24 juin 2021
Interview de Lucas Racasse : FRESQUES ET FRASQUES D’UN FILS DE PUB
Enfant terrible de la pub et la presse, Lucas Racasse est bien connu du milieu du spectacle pour avoir, pendant dix-neuf ans, conçu et réalisé la “com’ ” et les affiches du Théâtre des Doms à Avignon.
En France, il a régulièrement travaillé pour le quotidien “Libération ” et l’hebdomadaire “Marianne”.
Il a signé la toute dernière affiche du “140” de Jo Dekmine.
Maîtrisant très tôt les outils graphiques informatiques, il développa de nombreuses fresques monumentales où l’impertinence le dispute à la beauté. La plus “trash” étant sans aucun doute celle où il représenta toute la classe politique belge… avec des corps d’acteurs et d’actrices “porno” en pleine action !
Pour les exégètes de l’oeuvre semalienne, c’est lui aussi qui conçut le fronton du “frite théâtre”, qui illustre cent cinquante artistes et sportifs belges en train de croquer notre délicieux tubercule – avec votre serviteur, un couteau entre les dents, dans son fritkot central au pied du Palais Royal.
Parce qu’il jongle avec les pixels et les photomontages, certains lui ont parfois disputé le titre de “graphiste”. Non sens et bavardage. Ses oeuvres se reconnaissent au premier coup d’oeil, ce qui est souvent la marque des plus grands, et s’inscrivent dans une tradition picturale séculaire, en y ajoutant une plus-value de modernité.
Par amitié pour l’Asymptomatique, Lucas nous confiera régulièrement, pendant tout l’été, plusieurs créations d’actualité. Yeah !!!
On s’était donné rendez-vous à la terrasse du Bar du Matin, mais c’était malheureusement closed, et il faisait trop chaud pour aller boire un café chez mes copains de la librairie en face. On a d’ailleurs commencé par se rater, lui parce qu’il était coincé dans les embouts, moi parce que j’avais la tête ailleurs avec le CE1D de mon fils. On a donc dérivé une centaine de mètres plus bas, jusqu’à la terrasse d’un petit resto africain, étrangement raccord avec avec notre conversation, où on nous a gentiment laissé boire des coups en causant, sans même devoir commander à bouffer. Bruxelles-By-Night à dix heures du matin, version Matonge.
Claude : C’est quoi, ta formation de base ?
Lucas : Mon père. Papa dirigeait une grosse agence de pub. C’était un chouette mec, très aimé dans son métier, un des fondateurs de la pub en Belgique. On vivait à la campagne, près de Jodoigne, l’école et l’agence étaient à Bruxelles. Après l’école, je fonçais donc à l’agence avec mes marqueurs et je “m’occupais” jusqu’à l’heure du retour à la maison.
A partir de quatorze ans, et jusqu’à dix-huit, j’ai fait plein de stages dans d’autres agences. Même pendant l’été, même pendant les vacances, “papa, trouve-moi un stage”. Puis je suis rentré à la Cambre. J’y suis resté un peu plus de deux ans, mais cela ne m’a pas plu.
Et après ça, rendons-lui hommage, car il m’a vraiment appris beaucoup de choses, j’ai été travailler chez André Piroux pendant près de trois ans. C’est le premier qui m’a mis un ordinateur dans les mains.
A la fin des années ’80, c’était encore très rare. A La Cambre, c’était même carrément proscrit ! Des graphistes et des ordinateurs, mon dieu ! Comme disait Jo, que cela en choque certains importe peu.
Mon maître, c’était Guy Peellaert. Lui et Roger Wolfs. Des amis de la famille, qui étaient toujours fourrés chez mes parents. Roger, le dimanche, il me donnait cours de peinture, de dessin, de lumière.
Et Guy, je logeais chez lui chaque fois que j’étais à Paris, je passais trois jours entiers à traîner dans son atelier. Il m’a toujours expliqué plein de choses, je lui dois tout ce qu’il y a dans ma tête. C’est mon mentor. Lui et mon père, ils me manquent.
