Interview de Bernard Massuir LA CHANSON QUI MARCHE

Avec ses quatorze kilos de chansons sur le dos, Bernard Massuir sillonne à pied les chemins de traverse de la chanson et du monde, pour nous proposer, de granges en cafés, de “tiers lieux” en Festivals, d’improbables concerts en solo. Tout son spectacle tient dans son sac à dos !

Baptisée “La Marche des Philosophes”, sa tournée l’a conduit à Bruxelles cette semaine, où il chemine de salle en salle sur nos trottoirs pour nous proposer chaque soir un jubilatoire “Salto Vocale” sans filet.
Ce midi, j’ai rendez-vous avec lui Porte de Namur.
D’un pas lent de montagnard, qui porte toute la joie et la misère du monde sur les épaules, Bernard marche depuis Jette, où il a chanté hier soir, et a déjà deux heures de marche dans les pattes. Et il fait chaud !
Pendant qu’il mange son sandwiche, on va papoter à l’ombre du Parc d’Egmond, assis à l’écart sur les racines d’un vieux hêtre, comme sur les racines ancestrales d’un baobab.
J’ai vu son spectacle le soir même, et c’est magnifique.
Vous pouvez même aller l’écouter “en famille” avec des enfants !
Quand il passe par chez vous, ne ratez donc pas cette formidable rencontre musicale et humaine venue à pied depuis le Moyen-Âge – pour inventer avec nous une nouvelle modernité.
Vous voilà prévenus : il est encore à Bruxelles ce jeudi soir à Forest (3) (C.S.).

Claude : Quand je t’ai connu, tu faisais du théâtre de rue avec la Cie des Troyens. Qu’est-ce qui t’a fait bifurquer vers la musique ?

Bernard : Un accident. Les Troyens, c’était du théâtre de mouvement clownesque, surtout en rue, parfois en salle. Mais j’ai aussi bossé dans un cirque, et je me suis fait une grosse hernie discale en 1996. Un gros truc, et je me demandais vraiment comment j’allais pouvoir continuer à travailler.
Et puis, celle que j’appelle “mon ange gardien”, Mary, une américaine qui avait fait l’école Jacques Lecoq à Paris, et dont le compagnon était dans la même promotion que moi chez Lassaâd (1), m’a dit : “Bernard…” – car je chantais déjà, et j’étais souvent engagé dans des spectacles musicaux – “… je t’ai booké 20′ dans le petit festival musical que j’organise à New York”. “Hein ? Mais je ne suis pas prêt…!” “Si, si, d’ailleurs ton nom est déjà sur les affiches !”.
Et c’est comme ça que mon premier solo vocal s’est passé à New York, 43ème Rue, 5ème Avenue. Et cela a fait “boum”. Cela a vraiment très très bien marché, et comme le directeur des Fêtes de la Musique était dans la salle, deux ans plus tard… je faisais la “première partie” de Philippe Glass à New York entre les Deux Tours Jumelles… ! (rires).

Le camion à bretelles avec le décor, les instruments et la sono attend son roadie qui papote.

Claude : C’est dingue, il est presque arrivé la même chose à Marie “Zap Mama” Daulne. Elle travaillait comme danseuse et acrobate dans un spectacle que j’avais monté avec Charlie Degotte en 1989, “Music-Hall”, et en faisant la roue, elle s’est pétée le ligament croisé. Elle a dû rester deux ans “sur la Mutuelle”, et pendant ce temps-là, elle a monté son premier projet musical…

Bernard : Je sais. Elle m’avait demandé de faire “l’oeil extérieur” lors de sa création à la Samaritaine. Comme quoi, une chute, un obstacle, cela peut aussi être un redémarrage. On a souvent le choix… sombrer, ou faire avec. C’est un bagage qui fait partie de ton histoire.

Claude : Peut-être est-ce lié à cette naissance très “internationale”, mais pourquoi t’exprimes-tu avec des onomatopées, alors qu’on voit tout de suite, en te lisant, que tu es aussi un amoureux des mots ? Pourquoi ces “sons” plutôt que des “paroles” ? (4)

Bernard : Dans mon parcours théâtral, j’étais déjà dans le non-verbal. Avec le clown, c’est le corps qui s’exprime, et c’est un langage universel. Et j’ai toujours chanté, avant même de savoir parler. Ma mère m’a dit que bébé, je m’endormais moi-même en chantonnant sans paroles les berceuses qu’on m’avait chantées. J’ai ça en moi, c’est organique. J’utilise une sorte de langage sans paroles qui me permet pourtant d’exprimer des émotions assez diverses, comme avant ça mon corps pouvait s’exprimer sans mots dans mon travail clownesque.

