Historique des conventions collectives « Théâtres francophones » (par Alexandre Von Sivers)

1947 – 2013 : il aura fallu 66 ans pour que soit signée, en Belgique, une convention collective rendue obligatoire par arrêté royal et définissant de véritables conditions de travail dans le secteur théâtral francophone.

La préhistoire

Mais avant l’histoire, il y a la préhistoire. La préhistoire commence en 1893. Le 16 avril est fondé le Syndicat des artistes musiciens de Bruxelles. Un second document date de 1909. Il s’intitule: “Protestation – Appel au Public”. Il émane des musiciens du Théâtre Royal de la Monnaie. Ils ont trois revendications : il faut
• assurer la stabilité de l’emploi grâce à la conclusion d’un contrat collectif ;
• être payé à partir de la 51ème répétition ;
• «empêcher les chefs d’orchestre d’employer le vocabulaire suivant: biesses, triples biesses, imbéciles, tas d’accessits, déchets de Conservatoire. »
Le Syndicat des musiciens s’est affilié à la Fédération belge du spectacle, fondé dans les années 30. Pendant la guerre, cette fédération a été mise sur la touche par l’occupant. Elle s’est recréée en 1945. A la fin des années 50 elle s’affilie à la FGTB dont elle devient une centrale autonome, avant d’intégrer le secteur des activités culturelles de la Centrale générale des services publics en 1971.

Des contrats-types ?

La véritable histoire des négociations de conditions de travail en commission paritaire date de 1947. Le 12 août, la Commission nationale paritaire est officiellement installée. Les délégations syndicales revendiquent un contrat collectif : un projet de contrat-type est déposé lors de la séance du 6 mars 1951. En 1962, les employeurs finissent par dire qu’une grande erreur est à la base de ces contrats types et qu’ils ne peuvent imaginer un contrat type applicable à tous les artistes. De plus, disent-ils, pas une ligne ne convient aux différents théâtres représentés et ces contrats types ne leur semblent même pas la peine d’être discutés.
On est en 1964. Les arguments ont changé. On ne parle plus de l’impossibilité de trouver des règles minimales valables pour tous, on fait appel à des arguments financiers et politiques. Jacques Huisman, le directeur du Théâtre national, dit : “Je ne suis pas un patron au sens marxiste du terme. Je dépends des pouvoirs publics.”

Une convention collective ?

1968. Se crée un groupe de travail chargé de mettre au point un projet de convention collective applicable aux théâtres dramatiques. Ce texte, jamais signé, classait les comédiens en trois plans correspondant à trois niveaux de rémunération. Ce projet ne concernait que les comédiens mais pas les administratifs ni les techniciens du théâtre. En plus il exigeait, dans chaque type de théâtre, un minimum de comédiens à l’année.
Le 5 mai 1970, les comédiens, dont Georges Randax, Eve du théâtre, professeur au Conservatoire de Liège, occupent le cabinet du Ministre de la Culture de l’époque, M. Parisis, qui reçoit les comédiens tout en trouvant inqualifiable l’occupation de son cabinet. Il déclare que pour rendre la convention applicable, il faudrait doubler le budget de la Culture.
Le 20 décembre 1974, l’Assemblée générale des travailleurs du spectacle CGSP donne mandat aux délégués qu’elle vient d’élire de commencer « une escalade d’actions pouvant aller jusqu’à la grève totale si ses revendications concernant la convention collective n’aboutissent pas et continuent de se heurter à l’inertie concertée de certains directeurs de théâtre et de représentants des pouvoirs publics »
Nous sommes en 1975. Des assemblées se tiennent Chez Georgette, un café de la place Simonis. André Debaar menait les débats. Les réunions se déroulaient le soir, le lundi, à 23 h 00. Le 4 mars 1975, les comédiens déposent un préavis de grève ; du 18 au 29 mars, la grève consiste à retarder d’un quart d’heure le début des spectacles : les comédiens informent le public et font signer des pétitions.

