Interview de Marius Gilbert : “IL FAUT FERMER LES ÉLEVAGES DE VISONS !”

Les hasards de la vie font que j’ai connu Marius Gilbert en culottes courtes (c’est le fils de Roudoudou, le chanteur du GAM…), et qu’il avait même participé, à dix-huit ans, à l’un des ateliers “écriture et interprétation de chansons” que j’animais à l’époque à l’Académie d’Été de Libramont. Comme quoi, la chanson mène à tout … à condition d’en sortir (ou de ne jamais y entrer) ;-).
Après des études à l’ULB, où il occupe aujourd’hui une fonction de vice-recteur, vous le connaissez surtout pour avoir été, pendant tout le confinement, un des scientifiques régulièrement invités dans les médias belges pour nous parler de l’évolution de la pandémie et décrypter les mesures gouvernementales. Coronavirus, retour vers le futur.

Claude: Bonjour Marius. Je t’avais interviewé au tout début de l’Asymptomatique (1), et cela me semblait intéressant de refaire le point aujourd’hui avec toi. En Belgique, du moins, on a le sentiment que la crise du COVID est aujourd’hui “derrière nous” ; et pourtant, l’OMS vient d’annoncer le maintien d’un niveau “d’alerte maximal” au niveau mondial pour cette pandémie. D’où viennent ce contraste et cette différence de perception ?

Marius : La situation en Belgique est beaucoup plus favorable que dans de nombreux autres pays du monde. Il y a un très bon “socle” de protection immunitaire à l’échelle de la population, à la fois grâce aux différentes campagnes de vaccination, et aux multiples vagues d’infections, qui font que de nombreuses personnes ont déjà rencontré la maladie une ou plusieurs fois.
De plus, comme différentes souches du virus ont circulé, cela a diversifié et renforcé nos défenses immunitaires individuelles.
Quand de nouveaux variants circulent, comme c’est le cas actuellement, ils débouchent donc de plus en plus rarement sur une forme sévère de la maladie.
En fait, tant les vaccins que les infections ne nous protègent pas très bien contre les risques de transmission et de réinfections. Je pense que ça, on l’a tous vécu.
Par contre, ils nous protègent des formes graves de la maladie, celles qui peuvent nous envoyer à l’hôpital, ce qui a toujours été l’enjeu majeur.
On ne se soucie donc plus aujourd’hui de freiner la circulation du virus, et les lourdes mesures sanitaires que nous avons connues ne sont donc plus justifiables par leur bénéfice sanitaire.

Claude : Je consulte régulièrement un site de patients qui souffrent de diverses formes du “Covid long”, parfois depuis plus de deux ans. Est-ce que la médecine a fait des avancées significatives dans le traitement cette forme-là, ou bien cela reste-t-il encore assez mystérieux ?

Marius : Elle avance, mais pas suffisamment vite. On n’a pas encore de solutions thérapeutiques évidentes, et qui “marchent” pour tout le monde. Et avec le désintérêt sociétal pour la chose, ils se sentent en plus un peu abandonnés.
Encore aujourd’hui, certains développent des “formes longues” et handicapantes qui durent pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois. C’est une des raisons pour les quelles il ne faut pas “banaliser” complètement cette maladie.
C’est vrai qu’il y a eu un tel ras-le-bol des mesures préventives, une telle envie de tourner la page, qu’on oublie parfois des mesures toutes simples et raisonnables, comme rester chez soi lorsqu’on est malade pour ne pas infecter les autres.

Claude : Je me trompe, ou la grippe saisonnière a été particulièrement virulente cette année ?

On s’était promis un café, ce fut un thé.

Marius : Je n’ai pas d’information en ce sens. Ce qu’on a eu par contre, surtout en France, c’est un regain des hospitalisations pédiatriques pour bronchiolites. Pendant deux hivers, les enfants ont été préservés par les mesures sanitaires prises contre le COVID, et là, tu as brusquement deux ou trois tranches d’âge qui ont développé la maladie en même temps, ce qui a mis les hôpitaux pédiatriques sous pression.
C’est un problème récurrent en période hivernale, mais auquel viennent s’ajouter des problèmes de budgets et de personnels soignants. D’abord parce que certains tombent eux-mêmes malades, ce qui provoque un certain absentéisme, et ensuite, parce que pas mal de gens ont quitté le métier après la pandémie.

