France : LE CIMETIÈRE DES ÉLÉPHANTS

Le naufrage du Titanic est généralement présenté comme une tragique illustration du destin, habillé en iceberg géant, aveugle et tueur. Un “imprévisible” accident naturel qui a renversé la plus haute et la plus moderne cathédrale flottante jamais façonnée par le génie humain. Réputé “insubmersible”, le fameux Titanic allait pourtant couler en quelques heures, lors de sa toute première traversée transatlantique.
C’est donc que sa conception même était profondément erronée.
Car enfin, des icebergs, il en flottait depuis des millénaires dans les eaux tumultueuses qu’il devait traverser. Et des bateaux itou. Pour tous les observateurs de l’époque, ce drame fut pourtant vécu comme une épouvantable “surprise”. Et si l’horrible cauchemar avait été annoncé, aucun passager ne serait certainement monté à bord.

LA SIXIÈME FRONTIÈRE FRANCHIE : LE CYCLE DE L’EAU

Or aujourd’hui, c’est le monde entier qui est devenu un immense Titanic. Qui dérive tranquillement vers son iceberg. Et cette fois-ci, tout le monde le sait. Tous les scientifiques le disent. Le sixième rapport du GIEC en précise même le calendrier, les effroyables conséquences et les possibles recours. Ce n’est plus de la politique fiction. C’est une certitude.
Au Pakistan et dans le centre de l’Inde, les thermomètres dépassent en ce moment les 50° – une température difficilement compatible avec la vie humaine. Même dans un pays tempéré comme la France, en ce début de mois de mai, dix départements sont déjà en alerte sécheresse. Les prochaines récoltes s’annoncent catastrophiques.
Nous venons en effet de franchir la sixième “ligne rouge” de notre écosystème épuisé (le bouleversement du cycle de l’eau) après en avoir déjà franchi la cinquième en février (la saturation de la planète par pollution chimique).
Il ne reste plus que trois “frontières” symboliques à franchir, avant l’inexorable glissade vers le néant, ce “monde d’après” que nous avons même du mal à pouvoir imaginer.
Mais les forces d’inertie du capitalisme et du productivisme sont telles que le paquebot continue inexorablement à dériver.
Et “tout le monde” continue à bavarder, à consommer et à produire, comme si de rien n’était, en costard et nœud pap’, ou en bleu de travail, au comptoir des salons d’apparat ou dans les coursives du troisième pont. Et l’orchestre continue à jouer.

LA CRISE CLIMATIQUE SE SUPERPOSE À TOUTES LES AUTRES

Tout le monde” ? Non. La jeunesse s’est massivement mobilisée “pour le climat. Mais elle ne dispose d’absolument aucun levier de pouvoir. Les écologistes ont joué leur rôle de lanceurs d’alerte, heureusement bientôt rejoints par une partie de la gauche. Mais ils sont soit dans l’opposition, soit dans des coalitions néolibérales qui restent fondamentalement scotchées au productivisme.
Or s’il y a bien une certitude, c’est que la “porte de sortie” de la “crise du climat” passera nécessairement par un programme de “rupture”, une “bifurcation écologique”, un renversement de paradigme, et l’abandon complet des anciens modèles économiques de production, de distribution et de consommation.
Qui en doute ? Personne ! Mais qui, jusqu’à présent, a concrètement mis en œuvre une alternative ? Personne ! Or en France, ce “programme de rupture” existe.
Car à cette crise climatique sont venus s’ajouter dans l’Hexagone : la crise sanitaire avec la COVID ; la crise de l’énergie avec l’explosion du prix des carburants ; la crise sociale avec les gilets jaunes, les fermetures d’usines et l’étranglement des services publics ; la crise démocratique avec 50% d’abstentions et une extrême-droite à 40% ; la crise migratoire (cinq millions de personnes déplacées pour seule la guerre en Ukraine !) ; en attendant la prochaine crise financière mondiale, qui devrait être elle aussi particulièrement gratinée. Et sans compter la guerre en Ukraine, qui va jusqu’à réveiller au cœur de Europe le spectre apocalyptique d’une guerre nucléaire.