La « Table ronde »

L’agitation prend tellement d’ampleur que le Ministre Henri-François Van Aal délègue son chef de cabinet, Jean-Louis Luxen, pour organiser une Table ronde, réunissant travailleurs, employeurs et représentants des pouvoirs publics. La mission de cette Table ronde est de reprendre en charge les travaux de la Commission paritaire et d’arriver, avec la garantie des pouvoirs publics, à un accord sur l’application effective d’une convention collective.
Les directeurs de théâtre sont invités à communiquer l’état de l’emploi et des salaires dans leurs maisons respectives au cours de la saison 1974/1975. Il résulte des chiffres mis sur la table que, pendant la saison en question, le Théâtre National et les théâtres agréés (cinq à l’époque) n’occupaient à l’année que 15 % des comédiens. Le reste (85%) faisait partie d’une réserve de chômeurs dans laquelle on venait puiser selon les nécessités des différentes productions.
Le 20 octobre 1975 : installation de la Commission paritaire “rafraîchie”. Le texte de la convention collective est examiné, tous les articles sont approuvés, sauf (on s’en doutait) les articles à implication financière, qui sont renvoyés pour examen à un groupe de travail.

Le « jeu de la poire »

La suite fait irrésistiblement penser au “jeu de la poire” : un ministre et un directeur se renvoient une balle par-dessus la tête d’un troisième partenaire, plus petit, le travailleur.
LE MINISTRE – Les engagements seront toujours régis par le droit social et appellent la conclusion d’une convention collective. Nous facilitons l’amélioration du statut, mais le Ministère ne peut se substituer aux employeurs. (Réponse du Ministre Van Aal à la députée Madame Lucienne Mathieu-Mohin, lors du Conseil culturel du 7 novembre 1976.)
LE TRAVAILLEUR – …
LE DIRECTEUR – Pour que les employeurs puissent accepter les termes de la nouvelle convention collective, les charges financières supplémentaires dues à son application doivent être couvertes par un subside supplémentaire du Ministère de la culture française. (Intervention de Monsieur Jacques Huisman lors de la Commission paritaire du 31 janvier 1977.)
Or le chef de cabinet Jean-Louis Luxen, qui assistait aux réunions de la Commission paritaire entre le 4 mai 1976 et le 21 mars 1977, ne cessait de donner des garanties quant à l’octroi des subventions nécessaires à l’application de la convention.
Mais ici on assiste à un nouveau jeu, inspiré du “Dictateur” de Chaplin, la fameuse scène des spaghettis, quand Hitler et Mussolini se font des politesses.
LE CHEF DE CABINET – Signez d’abord!
LES DIRECTEURS – D’abord les sous!
Le 4 mai 1976, à l’appel de leurs syndicats, les travailleurs sont dans la rue Belliard, devant le Ministère de l’Emploi et du Travail, afin de soutenir leurs délégués ; cette manifestation s’accompagne (forcément…) d’un arrêt de travail d’une heure, de 14 h 30 à 15 h 30. A l’intérieur des bâtiments, sur les bancs patronaux, c’est l’indignation. Les patrons déclarent : « A l’instigation des organisations syndicales, certains comédiens ont quitté leur travail, ce 4 mai, sans autorisation et sans même prévenir les directions intéressées. Dans ces conditions, les membres de la délégation patronale considèrent que leur place est dans leur théâtre. Ils regrettent de ne pas pouvoir participer à la réunion paritaire » et quittent la séance. « Le Président de la Commission paritaire s’indigne de ce départ, estimant que l’arrêt de travail de certains travailleurs ne doit en rien entamer les négociations. » Il ajoute que « sur le plan de l’usage des réunions, une telle pratique ne s’est jamais manifestée et n’a jamais eu lieu. »
Après le 21 mars 1977, il n’est plus question de convention collective à la Commission paritaire du spectacle : le 7 juin 1979, un nouveau thème est proposé à la réflexion des membres : il s’agit de débattre de l’opportunité d’étendre le champ de compétence de la commission aux marchands forains et aux travailleurs occupés dans les hippodromes. Je ne sais plus quelle a été la décision sur ce point particulier, mais je me rappelle qu’en 1978, les travailleurs du spectacle (et principalement ceux qui travaillaient dans le « Jeune théâtre » de l’époque) ont décidé, après très exactement quarante ans de patience, de laisser les adultes jouer au ballon tout seuls et d’aller négocier avec des patrons plus jeunes et plus progressistes.