Claude : Il y a par ailleurs une longue tradition de “clowns musiciens”…

Bernard : Tout à fait. J’aime beaucoup la “chanson à texte”, mais alors, ce sont les mots de l’auteur qui conduisent souvent l’émotion et la portent. Avec la musique seule, tu embarques les gens dans leur propre imaginaire, et chacun peut se raconter son propre film. L’un te dira “J’étais au Tibet”, et sa voisine, “j’étais en Yougoslavie”. Cela reste plus ouvert.

Claude : Ton langage musical me semble s’inscrire à la fois dans la légèreté et dans la profondeur. Spirituel dans les deux sens. J’imagine aussi bien pouvoir t’inviter à un goûter d’anniversaire pour des enfants qu’à une cérémonie funéraire. Ca te parle, ce que je raconte ?

Tout est dans son sac à dos

Bernard : Oui, c’est juste. Après mon passage à “Le Monde est un Village”, j’ai encore reçu un mail d’une auditrice qui voulait programmer une de mes “songs” à son enterrement. Et à Gand, j’avais été invité à chanter pour des bébés de six mois à deux ans. Et cela “marchait” aussi ! C’est un langage universel. Bien sûr, j’adapte un peu mon répertoire et mon interprétation au public.
Si c’est un spectacle familial, le “clown” ressort un peu plus, même si je ne porte plus “le nez”. Je n’en éprouve plus le besoin. En d’autres circonstances, mon répertoire sera perçu comme plus grave ou plus émouvant. Mais dans les deux cas, cela fait partie de la vie, et c’est compris à Vienne et à Marchin comme à Lisbonne ou à New York.
Je parle à notre humanité commune. Et après mon solo, on ne me dit jamais : “Comme vous chantez bien !”, mais “Qu’est-ce que ça fait du bien d’avoir assisté à votre spectacle ! …On se sent mieux après”.

Claude : Tu parles aux gens entre les morceaux ?

Toujours spirituel, dans les deux sens du terme.

Bernard : Avec Salto Vocale, oui, tu verras, il y a des mises en situation, je présente les chansons, je fais un peu “mon clown”. Mais avec “Pieces of Peace”, pas du tout.
Je leur dis même qu’ils ne sont pas obligés d’applaudir entre les “morceaux”.
On embarque ensemble dans un voyage sonore. A la fin d’un morceau, il y a une paire d’anges qui passent en silence, j’aime beaucoup les anges, et puis le morceau suivant prend doucement le relais. Bien sûr, à d’autres moments, le public applaudit généralement, des morceaux sont musicalement construits comme ça. Mais je fous la paix aux gens, c’est le cas de le dire, pendant une heure dix.

Claude : Explique-nous le principe de la Marche des Philosophes ?

Bernard : Le concept en a été posé en 2018 par la Cie des Chemins de terre, mais ils trichaient un peu (rire). Il y avait une camionnette qui suivait avec le décor.
Quand Chassepierre (2) m’a appelé pour reprendre la formule, j’ai voulu être hyper orthodoxe. Tout le spectacle tient dans mon sac à dos, et je chemine de salle en salle, je fais tout à pied !
Pour “expliquer” la chose, il y a en fait plusieurs couches.
Il y a d’abord l’envie d’emmener les spectacles “au bout des chemins”, dans des endroits
où il y a peu (voire plus du tout) de “propositions culturelles”. Dans ces campagnes profondes où la pharmacie a remplacé le bistrot du village – qui était auparavant “un lieu de socialisation”. Recréer du lien entre “les âmes” qui habitent un village, en investissant un “tiers lieu” qui n’est pas d’abord un “lieu culturel”.
Une grange, une église, un café.
Je me souviens d’un spectacle à Lambermont, en Gaume, où je chantais chez une autrice qui habitait l’ancien café du village, avec encore le comptoir et les pompes à bière dans son salon. Ce soir-là c’était bourré massacre, tout le village était là, et au premier rang, une vieille de plus de nonante ans m’a dit : “Quand j’étais jeune, c’était comme ça ici tous les dimanches !”.
Deuxième couche : offrir un spectacle à tous et toutes, sans barrière financière. Le principe, c’est “entrée gratuite, sortie payante, et chacun met “dans le chapeau” ce qu’il peut et ce qu’il veut.