LA NOUVELLE UNION POPULAIRE ÉCOLOGIQUE ET SOCIALE (NUPES)

François Hollande, l’éléphant en chef

C’est dans ce contexte explosif, étroit et anxiogène, qu’est née en France, après dix jours et dix nuits de négociations, une sorte de petit miracle politique.
Oui, malgré la réélection de Macron, malgré les 40% de Le Pen au second tour, malgré les vieilles vendettas corses qui déchirent encore parfois la gauche, une alliance politique a été signée entre les insoumis, les écologistes, les communistes, les socialistes et des militants de la société civile.
Boostée et cimentée par les 22% de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle, articulée autour du cœur du programme “l’Avenir en Commun”, elle dessine le carnet de route d’un véritable accord de gouvernement et de rupture. En tournant le dos aux vieilles “recettes libérales” qui ont engendré toutes ces catastrophes en chaîne.
Le nom de cet OVNI ? La “Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale” (Nupes).
A qui certains sondages promettent déjà, sinon la majorité, du moins une forte représentation dans le prochain Parlement français. Dans ce contexte compliqué, cet accord est donc déjà, en soi, une victoire absolument inespérée.
Or comment croyez-vous que cette alliance fut accueillie ?
Avec enthousiasme certes par le peuple de gauche, pour qui “l’union” a toujours été synonyme de ses plus belles conquêtes sociales.
Mais par des tirs de barrage nourris à l’intérieur même de ces partis, et par les éditoriaux indignés de ceux qui fabriquent l’opinion dans les grands médias. Si vous fréquentez un peu les plateaux télés, ce détail n’a pas pu vous échapper (7).

CHEZ LES VERTS : ENTRE ENTHOUSIASME, “STUPEUR” ET “ESCROQUERIE”

Julien Bayou (Les Verts)

Malgré la campagne plutôt “libérale” de Jadot, les Verts avaient été les premiers à signer l’alliance avec La France Insoumise. Mais c’est de ce camp-là aussi qu’est venu le coup le plus bas, dans une Tribune Libre du “Monde”, co-signée par Cohn-Bendit et José Bové. Ils y dénoncent carrément… “une escroquerie“!
Rien ne m’étonne plus de la part de “Dany-le-Rouge”, qui a depuis longtemps transformé son impertinence de jeune révolutionnaire en morgue de vieux bourgeois, avec toujours autant de suffisance, bien qu’il ait radicalement changé d’avis sur pratiquement tous les sujets.
Mais José Bové ! Celui qui nous avait appris la désobéissance civile en démontant les Mac Do et en fauchant les OGM, celui qui avait fait campagne pour le “non” aux côtés de Besancenot et Mélenchon… quelle mouche l’a donc piqué ?
C’est un ancien candidat des Verts à la présidentielle, Noël Mamère, qui lui a (vertement) répondu, en faisant part de “sa stupeur” et de “son effarement” (2).
Tout est dans son titre, qui manque un peu de légèreté, mais pas de clarté : “Les politiques radicales sont nécessaires à la lutte contre les inégalités sociales et environnementales”.
Saluant un programme “porteur d’espérance“, Noël Mamère souligne que la Nouvelle Union Populaire Ecologique et Sociale “propose enfin le logiciel espéré depuis l’injuste défaite de Lionel Jospin en 2002″. En résumé : cela fait vingt ans qu’il attendait cela ! Quant à la la Confédération Paysanne, où Bové avait fait ses premières armes, elle a collectivement décidé de soutenir le programme et les candidats de la Nouvelle Union Populaire. Est-ce Mélenchon ou José Bové qui s’est perdu en cours de route ? (6)

CHEZ LES SOCIALISTES : LA FRONDE HOLLANDAISE DES ÉLÉPHANTS

Olivier Faure (Parti Socialiste)