Vers une convention « séparée »

Plusieurs réunions de travail ont lieu dans le courant de l’année 1977, pour élaborer un texte de convention à proposer aux jeunes directeurs. Une assemblée générale des travailleurs occupés dans les « Jeunes compagnies » a lieu le 20 décembre 1977, elle adopte le texte de convention collective et, sur proposition de Gilles Lagay, désigne Nicola Donato et Alexandre von Sivers comme négociateurs.
La première séance de négociation a lieu le 24 janvier 1978, à 10 heures. La seconde a lieu le même jour, à 20 heures 30. Y participent Marc Liebens, Patrick Roegiers, Philippe Sireuil ; Philippe van Kessel n’a pas pu être contacté à temps. Les vingt-huit articles sont examinés, discutés, précisés, des amendements sont proposés. Le procès-verbal recueille les impressions générales dans les termes suivants:
Les deux parties, suite à des contacts pris au ministère de la Culture, ont le très net sentiment que le texte qu’elles signeraient en commun pourrait servir de base au cahier de charges que le ministère de la culture imposerait aux théâtres subventionnés.
Cette convention ne se présente donc aucunement comme un document qui « creuse le fossé » entre les travailleurs et les 4 animateurs qui le signent, mais comme un « cheval de Troie commun » destiné à faire respecter des conditions de travail minimales.
La délégation syndicale constate que les points d’achoppement avec les animateurs résident plus dans les questions qui concernent la limitation et la répartition du temps de travail que dans celles qui concernent la rémunération et les défraiements.
Pendant le mois qui suit, les animateurs formulent encore quelques remarques par écrit, et le syndicat tient une assemblée générale le 27 février : on discute des amendements proposés et on émet le souhait que la convention soit précédée d’un préambule qui insiste sur la notion de droit à la création.
Lors de la deuxième réunion de négociation, le 20 avril 1978, Marc Liebens et Philippe Sireuil signent le texte séance tenante et y vont même d’un petit laïus, le premier soulignant l’importance politique, sociale et artistique de cette signature, le second se joignant à cette déclaration et insistant sur le fait qu’il vaudrait mieux être plus de deux à signer. Philippe van Kessel demande un temps de réflexion, expliquant qu’il est en voie d’agréation et que sa signature pourrait être considérée comme un acte irresponsable. Il signera quelque temps plus tard. Patrick Roegiers, absent à cette réunion, signera le 8 mai 1978.
L’esprit qui animait les signataires de l’époque se retrouve dans le préambule de la convention, sous forme de déclaration de principe :
Les parties signataires s’engagent à s’informer mutuellement, afin de défendre auprès des pouvoirs subsidiants, l’esprit de cette convention collective de travail.
Et ce, notamment, afin d’acquérir et conserver une plus grande liberté d’expression, afin de susciter et garantir l’existence de compagnies théâtrales permanentes viables, afin de créer et développer de véritables droits à la création.
Au cours de l’année 1980, trois rencontres ont lieu à Louvain-la-Neuve (le 23 janvier, le 12 février et le 18 mars), avec Jean-Pierre Bras, administrateur de l’Atelier théâtral (le directeur Armand Delcampe étant requis par des tâches plus importantes). Les articles sont discutés avec une courtoisie qui n’empêche aucunement la technicité et, à la troisième rencontre, Jean-Pierre Bras, avec un charmant sourire, nous annonce que l’Atelier théâtral n’est pas en mesure de signer cette convention. Les choses en sont restées là.

La convention dite des « Jeunes compagnies » (1978)

Et c’est ainsi que la Convention dite des « Jeunes compagnies » a été signée en 1978. Bien sûr, elle n’obligeait que ceux qui l’avaient signée, mais elle a servi de référence.
La « jeune » convention s’inspire assez largement du projet de texte élaboré dans les années 70 en Commission paritaire du spectacle. Elle en diffère cependant sur trois points essentiels:
− elle abandonne le principe d’un minimum de comédiens à l’année ;
− elle ne fait plus référence à des rôles (qui finissent par devenir des acteurs) de premier, de deuxième ou de troisième plan ;
− elle concerne tous les travailleurs du spectacle, aussi bien les artistes, que les techniciens et les administratifs.
A partir du moment où la notion de « plan » était abandonnée, il n’était plus question que d’un minimum salarial unique, (ce qui n’empêchait personne de négocier individuellement un salaire plus élevé). Ce minimum était égal à 150 % du minimum vital en vigueur dans les services publics.
La convention règle encore d’autres questions, telles que la durée du travail, les jours de repos, les horaires, les heures supplémentaires, les indemnités et défraiements, les tournées à l’étranger, les enregistrements des spectacles, les libertés syndicales, le règlement des litiges.