Claude : Tu es l’Obélix du graphisme : tu es tombé dedans quand tu étais petit ! (rires)
Lucas : Oui, c’est vrai. J’étais un caaaancre à l’école, un caaaancre, tu ne peux pas imaginer ! Mais mes parents m’ont toujours foutu une paix royale, alors que ma soeur, qui a sept ans de plus que moi, ils l’ont emmerdée jusqu’au bac.
Moi, à l’école, je gagnais déjà mon argent de poche, je faisais les cartes de visite des profs, les cartons d’invitation pour les soirées des parents. Et mes parents, je les en remercie, n’ont jamais essayé de m’orienter vers autre chose. Et ils ne sont pas trompés puisque finalement, à vingt-et-un an, je montais mon premier studio. King & Kong, ça s’appelait. Etre singe et roi à la fois, c’était notre devise. On bossait pour la pub et les milieux culturels, on était deux fois plus chers pour la pub, et c’est cela qui payait le reste. On a bossé pendant dix ans pour la FNAC. Pendant dix ans, on a ainsi travaillé pour la Balsamine avec de petits budgets. On prenait aux riches pour donner aux pauvres (rire).
Parallèlement, il y a toujours eu ma carrière artistique. J’ai toujours peint, dessiné, exposé, et le studio finançait tout ça.
Fin ’90, on était devenu un gros studio, et on travaillait surtout pour l’agence de pub DDB, qui a fini par racheter King & Kong, avec moi dedans. Mais en six mois de temps, je me suis dit : “Qu’est-ce que je fous ici ?”. Et je me suis juré de ne plus jamais refaire de pub.
Mon “protecteur”, Jo Dekmine, un de mes tout premiers clients quand j’avais dix-huit ans, m’a toujours aidé à bien “slalomer” dans le milieu, et il m’a aidé à quitter la pub. Il m’avait déjà embarqué dans quelques aventures, comme “Bruxelles en scène” à Paris, j’avais fait l’affiche, une campagne incroyable, la Tour-Eifel renversée et transformée en cornet de frites, une idée que Geluck s’est peut-être réappropriée quelques années plus tard (rire).
En 2002, Jo m’a appelé, il m’a dit : “Lucas, j’ai un truc pour toi, cette fois-ci tu es prêt, c’est le Théâtre des Doms, à Avignon, c’est toi qui va faire toute la com’ de ce machin”.
C’était comme ça, avec Jo. Quand j’étais avec Philippe, Grombeer, un autre que je garde profond dans mon coeur, et qui avait quand même vingt ans de plus que moi, on était à trois à table, et Jo nous parlait comme à des gamins de quinze ans. C’était terrible, mais on disait : “Oui, Jo”.
L’affiche du 140, c’était surtout André Piroux, il y avait des graphistes derrière, mais avant cela, il y avait Jo qui nous expliquait la saison, toute une journée au vodka et au vin blanc, et Jo mimait chaque spectacle, il le racontait, il venait vers toi : “Lucas, pour ce spectacle-là, il y a une fille, magnifique, c’est un truc brésilien, mais il n’y a pas une seule bonne photo”. C’est lui qui m’a appris le dessin pour le théâtre.
Tout à fin, Jo m’a invité au resto, il m’a sorti le grand jeu, on a mangé du foie gras, on a bu la Grappa du resto, c’était un signe, c’est quand il voulait te demander quelque chose, et il m’a confié sa toute dernière affiche, juste avant que la nouvelle directrice du 140 ne prenne sa fonction.
Claude : “Libé”, la presse, cela arrive à quel moment ?
Lucas : En ’99, juste après que j’aie revendu mon studio à DDB. J’ai édité un tout petit bouquin à compte d’auteur, que Jo a préfacé, qui s’appelle “Les images bazooka de Lu-K “, et je l’ai envoyé aux journaux que je lisais, “Libé”, “Marianne”… non, cela s’appelait encore “L’Evènement du Jeudi”… J’adorais ce journal.
Claude : Moi aussi. On avait les mêmes lectures. C’était la belle époque de Jean-François Khan, un journal vraiment ouvert aux débats, avant qu’il ne se mette à gagatiser sur l’extrême-centre.
