Interview d’Eve Bonfanti et d’Yves Hunstad : “ON NE COMPREND PAS”

La “Fabrique Imaginaire”, la Compagnie d’Ève Bonfanti et Yves Hunstad, est depuis plus de trente ans une des meilleures ambassadrices du théâtre belge francophone. Ses spectacles ont tourné dans le monde entier, et “La Tragédie Comique” a déjà donné le goût du théâtre à deux générations de spectatrices et de spectateurs. Vous aurez d’ailleurs l’occasion de voir ou revoir cette petite merveille de spectacle au Théâtre de Poche au printemps prochain.

Mais en cette fin d’automne, c’est d’abord le coup de massue : sans préavis, Ève et Yves viennent d’apprendre par la presse que leurs subsides ont été totalement supprimés par la Ministre de la Culture. Plus rien. Nada. Schnolle ! Tentative d’élucidation de cette étonnante décision autour d’un verre de rouge (bio) – à deux pas du théâtre où ils ont créé ensemble leur premier spectacle.

Claude : Bonjour Eve et Yves. Depuis combien de temps votre compagnie, “La Fabrique Imaginaire”, bénéficiait-elle d’un “contrat programme” ?

Yves : depuis 2006.

Claude : Avant cela, pendant une bonne quinzaine d’années, vous avez donc travaillé d’abord comme artisans “indépendants”. Était-ce lié à vos exigences artistiques et à votre méthode de travail particulière ? Vous travaillez en effet longtemps sur la création d’un spectacle, avec des étapes intermédiaires où vous présentez des esquisses, des “étapes de travail” au public…

Ève : Oui, on a choisi de travailler tous nos spectacles avec cette méthode, en incluant déjà le public pendant la période de création. Et en jouant très tôt le spectacle en public, même s’il avait encore besoin d’être affiné, développé, abouti. Cela a aussi été rendu possible grâce à des résidences de création, principalement avec des partenaires à l’étranger.
Ces résidences étaient généralement des “accueils”, et prévoyaient rarement des salaires. On devait donc se financer grâce à la vente de nos spectacles.
On peut ajouter que ces résidences de création étaient alors peu fréquentes en Belgique francophone. Pour notre second spectacle, nous avons toutefois été accueillis au théâtre de la Balsamine, dirigé alors par Christian Machiels. Il était notre partenaire en Belgique et fut un précurseur de ce type d’accueil. Et puis ces dernières années, nous avons aussi travaillé avec le Varia, sous la direction de Sylvie Somen.

Claude : Mais en contrepartie, vous avez donc énormément tourné tous vos spectacles (généralement plusieurs centaines de fois). Cela fonde une “économie du spectacle” originale, et qui doit sortir un peu des clous…

Yves : Oui, mais si on a demandé un contrat programme (2), c’est parce qu’on commençait aussi à éprouver le besoin d’un réel soutien économique et administratif. Et parce que nous avions l’intention de lancer un ou plusieurs projets avec une équipe artistique plus conséquente. La période de gestation, de recherche et de répétitions risquait donc d’être encore plus longue que précédemment.
Pour La Tragédie Comique, nous étions deux créateurs (dont un acteur) avec trois partenaires de création. Pour Du vent, des Fantômes, quatre en scène avec deux partenaires de création. Pour « Au bord de l’eau », nous étions juste deux.
Mais en 2007, on a commencé la création de « Voyage » avec six actrices/ acteurs,
trois régisseurs et quatre partenaires ponctuels.
« L’heure et la seconde », avec quatre actrices/acteurs, deux régisseurs et quatre partenaires ponctuels ; et « Le café du Port», avec 12 artistes sur scène, un régisseur et cinq partenaires ponctuels.

Claude : Votre façon de faire a évidemment explosé les habituelles “six semaines de répétitions”. Vous créez et jouez vos propres textes en partant d’une “écriture de plateau”, et vous improvisez en scène un matériau textuel qui prend peu à peu une forme définitive à l’écrit. Le texte est donc le résultat de votre processus de création ; il n’en est pas l’origine.