La convention fait tache d’huile

Le même texte est signé le 31 janvier 1986 au Rideau de Bruxelles, après trois séances de négociation. Le Rideau est ainsi le premier théâtre « agréé » (comme on disait à l’époque) à signer une convention avec les syndicats.
Il est signé le 2 juin 1987 au Théâtre National. Voici comment Jean-Claude Drouot, directeur de l’époque, présente les choses. : « Je m’efforçai dès le début de dépoussiérer la maison. Il n’y avait aucune convention collective pour le personnel : je décidai d’y remédier… » Ce qu’il oublie de dire c’est que cette signature ne fut obtenue qu’après plus d’un an de négociation et un préavis de grève. La grève menaçait la représentation du 24 mars 1987, première bruxelloise du « Coriolan » de Shakespeare, monté par Jean-Claude Drouot, qui y tenait aussi le rôle titulaire.
Une importante modification est apportée au texte : c’est l’introduction de cinq catégories salariales différentes, mais toujours en référence au minimum vital en vigueur dans les services publics.
En 1989, la ville de Bruxelles décide de supprimer le subside qu’elle octroyait au Théâtre du Parc. Le Théâtre du Parc obtenait un subside de la Communauté française mais la plus grande partie de ses ressources provenait de la ville de Bruxelles. Nous organisons une grande manifestation réunissant travailleurs et directeurs. La ville de Bruxelles reconduit son aide et nous en profitons pour signer une convention avec le Théâtre du Parc : échange de bons procédés.
En 1997, nous signons la même convention avec Jean-Louis Colinet, directeur du Théâtre de la Place à Liège. D’autres signatures se succèdent jusqu’à ce que ces conventions couvrent la moitié des subsides octroyés aux théâtres par la Communauté française. Le dernier en date (7 mars 2006) est le Théâtre de l’Eveil (directeur : Guy Pion).

Léthargie et dissensions

De 2000 à 2005, nous avons connu une période de léthargie, où les employeurs nous proposaient, en commission paritaire, une convention établissant des barèmes selon l’âge, mais curieusement les jeunes comédiens se voyaient octroyer un barème beaucoup plus bas que celui des conventions d’entreprise, même si on faisait miroiter aux anciens une rémunération plus élevée. Nous avons refusé ces propositions, parce nous estimions que la barémisation selon l’âge dans des métiers aussi précaires que les nôtres était un leurre.
A partir de 2006 s’ouvre une période assez trouble, peu propice à des accords équilibrés. La chambre patronale se recompose, un nouveau président est élu : Michel Kacenelenbogen, directeur du Théâtre Le Public. Cette élection n’a pas l’heur de plaire à Jean-Louis Collinet, directeur du Théâtre National, qui quitte la Chambre patronale, entraînant à sa suite le Rideau de Bruxelles, le Varia, le Poche et le Manège.Mons qui fondent une branche dissidente, s’excluant de-facto des négociations en Commisssion paritaire.
Du côté syndical, quelques centaines d’artistes et techniciens du spectacle quittent la CGSP, s’estimant mieux à leur place dans une autre centrale de la FGTB, le SETCa, qui s’occupe plutôt du secteur privé.
Une convention sectorielle obligatoire… mais contestée
Malgré cette représentativité écornée de la Commission paritaire du spectacle, une convention collective des théâtres francophones est conclue le 18 juin 2013 et agréée par arrêté royal : cette convention – moins favorable aux travailleurs – ne recueille pas l’adhésion des travailleurs affiliés au SETCa. Les anciennes conventions d’entreprise restent valables dans les théâtres qui l’ont signée.
La description de cette situation confuse mériterait d’autres développements : cela pourrait faire l’objet d’un nouvel article… On pourrait parler aussi de la convention « Podiumkunsten » compétente dans les théâtres du nord du pays, ainsi que des conventions concernant les autres domaines du spectacle vivant ou enregistré (musique, cinéma, audiovisuel, doublage). En effet, le champ de la culture est vaste et il y a du pain sur les planches …

Sources :
Procès verbaux de la Commission paritaire du spectacle
Archives syndicales
Notes et souvenirs personnels

Alexandre von Sivers
9 décembre 2018 (pour le SETCa – Culture)

Dernière minute :
La Chambre patronale s’est recomposée.
Le texte de la convention du 18 juin 2013 a été revu, mais dans un sens moins favorable aux travailleurs.

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