Interview : MICHÈLE BERNARD, INTÉGRALEMENT CHANSON

J’ai rencontré pour la première fois Michèle Bernard au début des années ’80, aux Semaines Internationales de la Chanson, dans une vielle abbaye nichée au cœur du massif de la Sainte-Baume. Sœur de scène d’Anne Sylvestre, son accordéon nous y a quelquefois fait valser sous les lampions jusqu’aux portes de la nuit. Michèle fête aujourd’hui la sortie de son intégrale chez EPM, en 14 CD’s et plus de 300 chansons, par un concert exceptionnel au Théâtre Antoine Vitez d’Ivry.

Claude : Bonjour Michèle. Le dix-sept janvier, tu fêteras par un concert à Ivry, dans la banlieue rouge de Paris, la sortie de ton intégrale chez EPM (1). 343 chansons enregistrées ! Difficile d’échapper à l’effet “bilan et perspective” ;-). Comment as-tu monté ce projet d’intégrale ?

Michèle : L’idée de sortir mon intégrale ne vient pas de moi, mais de ma maison de disques, EPM, parce que ces dernières années, je n’avais plus écrit grand-chose. J’ai enchaîné un accident de voiture avec les années COVID, et ça ne m’a pas du tout inspirée.
En même temps, j’avais déjà enregistré suffisamment de chansons dans ma vie pour justifier une intégrale : plus de 300 ! Cela m’a obligée à les revisiter, à regarder dans le rétroviseur, et je n’avais pas l’habitude, c’était un peu lourd à porter, tout ce matrimoine ! Ce n’est que quand j’ai eu digéré tout ça que je me suis remise à l’écriture.
Mais comme le COVID nous avait empêché de fêter dignement la sortie de cette intégrale, du coup, on a programmé ce concert au théâtre d’Ivry, avec deux de “mes” musiciens, mais aussi avec quelques invité·es qui chanteront également leurs propres chansons.

Claude : Il y a beaucoup de guitares et de pianos dans le petit monde de la chanson. Tu es presque l’une des seules à avoir préféré l’accordéon. Comment et pourquoi est-il devenu ton instrument de cœur ?

Michèle : L’accordéon est un instrument très symbolique pour moi, parce que, voilà, j’ai eu une enfance très sage et très studieuse où j’ai appris à jouer sur le piano du salon de mes parents, mais avec un esprit de révolte qui pointait et qui m’a menée, pour mes 20 ans, à mai 68.
L’accordéon m’a permis de sortir de ce salon, d’aller jouer dans la rue, d’exprimer les libertés naissantes de ce mai 68. Mais j’ai toujours joué sur un “clavier piano”, et j’ai donc aussi pu hériter de ce bagage musical initial.
Et je me suis très vite rendu compte que j’adorais cet instrument.
C’est un instrument populaire qui respire avec vous, qui est très vivant, et surtout, qui “ouvre les gens”, je ne sais pas comment dire autrement. Chez la majorité d’entre eux, il y a une sympathie immédiate pour l’accordéon. Bon, il y a aussi quelques snobs, mais en général, il ouvre l’affect et les oreilles et il appelle aux grands sentiments.

En scène avec Frédérique Bobin et Louise Osman, Photo Guylaine Coquet

Claude : On te connait bien sûr d’abord comme auteure-compositrice-interprète de tes propres textes. Ta chanson “Je t’aime” est à mes yeux une des plus belles chansons d’amour, de celles qu’on rêverait d’avoir soi-même écrite. Par quel chemin es-tu entrée en chansons” ?

Michèle : Je suis venue à la chanson par le théâtre. Quand j’étais ado, j’ai fait le conservatoire d’art dramatique à Lyon, puis le théâtre universitaire, et à la fac j’ai rencontré un copain qui était régisseur d’une troupe de théâtre amateur dans la quelle j’ai pu rentrer. Elle s’appelait “le Théâtre des jeunes années”, et comme dans le théâtre pour enfants, on fait beaucoup de musiques et de chansons, je me suis mise à chanter par ce biais-là.
J’ai aussi rencontré d’autres copains auteurs compositeurs, et on s’est mis à chanter dans les caves et les restaurants, on faisait la manche, et j’adorais ce rapport frontal et direct avec un public pas forcément acquis au départ.
Je m’y suis sentie plus à ma place que sur une scène de théâtre où il fallait endosser un personnage. Là, on pouvait être soi-même d’entrée de jeu. Au départ, j’étais simplement interprète, et puis j’ai pris goût à l’écriture, en m’imprégnant de toutes les chansons que j’aimais, que ce soient des chansons de variété, “rive gauche” ou sociales.

Claude : Tu as consacré un disque et un spectacle à Louise Michel. Que t’a-t-elle inspiré, à la fois comme femme et comme personnage politico-historique ?