Claude : On va changer tout à fait d’échelle et de continent. Je crois que tu as eu des rapports professionnels avec la Chine. Le changement des autorités chinoises par rapport à la pandémie est très spectaculaire.
On est passé d’un objectif “zéro COVID”, où l’on pouvait mettre une ville de 10 millions d’habitants en “lockdown” pour trois cas dans une épicerie, à une levée brusque de toutes les barrières sanitaires, et où cela semble carrément devenu “open bar”. Qu’est-ce qui justifie cette volte-face ?

Marius : Je pense qu’il y a la convergence de trois choses. Une certaine pression économique, car toute l’économie chinoise a lourdement payé le prix des “lockdowns”. Un certain mouvement sociétal – on a vu des mouvements de protestation contre la politique sanitaire des autorités – même s’il faut toujours prendre avec des pincettes les “infos” qui nous viennent de là-bas.
Et il y a aussi le fait que les variants qui circulent actuellement sont beaucoup plus transmissibles que la souche originelle. Ce qui “marchait” avant pour ralentir sa circulation n’est tout d’un coup plus devenu suffisant.
La politique “zéro COVID” commençait donc à craquer de partout, et beaucoup d’observateurs pensent qu’ils ne maîtrisaient plus la transmission.
Et plutôt que de l’admettre, ils ont présenté ça comme un choix.

Claude : C’est Machiavel qui disait je crois cela dans “Le Prince”: “Ce que tu ne peux contrôler, il faut feindre l’avoir organisé” (rires).

Marius : C’est tout-à-fait vraisemblable, en réalité. Ca rejoint une observation qui avait été faite chez nous avec la vague du variant Omicron en mai dernier. La Hollande, qui avait déjà un niveau d’hospitalisations très élevé, a essayé de faire un “mini lockdown” de quelques semaines, mais ils n’ont pas du tout réussi. Omicron est passé à travers.
Quant aux conséquences sanitaires de ce changement de politique en Chine, elles sont très difficiles à évaluer. Leurs vaccins semblaient un peu moins efficaces que les nôtres, et la population âgée, beaucoup moins vaccinée. Mais ils ont administrativement changé de façon extrêmement restrictive la définition d’un “décès COVID”, ce qui fait qu’il devient très difficile de comparer les statistiques.

Claude : Ils ont “cassé le thermomètre”, comme ont dit.

Marius: C’est ça. Ou du moins, ils l’on plongé dans un seau à glace. Il sera très difficile d’avoir une idée de la surmortalité en Chine.

Claude : Est-ce qu’il y a des souches plus dangereuses qui continuent à circuler dans certaines parties du monde, ou bien c’est “Omicron über alles”?

En Chine, un changement complet dans la gestion de l’épidémie.

Marius : Je ne pense pas. Et puis ce sont des descendants d’Omicron, pas le variant Omicron originel.
La grosse inconnue, parce que cela nécessiterait des études à plus long terme, c’est qu’on ne sait pas bien vers quel “modèle” on va.
Il y a deux hypothèses. La première, c’est qu’on aille vers une infection de plus en plus inoffensive, banale, bénigne, comme une espèce de rhume. C’est ce qui serait évidemment souhaitable.
L’autre hypothèse, qui n’est pas exclue, c’est que chaque infection au Covid abîme un petit peu notre santé, provoque des petites lésions qui s’accumulent, une sorte de phénomène d’érosion, comme le vent ou l’eau sur un rocher, et puisse à terme avoir un impact plus important sur notre santé.
Parce que ce n’est pas un virus qui reste dans les poumons. Lorsqu’il a la possibilité de se développer, et qu’il n’est pas immédiatement contré par les anticorps, il peut infecter des tas d’autres organes internes, comme le cerveau. Ce qui provoque une large palette de symptômes, y compris les COVID longs.
On a donc peut-être intérêt à se faire infecter le moins souvent possible.
Il n’y a pas encore un consensus scientifique à ce sujet, mais j’ai vu passer quelques résultats qui iraient dans le sens d’un affaiblissement progressif du système immunitaire. Voilà, c’est un nouveau virus, et on risque de découvrir de nouveaux impacts qu’on n’avait pas soupçonnés au début.

Claude : On avait aussi beaucoup parlé, surtout évidemment dans les milieux antivaxs, des effets secondaires des campagnes de vaccination. Avec le recul, est-ce qu’on a aujourd’hui des données scientifiques à ce sujet ?

Marius : Il y a une “méta-analyse” qui est sortie il y a deux semaines, c’est à dire “une étude qui compile d’autres études”. Ils confirment les risques de myocardites et péricardites qui avaient déjà été identifiées, en particuliers chez les hommes jeunes vaccinés, mais inférieurs à ces mêmes risques chez les personnes infectées.
On n’a pas de résultats neufs ou inattendus par rapport à ce qu’on savait il y a six mois ou un an.