Yves : C’est ainsi qu’on procède pour faire surgir la poésie du plateau. C’est une recherche qui refuse “l’efficacité” et qui demande du temps. Pour nous, il n’est question que de faire de l’art, et selon notre conception de l’art, nous sommes donc moins susceptibles que d’autres artistes ou formes artistiques de répondre à des règles trop contraignantes de production et de rentabilité. C’est ce que nous tentons et défendons, à chaque création, dans la mesure du possible.

Claude : Et avec cette méthode particulière, vous avez créé des merveilles de spectacles, notamment “La Tragique Comique”…

Ève : Oui, « la Tragédie » a été créée à Bruxelles au théâtre des Tanneurs (ex Saint Anne) en 1988 et aux théâtre des Bouffes du Nord à Paris en 1989. Et depuis 1988 et jusqu’à aujourd’hui, c’est-à-dire pour le moment en 2024, nous la jouons toujours.

Claude : Pour le public comme pour le milieu théâtral, dans ma génération comme pour celle qui a suivi, on a pris une claque avec ce spectacle, en Belgique comme à l’étranger. Je connais peu de spectacles qui ont provoqué un tel engouement, qui ont été reçus avec une telle unanimité… Vous l’avez joué combien de fois ?

Ève : Je ne sais pas. Un millier de fois… (1). On continue d’ailleurs à tourner avec les trois spectacles que nous avons créés à deux, que nous avons réunis en une « Trilogie sur le théâtre » : “La Tragédie Comique”, “Du Vent et des Fantômes” et “Au bord de l’eau”. Plus celui que l’on vient de créer : “Détours et Autres Digressions”…

Claude : Venons-en au problème que vous rencontrez aujourd’hui. Vous vous attendiez au non renouvellement de votre convention ? Vous aviez reçu des avertissements ou des demandes particulières ?

Eve : Pas du tout. On ne sait toujours pas ce qu’ils nous reprochent, ni ce qui justifie cette décision.

Claude : Vous avez reçu des explications du cabinet de la Ministre ?

Eve : Aucune à ce jour. Pourtant il est important pour nous de connaître les raisons de ce refus pour pouvoir introduire un recours. A l’heure qu’il est, on ne sait toujours rien….
Ce que ne ressentons comme injuste, c’est aussi qu’on a pu lire dans la presse que certains lieux de théâtre, eux, étaient au courant avant la date officielle du 9 novembre, grâce à des “fuites”, et qu’ils ont ainsi pu aller se défendre chez la Ministre pour qu’on ne diminue pas leurs subventions, ou pour qu’on les augmente. Et ce, contre toute règle démocratique qui voudrait qu’on soit tous égaux.. et contre toute transparence …
Ce qui a permis à certains d’être augmentés en dehors de la règle, et a bouleversé le plan financier prévu, ce qui du coup a retardé la publicité des résultats au 17 novembre…
Jour sombre pour nous, puisque nous avons ainsi brutalement appris dans la presse que notre subvention n’était ni maintenue, ni diminuée, mais carrément supprimée !

Yves : On comprend d’autant moins ce refus que nous avions demandé un contrat de création de trois ans pour monter un tout nouveau projet, « Apparitions », dont le thème est « la transmission », en incluant dans la préparation des écoles de théâtre et des associations diverses. Et aussi, pour collaborer avec d’autres artistes sur des projets personnels, tout en continuant à tourner nos spectacles précédents, comme la Tragédie Comique, qu’on va jouer au Festival “Paroles d’Humains” et au Théâtre de Poche en avril 2024 ; et bien sûr « Détours », qui continue à tourner en France et en Suisse cette saison.