Mais c’est du côté des “éléphants” du Parti Socialiste que les tirs de mortier ont été les plus violents et les plus nombreux. À commencer par François Hollande lui-même, descendu de sa mobylette pour monter sur ses grands chevaux. Et pour cause.
Les accords de la Nouvelle Union Populaire dénoncent implicitement le bilan de son quinquennat, et demandent explicitement la suppression de la Loi El Khomri, qui avait été imposée par le gouvernement Valls à coups de 49-3 après cinq mois d’un conflit de haute intensité avec les syndicats.
Ah ! …François Hollande ! L’homme qui s’était fait élire en murmurant à l’oreille des électeurs “Mon ennemi, c’est la finance!“, avant de choisir, comme Ministre de l’Economie, un banquier d’affaires chez Rothschild ! …Vous savez bien, cet Emmanuel Macron, devenu depuis le chef de guerre incontesté de la droite libérale ! …Quel flair politique !
C’est cette ligne néo-libérale, qui a coupé le PS de ses racines populaires, et qui l’a fait passer, en dix ans, des 51,5 % de François Hollande en 2012 aux 1,7 % d’Anne Hidalgo en 2022. Qui dit mieux ? Pendant que, parti de rien, Mélenchon faisait symétriquement monter la gauche anti-libérale à 20%.
Comment pourraient-ils ne pas barrir d’indignation, les Valls, les Cambadélis, les Rebsamen, les Cazeneneuve, les Hidalgo, et même les Julien Dray, tous ceux qui ont accompagné cet effondrement, quand ils voient les nouveaux dirigeants socialistes signer un pacte de gouvernement avec leur ancien camarade (3) ?
N’est-ce pas leur propre naufrage qu’ils voient ainsi publiquement dénoncé et acté ?
Pendant que Valls, Guigoux, Rebsamen et tant d’autres dirigeants “hollandistes”, offrent déjà leurs services à la Macronie.
Oui, pour le PS français, cette campagne électorale est donc un intense moment de clarification politique.

CHEZ LES COMMUNISTES : LE COMPLEXE DE “LA VOLAILLE PLUMÉE”

Fabien Roussel (PCF)

Du côté du Parti Communiste, les choses ne sont pas évidentes non plus. Car on trouve au PCF des artisans de la première heure de l’alliance avec les insoumis, comme Marie-Georges Buffet, mais aussi quelques farouches opposants à la ligne “unitaire”. Sur les réseaux sociaux, c’est de ce côté-là que j’ai parfois lu les “posts” les plus virulents.
Parce que le PCF préexistait à la France Insoumise, avec quelques bastions historiques dans les banlieues rouges, les communistes ont parfois fait le complexe de la “volaille plumée”, en s’imaginant “plus forts” sans Mélenchon qu’avec lui.
C’est oublier un peu vite les 1,98 % du PCF aux présidentielles de 2007, avec Marie-Georges Buffet en tête de liste, comparés aux 11,1 % du Front de Gauche aux présidentielles de 2012, grâce à l’alliance avec le (petit) Parti de Gauche.
Quant à l’érosion du communisme municipal, il est vrai parfois spectaculaire, il me semble avoir d’autres causes, plus anciennes et plus profondes : l’effondrement de l’URSS, l’effritement sociologique de la classe ouvrière, la montée du Front National. Sans compter les responsabilités propres à la nouvelle direction du PCF.
Aussi, alors que le programme “l’Avenir en Commun” avait été rédigé en commun par la France Insoumise et le PCF, Fabien Roussel a été amené, pour “exister” médiatiquement comme candidat, à mettre en avant tout ce qui pouvait le distinguer de Mélenchon. Avec ses petites blagues sur le quinoa, il a ainsi pu passer pour le candidat privilégié du nucléaire, des chasseurs et des viandards, ce qui ne rend vraiment pas compte de la richesse militante et de l’expérience collective du PCF.
Je songe par exemple au maire communiste de Barjac, Edouard Chaulet, que j’ai eu la chance de croiser – car il aime aussi la chanson française. Autour de sa petite ville, il a initié des fermes et des maraîchages municipaux “bio”, pour ouvrir des cantines dans toutes les écoles et tous les services publics de sa ville, et pouvoir les fournir en produits frais, locaux et bios.
Une magnifique réussite populaire, dont le candidat Roussel aurait pu se prévaloir à la tribune, au lieu de s’en moquer.
Aussi, malgré sa proximité programmatique avec LFI, le PCF est  peut-être le maillon le plus faible de cette Nouvelle Union Populaire, parce qu’il me semble fragilisé par le ressentiment. J’espère me tromper. Mais il y a un peu d’Iznigoud chez Fabien Roussel, un côté “mauvais perdant” (4) (5). Alors qu’avec les Verts et les Socialistes, les relations sont plus pragmatiques : faire élire le plus de députés possible, autour d’un socle programmatique commun.