Lucas : … Et j’ai eu immédiatement reçu une commande de l’Evènement pour une illustration, c’était le même directeur artistique, Marc Longa, un homme à qui je dois énormément, il m’a embarqué dans l’aventure “Marianne” dès le début. J’ai fait ma première couv’ en 2000, et parallèlement à ça, Alain Blaise, le directeur artistique de Libération, il m’a appelé à midi, il m’a dit “j’aime beaucoup ce que vous faites, vous le belge Machin, je voudrais vous confier la couverture du Libé de demain”.
C’était en plus un sujet hyper compliqué, la bataille pour la sélection du pays hôte des Jeux Olympiques de 2008 à Pékin, mais la création, c’est un mécanisme, c’est un muscle, il faut penser vite, c’est pour ça que j’ai toujours adoré la presse, et que je veux dessiner dans l’Asymptomatique, et je propose cette couv’ fameuse, un athlète avec la flamme Olympique devant les chars de Tien An Men.
J’ai reçu le lendemain un coup de fil de Serge July pour me dire : “Monsieur Racasse, j’ai trouvé votre illustration très pertinente, je vous remercie de collaborer à notre journal”. (rires) Tu imagines, mon père, il rampait à mes pieds, c’était énorme.
Cela m’a ouvert une porte, j’ai travaillé avec Libé jusqu’en 2011, quand Alain Blaise a quitté sa fonction, ce genre de boulot, ça passe souvent par un contact personnel avec un directeur artistique. Marianne, kif-kif. Quand Longa a quitté Marianne pour refaire la maquette de VSD, il m’a amené avec lui. Et là, comme illustrateur, c’était le pied, j’avais chaque semaine une double page grand format. J’ai été comme ça bombardé de boulot pendant cinq ou six ans, je pourrais même les exposer, parce que ce sont des trucs en grand format.
Marianne m’a gardé, par contre, mais ce n’était plus la même chose, on me confiait toujours les mêmes sujets technos, parce que je fais ça bien, mais Marc me confiait aussi la politique, le courrier des lecteurs, …
J’ai fait une autre couverture de Libé, ils ne la montrent pas, parce que ce jour-là, ils se sont plantés. Une semaine avant les élections présidentielles de 2002, il y avait Jospin, Chirac, Chevènement, qu’on appelait “le troisième homme”, et Le Pen, évidemment. Au cours du briefing, j’avais mis trois visages dans un gros mixer, un blender avec une souris, j’avais mis Jospin, Chirac, et je demande, “et pour le troisième, je mets Le Pen ?”, et Alain me répond, “Non, mets Chevènement”.
Une semaine plus tard, Le Pen était au deuxième tour, ce qui est le grand traumatisme français. Et ils n’avaient rien vu venir.
“Libé”, ils commandent normalement à midi pour sept heures du soir. A la fin, ils m’appelaient à cinq heures de l’après-midi, pour remplacer une illustration ratée, “Lucas, tu ne veux pas me remplacer ça?”, ils m’appelaient “la flèche”, parce qu’avec mes machines, j’allais aussi vite qu’un dessinateur qui fait un crobar.
Mais j’avais toujours droit au même “humour” parisien, “belge moules frites”, toouuuujouuurs, “ça va le belge une fois ?” (rire de Claude), alors qu’en plus, moi je suis Français. A “Libé”, c’était tout le temps comme ça.
Chez Marianne, pas du tout. Jean-François Khan, c’était un très grand directeur de publication.
Et donc, ce que j’ai envie de refaire avec vous, ce sont des petits montages qui parlent de l’actualité politique, parce que ça me manque.
Claude : Si tu savais comme on est heureux que tu veuilles dessiner dans l’Asymptomatique… J’en suis ému !
Lucas: Je suis une sale bête, mais j’ai quand même la crinière douce. J’adore collaborer avec les gens, parce que je trouve qu’on est meilleur en équipe. Dans la période actuelle, j’ai besoin de douceur. On n’est pas en train de parler de pognon, de ventes, d’édition. On avait déjà fait une très belle chose ensemble…
Claude : Magnifique !