Eve : C’est étrange. On a toujours été hyper droits avec les subsides qu’on a reçus. On ne s’est jamais mensualisés à l’année, pour cela on avait de toutes façons trop peu d’aides, mais uniquement pendant les périodes de répétitions et de représentations. Et on a toujours salarié nos équipes techniques et artistiques pendant toutes les répétitions – alors qu’on sait très bien que cela ne se passe pas toujours comme ça ailleurs…

Claude : Vous avez toujours beaucoup travaillé sur le pouvoir de l’imaginaire dans vos spectacles…

Yves : Oui, tout en gardant en conscience que tu as des responsabilités quand tu montes en scène, par rapport à la société et à l’univers qui t’entourent. Et par rapport au public qui vient au théâtre. Tu ne peux pas monter sur une scène juste pour imposer “ta” personnalité. Je pense que la scène n’est pas la représentation de ton intelligence, de ta force ou de ton talent. Selon moi, tu entres en scène pour entrer en relation avec “le Théâtre”, qui est une immensité, et en même temps, conjointement, en relation avec “la vraie vie”.

Eve : Notre nouveau projet, « Apparitions », est née de cette réalité. Il nous est « apparu » au cours d’une pratique qu’on exerce quelquefois : des ateliers de création, des sortes de masterclass qu’on donne à des artistes professionnel.les ou à des amateur·ices.

Yves : On vient d’en donner une au printemps dernier à la Cartoucherie de Vincennes pour l’ARTA (Association de recherche des Traditions de l’Acteur). Cette expérience a été décisive pour notre nouveau projet – même s’il commençait à couver depuis un moment. On a des notes, des dessins, des outils pour de se connecter à “la magie du jeu”.

Eve : Pour précision, l’ARTA, c’est “l’école des Maîtres” de la Cartoucherie – le théâtre fondé par Ariane Mnouchkine. Cette dernière expérience nous a poussé à expliciter encore plus notre propre point de vue sur le théâtre. Sur la recherche de ce phénomène qui a peut-être des milliers d’années et qui continue à nous accompagner dans la vie. Le théâtre est un univers de contrastes issu du monde sacré et ancien, qui a évolué jusqu’à aujourd’hui, mais qui garde ce lien avec le monde d’avant. Cela signifie pour nous que tu ne peux pas vivre le présent sans le passé. Aussi loin qu’il remonte, que tu peux l’imaginer et le ressentir. On dit souvent au théâtre qu’il faut être “dans l’instant présent”.
C’est très juste, sauf si on oublie que le temps présent est aussi composé du temps passé. C’est ça, on ne peut pas être QUE « aujourd’hui » … Il n’y a que dans la maladie d’Alzheimer qu’on n’est “qu’aujourd’hui”, qu’on éradique le passé de sa mémoire – et c’est horrible….

Yves : Pour « Apparitions », la démarche s’inspirera de nos façons précédentes, c’est normal, on suit un chemin de création. Aujourd’hui, avec les centaines de notes que nous avons prises, on a envie d’offrir au grand public, comme une “master class”, « un cours de théâtre » qui ne serait donc pas réservée aux pros du métier, mais qui serait destiné au public. On ne veut pas créer de fossés entre les uns et les autres.

Eve : Il parait que de haut-responsables culturels de la FWB ont déclaré : “Nous ne voulons pas regarder en arrière, nous ne voulons regarder que le futur”.

Claude (pouffant de rire) : Quelle bête phrase !

Eve : Qu’est-ce que cela veut dire : “le passé ne nous intéresse pas ?” pour un responsable culturel ? Au niveau politique, philosophique, ou scientifiquement, comment peut-on tenir ce genre de propos qui mène à effacer le passé, donc le réel, à tuer la filiation, à modifier l’Histoire. C’est du révisionnisme, non ? On appelle ça comme ça, je crois ? C’est effrayant, non, c’est une volonté de créer un fossé ?

Yves : Ben oui, ce fossé n’existe pas dans la réalité.