Claude : Cela concerne de façon horizontale tous les vaccins, ou un type en particulier ?

Marius : Pour les myocardies, surtout les vaccins à ARN messager. Mais il reste énormément “d’informations” sur les effets secondaires des vaccins qui tournent et se propagent sur les réseaux sociaux, mais qui ne se vérifient pas dans les études macroscopiques dont on dispose à ce sujet.

Claude : A part la Chine, y a-t-il encore d’autres endroits du monde où le virus circule d’une façon handicapante pour l’économie ou la vie sociale ?

Marius : Pas au sens de mesures sanitaires coercitives et collectives, mais il continue à envoyer des gens à l’hôpital. C’est vrai qu’en Chine, tu as eu une brutale explosion des contagions, parce qu’on a baissé soudain toutes les barrières sanitaires qu’on avait mises en place. On a commencé à parler dans certains pays de “tester les voyageurs chinois”, ce qui est épidémiologiquement absurde, parce que ce même virus circule déjà abondamment partout ailleurs !

Claude : Comme si c’étaient les Chinois qui allaient à nouveau réimporter le virus…

Marius : Oui, je pense qu’il y avait une sorte d’écho de l’infection au COVID initiale.

Claude : A-t-on compris pourquoi le continent africain, qui était sous-vacciné, et dont les infrastructures sanitaires sont beaucoup plus sommaires, semble avoir été moins violemment impacté par le COVID que d’autres régions du monde ?

Un élevage de visons : un danger de foyer de zoonose.

Marius : Il y a plusieurs hypothèses, et même un peu plus que des hypothèses. Le principal facteur de “protection”, c’est la pyramide des âges, puisque la “dangerosité” en terme de décès évolue spectaculairement avec l’âge.
En Afrique subsaharienne, tu as énormément de jeunes et très peu de vieux. Les conséquences de la maladie sur la population seront donc radicalement différentes.
Seconde chose, on sait que la dangerosité du COVID est fortement liée à des “comorbidités” comme le diabète, les cancers, les maladies cardio-vasculaires qui sont des maladies des pays à “hauts revenus”.
Une troisième hypothèse, mais qui est moins connue, serait une protection d’ordre génétique, ou liée à des infections croisées par d’autres virus pathogènes.
Mais il ne faut pas généraliser. En Afrique du Sud, par exemple, l’impact sanitaire a également été assez lourd.

Claude : C’est aussi le pays d’Afrique qui est le plus industrialisé : il fait même partie des BRICS (2). Si on regarde à présent vers le futur, y a-t-il des craintes de nouvelles zoonoses (3) qui pourraient voir le jour ?

Marius : Oui, certainement. Le risque pandémique a toujours existé. Mais certains facteurs l’aggravent sensiblement.
Il y a par exemple un virus de grippe aviaire, H5N1, qui continue de circuler dans les populations d’oiseaux sauvages d’Europe du Nord et d’Amérique du nord, et qui a provoqué une mortalité suffisamment importante pour menacer certaines espèces.
On a constaté sa transmission à certains mammifères qui se nourrissent de cadavres d’oiseaux : des chats, des ours, des loups.
Et un autre cas qui est particulièrement préoccupant, c’est une infection à l’intérieur d’une ferme à visons en Espagne, avec une infection qui serait là de mammifère à mammifère. Bon, tout l’élevage a été euthanasié, le “foyer” a été éteint, mais les visons sont des carnassiers qui appartiennent à la famille des mustélidés, comme les furets, qui sont précisément les animaux qu’on utilise comme modèle en laboratoire pour étudier la transmission de virus grippaux, parce que leurs mécanismes de transmission sont assez proches des nôtres. C’est donc assez inquiétant.
Je pense personnellement qu’il faudrait interdire les élevages de visons, tant que ce virus H5N1 circule, parce que ce qui est arrivé une fois pourrait se reproduire, et que le risque d’une contagion à l’homme n’est pas négligeable. C’est vraiment jouer avec le feu.

Claude : Est-ce qu’à postériori, sachant ce que nous savons aujourd’hui, ton regard a changé par rapport aux pandémies en général, et à celle du COVID en particulier ? Il y a des choses que tu préconiserais, ou au contraire des choses que tu ne referais plus ?

Marius : En gros, c’était assez conforme à ce que j’imaginais. Mais ce que j’ai surtout appris, c’est l’importance des facteurs sociaux. A la fois en terme de prévention et d’impact.