Lucas:… je ne sais pas si tu sais, elle est passée sur Canal +, cette fresque (ndlr ‘Midnight in Belgium’). Dans une super grosse émission, “L’Info du Vrai – Le mag” , une émission spéciale sur la frite, juste après Van Gogh. J’avais fait éditer une version de l’oeuvre pour le Musée de la Frite, format de ± deux mètres, je trouvais que c’était sa place. A Canal +, ils l’avaient vue là-bas, et ils en ont fait un sujet. Je bois à la santé de nos futurs projets, on va encore faire de belles choses !
Claude: On a parlé de la pub, on a parlé de la presse. Parlons maintenant de tes oeuvres plus “personnelles”. Tu as créé plusieurs fresques, avec cette technique particulière de photomontage qui te permet de mettre des visages connus sur des corps qui ne leur appartiennent pas. Par exemple, cette scène absolument dantesque (rire) où on retrouve tout le personnel politique belge sur le tournage d’un film porno…
Lucas : Ah! tu parles de ma partouze géante, la Belgica Sexicæ Unita… Cela date de 2007. A l’époque, j’ai fait rire les ministres. On me téléphonait pour dire : “dites, il y a une image qui circule, là…”. Aujourd’hui, je pense qu’on me ferait tout de suite un procès. J’ai participé à une expo collective avec des artistes flamands et wallons, on avait mis ma fresque dans une petite pièce fermée interdite aux moins de dix-huit ans, pour éviter les problèmes avec la censure, en face, il y avait un petit tableau de Marcel Marien avec Baudouin et Fabiola, c’était énorme !
Claude : C’était quand même très gros au niveau provoc. Toute la classe politique belge qui se retrouve prise par devant et par derrière, il fallait oser le faire… et il fallait oser le montrer !
Lucas : La “Libre Belgique” a écrit : “Il n’est question ici que d’art…” (rires). J’ai affiché l’article partout, avec celui de “El Pais”. C’était volontiers pornographique, mais très “classe”. Tous les hommes en avaient une plus grosse, toutes les femmes étaient magnifiques. J’ai édité un petit poster sous le manteau, un peu à la Jan Bucquoy, parce qu’il fallait faire circuler cette image. C’était une fresque de quatre mètres de large sur un mètre de haut, j’en ai fait un petit rouleau avec un ruban autour. Je suis à Avignon à l’ouverture du Festival, Fadila Laanan, Ministre de la culture, débarque aux Doms (rire de Claude) avec Catherine Sermet, elles arrivent à pied, décontractées, on était habitué aux voitures avec chauffeur, elle vient vers moi et me dit “il faut absolument que je te parle”, je me dis “Aïe aïe aïe, ça va mal tourner”, parce que sur le poster, elle était quand même la cramouille ouverte avec Guy Verhofstadt entre les jambes en train de la lécher, elle me dit : “Lucas, on m’a dit que…”, “Oui, oui, je réponds”, “… Est-ce que je peux voir ?”.
Et je lui apporte mon petit rouleau, en lui disant “N’ouvrez pas ça ici, cela pourrait vous indisposer”, “Comment”, me dit-elle, “moi, rien ne me choque !”. Elle l’ouvre à côté du portail, au milieu des gens, et elle éclate de rire. “Mais qu’est-ce que c’est drôle !”.
Et quand elle a quitté son ministère, quelques années plus tard, elle avait demandé à ses jeunes enfants de l’aider à vider son bureau, et ils sont tombés sur mon petit rouleau… Et en fait, m’a-t-elle dit, ce fut l’occasion de leur expliquer la différence entre l’art et la pornographie.
“C’est un artiste qui a fait ça, il utilise les codes de la pornographie, mais ce n’est pas pornographique pour autant”. Elle était maligne, tu sais, Fadila…
Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, je ne crois plus qu’une telle oeuvre serait encore possible. Je vais devoir faire attention avec l’Asymptomatique, à ne pas déclencher des polémiques qui ne sont pas ton sujet, en fait. Toi, tu n’es pas dans la provoc ?
Claude: Je l’ai été, parfois. Je me suis quand même promené trois cent fois à poil dans les festivals de chanson (rires).
Lucas: Oui, mais pas dans tes écrits. Pas dans tes discours. Ta contestation tient plutôt de la constatation, et est souvent assez mesurée. Tandis qu’un Bucquoy est dans la provocation permanente, il en faut des comme ça, j’adore son Musée du Slip, c’est de l’art moderne pur et dur.