Un spectacle de proximité

Claude : Moi aussi, je chante de plus en plus souvent “au chapeau”.

Bernard : J’ai par exemple joué chez des maraîchers. Ils avaient fait ça bien, en distribuant des prospectus à leurs clients sur les marchés, c’était plein comme un œuf, j’ai chanté sur un mètre carré, pendant tout le spectacle, j’avais un bébé qui me crapahutait sur la jambe (rire de Claude).
La journaliste Laurence Bertels, qui y a consacré une double page dans “La Libre”, était présente ce soir-là, et elle disait : “Mais qu’est-ce qui se passe ici, c’est de la folie!”.
Bref. Au premier rang, il y avait un couple qui vivait très en-dessous du seuil de pauvreté, “on ne leur vend pas les légumes, on leur donne”, et ils n’allaient donc certainement jamais au spectacle, eh! bien là, ils m’ont suivi plusieurs soirs de suite !

Claude : La troisième couche, c’est je suppose la dimension “écologique” ?

On s’amuse aussi beaucoup

Bernard : Voilà. C’est une ode au ralenti, à la décroissance. Un spectacle “sac à dos”, qui vient à pied jusqu’à chez vous. Pas de sono, l’éclairage on s’en fout un peu, on fait avec ce qu’on a, pas de frais de carburant, pas de pollution… Avoue que comme économie de moyens, c’est assez phénoménal ! Bon, évidemment, c’est assez symbolique, hein…

Claude : Mais avec la culture, les concerts, les spectacles, on est toujours dans le symbolique !

Bernard : Voilà, on ouvre l’imaginaire des gens, on explore d’autres pistes, d’autres “possibles”. Pour moi, endosser ce rôle de “troubadour contemporain”, c’est vraiment très jubilatoire. Jubilatoire !
Dans ton sac à dos, tu as ton petit bonnet de scène, tes chaussures, ton ukulélé, ton “piano à pouces”, tes trois slips, tu arrives chez des gens que tu ne connais pas, bonjour, je m’appelle Bernard, je viens pour le spectacle de ce soir, je mange où, je dors où, est-ce qu’il y a moyen de prendre une douche ? Les gens sont avides de ça, parce qu’il y a peu de propositions culturelles à la campagne, et il y a tout le temps du public.
Bon, ici, en ville, c’est un peu différent (NDLR : Bernard termine aujourd’hui jeudi une “tournée bruxelloise”), j’ai été invité par Eric de Staercke et les Riches-Claires et à Bruxelles, et en ville en général, tu as au contraire souvent une saturation “d’offres culturelles”. Mais on joue dans des lieux “à part”, souvent associatifs, dont la vocation première n’est pas la “diffusion culturelle”.

Claude : Tous les matins, tu donnes rendez-vous à dix heures “au public” pour cheminer pendant la journée en ta compagnie ?

Bernard : C’est le principe. À la campagne, on est souvent dix ou douze. En ville, c’est plus compliqué, et puis, pour le moment, il y a la chaleur. A Bruxelles, tu es le troisième à faire un bout de route avec moi. En Gaume et dans le Condroz, nous étions beaucoup plus nombreux.

Claude : Je reviens sur le mot “philosophe”. Pourquoi la Marche …”des Philosophes” Un rapport avec Aristote, qui philosophait en marchant ?

Bernard : Je ne suis pas philosophe. Mais on peut “philosopher” dès qu’on parle des petites choses essentielles de la vie. C’était le nom original, et on l’a gardé.

Claude : Et tu parles donc avec les gens ?

Le repos du guerrier, c’est encore de la philosophie. Santé !