Claude : Qu’entends-tu par “facteurs sociaux” ?

Marius : On a trop tendance à vois une épidémie comme un problème biomédical, qu’on va donc régler par des instruments biomédicaux : vaccins, thérapies, etc … Or au début, on n’a rien, on n’a même pas de quoi tester les gens.
Le seul instrument qu’on a, c’est la cohésion sociale, la communication, la capacité à prendre collectivement les bonnes décisions. De façon proportionnée et équitable.

Claude : Ce qui pose aussi immédiatement la question du pouvoir : qui décide ?

La précarité accroit les risques sanitaires.

Marius : Tout à fait. Et comment on gère les choses ? Le modèle assez vertical que nous avons utilisé était peut-être légitime dans le temps de l’urgence, parce qu’on n’a pas vraiment eu le temps de construire un dialogue, mais après un certain temps, ça ne fonctionne plus, on a vu ça avec la contestation qui a parfois été réprimée durement, il faut y introduire de l’horizontalité et de la collégialité.
Pourquoi ne pas y réfléchir “en temps de paix”, c’est à dire maintenant ?

Claude : Dans ton livre, que j’avais chroniqué (3), tu lançais un appel à créer une structure académique, scientifique et ouverte qui permettrait d’échanger en temps de crise des analyses parfois divergentes, critiques ou contestataires, afin de confronter les points de vue, de cerner ce qui fait consensus, et ce qui fait vraiment débat. On a avancé sur cette piste-là ?

Marius : Non, pas vraiment… Il y a l’Académie Royale de Médecine…

Claude : Dont ce n’est pas vraiment le rôle…

Marius : Pourquoi pas ? Elle regroupe des scientifiques de tout le pays et de toutes les disciplines. Traditionnellement, c’est plutôt un organe qui prend le temps de la réflexion, émet des avis plus généraux, produit des publications, mais cela pourrait être un lieu plus dynamique par rapport à des questions comme celles-là. C’est une institution, on s’y fait élire ou coopter, mais elle pourrait, en cas de crise sanitaire, imaginer un autre lieu de débats, plus ouvert, et elle a la légitimité pour le faire.
Mais “débat ouvert” ne veut pas dire un débat sans méthode. Il faudrait que ses participants acceptent de fonctionner sur la base d’une démarche scientifique. Comment on traite les données, les informations, et comment on les vérifie. Comme dans toutes les professions, comme dans toutes les institutions, cela passe par le respect de certains protocoles, de certains codes. Quand il y a des francs-tireurs qui estiment ne pas devoir se soumettre à cette démarche scientifique commune, cela rend le dialogue très compliqué, je l’ai moi-même constaté sur les réseaux sociaux.
Mais en respectant ces “codes scientifiques”, il y a moyen d’avoir des discussions très ouvertes. Il y a par exemple actuellement un débat dans certains milieux scientifiques sur l’origine du COVID : fuite d’un laboratoire versus transmission par un animal.
Mais chaque “camp” utilise les outils de l’analyse scientifique, avec des arguments crédibles en faveur des deux hypothèses. Et même si on ne tire jamais cela au clair, cela prouve qu’un tel débat est possible.

Claude : Merci beaucoup Marius. Quelque chose que tu voudrais ajouter ?

Marius : Peut-être ceci : diverses études ont montré que les milieux les plus précaires étaient aussi ceux qui avaient été les plus touchés de la pandémie. Et qu’en même temps, la pandémie les a encore plus précarisés. Ce n’est pas vraiment la direction politique qui est prise en ce moment, mais c’est quelque chose qui doit je crois être intégré à une politique sanitaire efficace. Lutter contre la précarité, c’est aussi un moyen d’améliorer collectivement notre santé.

Propos recueillis par Claude Semal le 31 janvier 2023

(1) MARIUS GILBERT : DES PETITES BÊTES AU GRAND MECHANT LOUP (interview)
(2) Cet acronyme évoque cinq pays émergents dont l’industrie est en plein essor : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud. Ils se réunissent régulièrement.
(3) Maladies transmises à l’homme par un animal, ce qui semble avoir été le cas du corona virus.
(4) “Juste un passage au JT” de Marius Gilbert UN VOYAGE EN KAYAK

1 Commentaire
  • Marie-Noëlle Doutreluingne
    Publié à 11:34h, 04 février

    Et bien moi, Claude, je l’ai connu aussi presque en culottes courtes…. Il était étudiant en Bio-Ingénieurs à l’ULB et comme tu le sais, j’étais la secrétaire de ce département…. comme quoi !

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