Claude : Pour revenir à ton oeuvre plus personnelle, tu es en train de réaliser une série qui m’a fait bêtement penser à Toulouse Lautrec, des portraits de travailleuses du sexe.
Lucas : On les appelle des “cams girls”, il faut leur donner le nom de leur job. C’est le sexe virtuel. Elles n’ont pas de contacts “physiques” avec leurs “clients”. C’est impossible : faux nom, faux pays.
Claude : Elles montrent leur corps, leurs organes génitaux ?
Lucas: J’ai découvert ça avec le confinement. Elles sont dans une chambre, avec une webcam et un fauteuil, une belle lumière, et c’est l’art de se masturber en discutant. Cela ressemble un peu aux peep-shows d’antan, mais en virtuel. Tu as des tickets, et tu payes pour parler ou regarder. Moi, je paye pour les peindre.
Au début, j’ai eu très peur avec ce projet. J’ai commencé avec une fille, en Colombie, qui est devenue une grande amie, que j’apprécie énormément. Elle a très vite arrêté pour reprendre ses études, et j’essaye de l’aider. J’ai fait de très belles rencontres. C’est quand même souvent lié à la misère, rarement au “plaisir” de s’exhiber, c’est très très rare. C’est très organisé, c’est du business, dès qu’il y a du sexe, tu sens les mafias derrière. Tu peux avoir une fille dans son bled en Pologne qui fait ça dans son salon, comme tu peux avoir des immeubles entiers, en Colombie, avec deux cents chambres, et dans chaque chambre, il y a une fille, et elle sont payées à la journée. C’est tarifé : je me donne la fessée, cinq tickets. Tu veux me parler en privé, dix tickets. Je me doigte la chatte, deux cents tickets. Tu achètes des tickets, des “tips”, c’est vieux comme le monde.
Claude : Cela a un côté très sordide, non ? Et toi, avec ça, tu fabriques de la beauté ?
Lucas: Je fais ça pour elles, c’est comme ça que l’idée de cette série est venue. Je débarque dans leur chambre privée, je paye pendant des heures pour bavarder, et je leur dit d’emblée, moi je ne suis pas là pour le porno. Et Mia, mon amie Colombienne, qui s’appelle en fait Géraldine, m’a dit un soir : “Oh! Pourquoi tu ne ferais pas mon portrait ?”.
Elle est là, sur son écran, elle peut prendre la pose, c’est un modèle à disposition. Je me suis dit : je vais faire des portraits d’odalisques, mais pour les sortir du porno dans lequel elles végètent. Je vais changer la chambre, les mettre dans des palaces sublimes, je vais mettre leurs rêves en scène, et je vais faire une image non pornographique, mais issue du monde du porno. Qu’elles puissent garder quelque chose de beau de cette situation de merde, un portrait qu’elles puissent montrer à leurs enfants. Et là, c’est la troisième qui arrête ce job après mon portrait. Comme si je leur avais rendu une part de leur dignité.
Là, la toute dernière, qui rêve de voyager, et qui s’emmerde, parce qu’en plus tu n’arrêtes pas d’attendre devant ta camera, elle m’a envoyé un message hier, parce ce qu’à un moment, on sort de la communication dans le “porn”, c’est très compliqué, parce ce les “chats” et les discussions sont très surveillés, c’est interdit.
Je l’ai dessinée couchée, par la fenêtre, un avion qui décolle, et sur le mur, des cartes postales de tous les endroits où elle rêve d’aller. Là, on est resté en contact “insta”, elle m’a dit : “tu avais raison, je vais arrêter pour réfléchir à ce que je veux faire de ma vie”, parce qu’en plus, en Colombie, elles gagnent des clopinettes, c’est immonde. Je me suis déjà fait bannir, plusieurs fois, de plusieurs sites, parce que j’encourage les filles à faire autre chose. Et le portrait, paf !, donne parfois l’impulsion.
Ma soeur, ça la perturbe que je fasse ça, je m’implique très fort, parfois même financièrement, il y a des filles qui sont dans une misère pas possible, c’est un univers assez glauque, mais dans lequel je dessine parfois une porte de sortie. Ca me perturbe aussi. Mais c’est bien, pour un artiste, d’être perturbé.