UN BOULEVERSEMENT INOUÏ OU UN RETOUR AU “CHACUN POUR SOI” ?

Que deviendra la Nouvelle Union Populaire Ecologique et Sociale après le 19 juin, et pourra-t-elle s’inscrire dans la durée ? Tout dépendra d’abord de ses résultats.
Pour le moment, la majorité des sondages placent les listes de la NUPES en tête du scrutin. Mais il est délicat de traduire cette “avance” fragile en nombre de députés.
D’autant que la campagne n’a même pas encore vraiment commencé.
Trop d’inconnues, trop de variables.
Si les listes de la NUPES sont victorieuses, c’est-à-dire majoritaires, elles pourront prétendre gouverner. Des liens nouveaux se tisseront alors obligatoirement entre les partenaires de cette nouvelle aventure. Pour la France, ce sera un bouleversement inouï. L’alliance “risque” dans ce cas de perdurer, au moins jusqu’à la prochaine législature.
Mais si la Nouvelle Union Populaire est rejetée dans l’opposition, certains seront certainement tentés de “reprendre leurs billes” à la première occasion. Tout dépendra alors de l’équilibre des forces entre les divers groupes parlementaires de la Nouvelle Union Populaire, et de la recomposition politique interne à chacune de ses parties.
Car la NUPES a été créée dans l’urgence, comme un chirurgien opère “à chaud” sur le champ de bataille.
Elle doit à présent percoler dans chacune de ses composantes, pour se cristalliser concrètement sur le terrain, dans les villes, dans les circonscriptions et dans les régions.
En ce sens, une chose est déjà sûre : les prochains congrès du PS, du PCF et des Verts seront particulièrement animés. Qui a dit que la politique était ennuyeuse ?

Claude Semal le 11 mai 2022.

Nota Bene : “Acrimed”, un site dont je vous recommande la lecture régulière, a recensé les réactions des éditocrates face à la naissance de la NUPES. C’est consternant de haine, de bêtise et d’ignorance, jusqu’à la nausée, mais cela remplit servilement sa fonction de “chiens de garde” du régime. Amplifiée ici par l’effet de meute… Si vous n’avez pas peur d’avoir les yeux qui saignent et les narines qui piquent, je vous en conseille vivement la lecture (7).

(1) Le Monde samedi 7 mai 2022
(2) Le Monde, jeudi 12 mai 2022.
(3) A l’exception notable de Martine Aubry, qui, du bout des lèvres, a déclaré respecter l’accord de la NUPES.
(4) Comme le fait de s’éclipser, à la convention de fondation de la NUPES, après avoir prononcé son propre discours… pour aller “assister à un mariage”. Ou de s’afficher dans la presse, pendant les négociations ardues de la NUPES… avec Patrick Sébastien. A chacun ses priorités, certes, mais le BBQ des “jours heureux” pouvait peut-être un peu attendre.
(5) https://www.parismatch.com/Actu/Politique/Fabien-Roussel-clame-son-amour-pour-Patrick-Sebastien-le-champion-des-humains-1802944
(6) https://linsoumission.fr/2022/05/10/confederation-paysanne-soutien/
(7) https://www.acrimed.org/Anatomie-d-une-campagne-mediatique-contre-la

 

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