Bernard : Oui, oui, mais il y a parfois aussi de beaux silences, et de beaux accidents.
En marchant dans le Condroz, en sortant d’un bois, on est tombé sur un paysage magnifique. Je fais de la méditation depuis une dizaine d’années, et j’ai proposé une petite méditation collective face à cette vue splendide. Une autre fois, dans une clairière, quelqu’un a ramassé du bois mort, “toc toc”, tiens cela sonne bien, on a improvisé une polyrythmie contre le tronc des épicéas. Mais rien n’est prévu, ni obligatoire.
Cela se passe simplement “comme ça”.
Le principe de ces spectacles itinérants a fait des jeunes, aussi. Il y a plein de compagnies qui font ça aujourd’hui — quand ils ont des spectacles qui le permettent !

Claude : Tu as aussi un projet avec vélo ?

Bernard : Ne vendons pas la peau de l’ours… J’ai un copain qui a fait Lisbonne Riga en vélo électrique, en rechargeant sa batterie avec un panneau solaire mobile, et sans jamais toucher une prise électrique. On réfléchit à comment adapter la formule à mes spectacles. En vélo, cela me permettrait de faire des étapes de 50/70 kilomètres.
Je suis en train de “tripper” là-dessus : je ferais bien le tour des églises romanes de Poitou-Charentes à vélo avec “Pieces of Peace”, qui a peut-être une dimension plus “spirituelle”.

Claude : Tu enregistres encore des disques ?

Bernard : Oui, et je les vends après mes spectacles, cela participe à la “rétribution” de mon travail. Je les enregistre chez moi, où je me suis construit un petit studio. Aujourd’hui, avec un bon micro, un ordi et “Logic Pro”, tu peux vraiment faire de belles choses. Cela participe à ma petite “économie du spectacle”.
J’ai une vidéo sur Youtube, “Petite Fleur”, bon, la musique n’est pas de moi, mais j’ai quand même des droits d’interprète, j’ai 150.000 vues, j’ai touché 96 centimes (rire de Claude). Merde, c’est débile, quoi. Je ne suis pas vénal, mais les choses doivent quand même répondre à une certaine logique économique.
Quand je vends trois CD à la fin du concert, cela paye mon sandwiche du lendemain. Le problème, c’est que les gens sont de moins en moins souvent équipés de lecteurs CD. Alors ils m’écoutent en voiture. Une dame m’a dit : “Je vous écoute tous les jours. “Pieces of Peace”, dans les embouteillages, c’est super, parce que c’est très calme” (rires).

Claude : Il est temps de se remettre en route pour la salle de ce soir (3). Tu veux encore ajouter quelque chose ?

Bernard : Que je cherche d’autres façons de partager mon art, qui me plaisent, et qui plaisent au public, et qui me permette d’en vivre.
Il y a un gros travail de préparation en amont, il ne faut pas le nier, mais je suis beaucoup moins “fatigué” en marchant 250 kilomètres en quinze jours, en chantant tous les soirs, qu’en faisant deux mille kilomètres tout seul en bagnole pour un “one shot” quelque part dans le Sud de la France.
Pour les concerts à l’étranger, j’essaye d’adapter le concept, de me déplacer en train dès que je le peux.
Mais cela a un coût absurde, que l’organisateur doit accepter de prendre en charge.
J’ai récemment été chanter au Portugal, j’étais près à passer deux fois 24 heures en train pour y aller, je bouquine, j’écris, je m’arrange, mais les billets d’avion, c’était 120 euros, et en train, 450. Et l’organisateur m’a dit : “Viens en avion”.
Cette tarification est totalement absurde. Le jour où ce sera l’inverse, et où les billets d’avion coûteront trois fois plus cher que les billets de train, la discussion sera sans doute plus facile.

Propos recueillis par Claude Semal sous un baobab du Parc d’Egmont, le 13 juin 2023.

(1) Inspirée par la pédagogie de Jacques Lecoq, maître du “théâtre de mouvement”, ” Lassaâd” est, avec “De Kleine Academie”, une des deux écoles qui pratiquent cet enseignement à Bruxelles.
(2) Célèbre festival international des Arts de la Rue, dans la province du Luxembourg.
(3) Dernier rendez-vous de la “Marche des Philosophes” de Bernard Massuir ce jeudi 15 juin à la Brasserie Illegaal 300 rue Bollinckx à 1190 à Forest (à 20h30, et on fait la fête après !).
(4) Dans “Salto Vocale”, il y a toutefois une très belle et très courte chanson de Bernard.

Pour découvrir les prochains concerts de Bernard, ou pour faire plus amplement connaissance avec ses spectacles, c’est par ici : https://www.bernardmassuir.be/

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