C’est pourquoi je mène un autre projet, en parallèle, pour me donner des respirations.
Claude: C’est quoi, cet autre projet ?
Lucas: “Walk Movie”. C’est né pendant le confinement, quand on ne pouvait plus sortir du tout. L’histoire ? Je me promène la nuit dans la ville, et je rencontre Bukowski, Bacon, Nina Hagen dans un bistrot à Londres, on fait les boîtes de nuit, on termine chez Jack Nicholson à l’aube, c’est un roman, dessiné et écrit, là j’ai terminé le premier chapitre. Un seul dessin de 120 mètres, avec le texte.
C’est inspiré du film de fin d’étude de Jarmusch, “Permanent Vacation”, quand le jury lui a dit : “Ne faites pas de cinéma, faites de la musique – il avait un groupe de punk –, vous êtes fait pour ça !” (rires).
Il voulait faire un “road movie”, mais comme il n’avait pas de pognon, il a fait un “foot movie”, un “road movie” à pied. Il se promène, il rencontre des gens, et c’est juste magnifique !
C’est un roman, parce que, quand je ne pourrai plus dessiner, ce qui risque d’arriver un jour, je pourrai toujours écrire et parler. Comme le pour concerto pour la main gauche de Ravel, je prépare mon recyclage.
Claude : Ce sera publié où ?
Lucas: Je n’en sais rien. La dernière fois, je me suis fait jeter. Thomas Gunzig m’avait écrit un truc formidable, on a bossé six mois là-dessus ensemble, je lui avais dit, je veux du sexe, de la violence et de la science-fiction, on a fait douze planches “test”, quand on a été voir Dargaud, ils m’ont dit “Lucas, vous êtes fou, cela ne passera jamais au comité de sélection”, et puis il y a eu le COVID, et Thomas a été embarqué sur un autre job.
Bon, là, je prépare la sortie de mon livre en septembre, sur mes trente ans de travail, on a fait une grosse sélection, quatre-cent illustrations, sur les deux mille que j’ai faites, je sors ce bouquin pour l’envoyer aux galeries, aux musées, aux magazines, aux gens que j’aime ou que j’admire.
Claude: Et là, tu as un éditeur ?
Lucas: Non, je l’édite moi-même, avec mon “frigo”. Quand je travaille avec mon imprimeur, je prends une commission sur l’impression, ce qui est normal vu que je supervise le travail, et j’ai économisé comme ça mes dix dernières années de commissions, ce qui me faisait un joli petit budget.
Pour pouvoir sortir un bouquin de trois cent pages, exactement comme je l’entends, tiré à 400 exemplaires. J’ai un fan club d’amies qui s’occupent de ce genre de choses. Elles m’ont dit : “Lucas, il est temps que le monde entier te connaisse”.
Voilà, pour les lecteurs et les lectrices de l’Asymptomatique, c’est déjà fait.
Propos recueillis par Claude Semal le 14 juin 2021.
Les illustrations de l’interview de Lucas
1/ En couv’, “Une île”, “l’atelier de Lucas”, d’après Gustave Courbet 2/ Double page pour VSD, 2004 3/ La première affiche de Lucas pour le Théâtre, “Mademoiselle Julie” , 1991 4/ La dernière affiche de Jo Dekmine comme directeur du 140 5/ La couv’ de Libé sur les Jeux Olympiques en Chine en 2001 6/ La couv’ de Libé une semaine avant les présidentielles de 2002 7/ La fresque “Midnight in Belgium”, qui a été créée comme fronton du “Frite Théâtre” 8/ Belgica Sexitae Unita, toute la classe politique à poil en 2007 9/ Une double page dans l’Evènement du Jeudi en 2000 10/ Exposition à Milan après avoir gagné un prix prestigieux 11/ “Camilla”, série des “cams girls”, 2021 12/ Double page dans VSD, 2003 13/ Extrait de Walk Movie, un roman et 120 mètres de fresque 14/ Un article dans Univers Mac World en 2001
Le site de Lucas
Pas de commentaires