Eve : Dans ton précédent numéro, tu titrais « Trop vieux pour être artiste ? » … mais c’est affreux ! Ce sont des pensées d’apartheid, de frontières. Peut-on raisonner de la même façon pour des travailleurs exploités qui aspirent au repos et à la liberté, et pour des artistes passionnés par leur travail ? Oserait-on dire à Miazaki, à Ken Loach, à Yolande Moreau, etc… Hé ! là… ! Vous ! Stop ! Tu quittes le plateau, tu déposes ta caméra, ta plume et tu SORS !
L’aurions nous dit à Peter Brook ? On n’est pas médiatisés comme elles et eux, est-ce pour cela qu’on aurait droit à ce mépris ?
Il n’y a qu’une chose qui peut arrêter un chemin d’artiste… c’est la mort!
Ceux qui prétendent l’arrêter à cause d’un pouvoir qu’ils auraient acquis sont des imposteurs – parce qu’ils se croient plus forts que la Mort. Pour un.e artiste ou un.e chercheuse/r, le travail se confond avec l’existence.

Yves : Nous, au sortir de cette foutue crise du COVID, on a de nouveau des projets et des tournées : on a déjà joué notre dernière création « Détours et autres digressions » plus de 60 fois depuis sa création au Varia en juin 2022 – et la tournée n’est pas terminée cette saison. Les “critiques” du dernier spectacle sont excellentes, et on a fait salle comble pendant le dernier Festival d’Avignon en 2023. Le public était très heureux de nous retrouver après le COVID ! On a bien ri, vécu, pensé, ressenti ensemble !
Si on fait notre boulot, et si on le fait plutôt bien, pourquoi veut-on nous empêcher de le poursuivre ? Vraiment, on ne comprend pas.

Propos recueillis par Claude Semal le 26 novembre 2023

 

(1) Plus de 2 200 représentations avec les six créations de La Fabrique Imaginaire ; plus de 500 000 spectateurs depuis 1988 ; une douzaine de traductions en langue étrangère.
(2) Subsidiation pluriannuelle accordée sur la base d’un certain cahier des charges.

LA “TRAGÉDIE COMIQUE” AU THÉÂTRE DE POCHE EN AVRIL 2024

 

Créée en 1988, La Tragédie Comique fait partie de ces spectacles qui ont tellement marqué l’histoire du théâtre qu’ils en sont devenus mythiques.
Un surprenant face à face entre l’homme et l’imaginaire. Un miracle scénique. Cette pièce originelle d’Ève Bonfanti et Yves Hunstad est d’autant plus précieuse à (re)découvrir qu’elle est l’entrée idéale dans leur œuvre atypique.
A la croisée du théâtre élisabéthain et de la création contemporaine, La Tragédie Comique joue avec la représentation, son cortège d’impostures et de dévoilements, ses limites et son infinité.
Seul en scène, Yves Hunstad, avec une maîtrise du verbe hors du commun, invente un fabuleux personnage cosmique, humain, grave et fragile, qui nous embarque, séance tenante, pour un voyage jusqu’au cœur d’un grand mystère : celui du théâtre.
Yves Hunstad brasse le plaisir du jeu, l’intelligence alliée à l’émotion et nous livre un inoubliable moment de grâce.
Pourquoi reprendre au Poche – théâtre de création s’il en est -, un spectacle joué près de 1000 fois dans le monde entier et traduit en plusieurs langues ? Parce qu’il a donné à toute une génération le goût et la curiosité du théâtre – et qu’à ce titre il est probablement d’utilité publique. Qu’il a offert l’impulsion nécessaire à se révéler à tant de jeunes artistes. Qu’il est surtout un inoubliable moment de grâce. Et qu’à notre tour, nous voulions en être le passeur…

L’équipe du Théâtre de Poche

Renseignements et réservations : https://poche.be/show/2023-la-tragedie-comique

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