellement et sentimentalement. Vrai qu’à la longue, quand on a lu vingt fois qu’elle s’est lavé les cheveux, vingt fois qu’elle a réussi à perdre deux kilos ou vingt fois qu’elle a encore fois un peu trop bu, ça lasse et on passe à la diagonale. Un peu amoureux d’elle, j’ai des excuses. Mortes, les belles deviennent irrésistibles.

8. Paul Graves (âge, sexe et orientation politique inconnus), Tove Jansson, 2022, Thames and Hudson, 112 pages, 26,95 euros, impression C & C Offset Printing (Chine). C’est une recension dans le TLS (17 mars) qui m’a rappelé à l’ordre car j’avais déjà rangé cette belle monographie sur l’autrice suédo-finlandaise la plus traduite au monde. La poésie et philosophie de vie féerique créée autour des trolls Moumines (objet d’un “merchandising” d’enfer) a domicile dans le voisinage immédiat des Sempé, Saint-Ex, Schulz et Franquin. Comme la recension l’indique point trop charitablement, on peut sans problème s’abstenir de lire le “narratif” de Graves, car cet album, de beau format et bien relié sous forte couverture, est riche de 106 illustrations qui montrent à eux seuls (ainsi qu’aux non anglophones) l’ampleur des talents de Tove Jansson, peintre, sculptrice, illustratrice, romancière en plus d’être, pour la joie des petits comme des grands, créatrice d’un univers “mouminesque” à nul autre comparable. On salue bien bas.
Nota bene: il y a avalanche de sites commerciaux sur Jansson et les Moumines: en voici un qui ne l’est pas, le texte suédois ne faisant pas obstacle à une très riche et charmante iconographie par définition polyglotte https://vilaser.se/tove-janssons-hem/

9. Günther Anders (1902-1992), La haine, 1985, éd. poche Riva ges 2022, 98 pages, 6,10 euros, trad. Philippe Ivernel, impression CPI Black Print (Barcelone, “low cost”). Pour bien faire, pour un peu contextualiser, il faudrait aller à la Bibliothèque royale consulter le livre collectif réunissant les vingt auteurs invités à plancher en 1985 sur le sujet (le concept, la notion, l’usage sociopolitique) de la haine. Dont ce mince volume (66 pages hors intro un tantinet hagiographique) est donc extrait. La contribution de notre philosophe, si elle n’évite pas les clichés du Café du Commerce et investit le terme passablement fétichisé de haine d’une fonction sociologique disproportionnée, vaut néanmoins plus que le détour. Et notamment, thème cher à Anders, dans le cadre de la mécanisation-robotisation-bureaucratisation des sociétés du capitalisme sénile: car vrai, encore moins que le bombardier qui dévastait le Viêt-Nam, le petit matricule attelé à l’envoi de drones assassins 10.000 lieues plus loin n’est mû par une quelconque ardeur guerrière. C’est si on veut la haine “clean”, froide, dépassionnée, aussi virtuelle qu’un jeu vidéo. À un endroit, Anders note au sujet de notre “incapacité à haïr” que c’est très justement la “carence qui causera notre perte.” On n’en dira pas plus. Libre à chacun de méditer et commenter. C’est le genre de livre qui est fait pour cela.

ERIK RYDBERG (sur son blog, avec l’aimable autorisation de l’auteur)

günther anders

http://www.erikrydberg.net/

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