Un stage à Saint-Julien Molin Molette

Michèle : Au départ, c’était une commande pour un chœur de femmes. Je me suis plongée dans son univers, dans ses mémoires, et cela m’a absolument passionnée. Louise Michel est un personnage très romanesque, très complet. Elle est évidemment liée à la Commune de Paris, mais avant cela, elle était institutrice, elle avait appliqué à l’école des méthodes qui étaient tout à fait révolutionnaires pour l’époque, puis il y a eu son engagement social pendant la Commune de Paris, puis son exil en Nouvelle Calédonie, où elle a continué à semer la révolte en cherchant des connections avec les populations canaques, ce que ne faisaient pas nécessairement les autres prisonniers communards.
Bref, c’est un personnage très haut en couleurs, qui s’est préoccupé aussi de la condition féminine, des injustices sociales, du progrès scientifique.
Ce qui est très touchant chez elle, c’est cette force révolutionnaire, cette force d’invention, cette capacité à entrainer les autres derrière elle.
Mais c’était aussi quelqu’un qui était éprise de poésie, de toutes les choses de l’art. Tout ce qu’elle a vécu, les plus rudes comme les plus douces, même si elle en a surtout vécues de rudes, elle les a traduites à travers le prisme de sensations poétiques – comme a pu le faire un Victor Hugo à la même époque. Ce n’était pas une “grande poétesse”, mais elle portait sur tout un regard de poète, et cela m’a beaucoup touchée.

Claude : Comme d’autres chanteurs et chanteuses (en particulier Allain Leprest, le régional de l’étape !) tu as été invitée à deux reprises par la Ville d’Ivry pour coordonner un énorme travail autour de la chanson dans la cité, qui se terminait je crois à chaque fois par un grand spectacle collectif. La chanson sortait ainsi des cabarets et des théâtres pour irriguer toute la ville. Comment as-tu vécu ces expériences ?

Michèle : C’est une super belle chose, et j’ai eu la chance d’en faire deux, grâce à Leila Cuckierman, qui dirigeait à l’époque le Théâtre d’Ivry, et qui avait pour idée que la chanson était un art à part entière, dont il fallait prendre soin au même titre que les autres formes artistiques.
Qu’il fallait lui donner les moyens budgétaires et humains de monter professionnellement des spectacles. Pour ces résidences, le cahier des charges était de s’intégrer à différentes stuctures dans la ville, faire des mini concerts dans les HLM ou pour des associations, proposer des choses aux chorales, aux écoles, au conservatoire, c’est exténuant quand on est dans les conditions de création d’un spectacle, mais ensuite, cela crée un rapport rare et très particulier avec le public, parce qu’il a été associé depuis le début à tout le processus de création.

Claude : Quand on parle d’une auteure-interprète en France, on pense évidemment tout de suite aussi à Anne Sylvestre, qui a coproduit plusieurs de tes albums. Tu as envie de nous dire quelque chose sur cette sœur de scène ?

Michèle : Anne Sylvestre a été un personnage déterminant pour moi. Quand j’étais ado, j’étais fan de ses chansons et je les écoutais en boucle. Et puis j’ai eu la chance de faire une de ses “premières parties” à mes débuts, à la fin des années ’70, et il se trouve qu’elle a manifesté de l’intérêt pour ce que je faisais.
Elle m’a ensuite vraiment suivie dans mon parcours, ce qui était magnifique pour moi. On s’est liées d’amitié. On ne se faisait pas de grandes confidences, c’était plutôt une sorte de respect mutuel, et on a aimé partager certaines expériences communes.
J’ai joué dans une comédie musicale qu’elle avait écrite, elle m’a demandé de faire la mise en scène d’un de ses spectacles, à Saint Julien Molin Molette, je l’ai sollicités pour animer des ateliers d’écriture, des choses comme ça. Une sorte de compagnonnage.
C’est un personnage que j’admire énormément, et qui m’a aussi inspirée, par la sorte de rage qu’elle avait de faire des spectacles, de courir les routes pour aller chanter. Voilà. Quand il m’arrive de trouver ce métier crevant, je pense à elle, et elle me redonne la force et le plaisir de chanter.
J’ai envie d’ajouter une chose amusante à propos d’Anne, comme elle venait souvent animer des ateliers chez nous, la municipalité a décidé de rebaptiser le chemin qui passe devant chez moi “le chemin Anne Sylvestre”, ce qui fait que j’habite à présent 4, chemin Anne Sylvestre, ce qui est symboliquement assez rigolo. Cela me fait plaisir et c’est joli.

Le chemin Anne Sylvestre en hiver (Photo Mathis Granado)

Claude : La chanson, qui est un art populaire par excellence, entretient parfois de curieux rapport avec la poésie, qui a parfois la réputation d’être plus élitiste. Tu te fous complètement des étiquettes, ou c’est une contradiction que tu as parfois rencontrée dans ton propre travail ?

Michèle : Je ne sais pas très bien comment me situer par rapport à ça. Je ne suis d’ailleurs pas sûre que cette compartimentation soit très intéressante. Quand je rentre dans une période d’écriture, moi j’ai besoin de lire de la poésie, comme si elle faisait grandir en moi mon niveau d’exigence par rapport à l’écrit. Je n’ai pas d’explication par rapport à ça. C’est une façon de se mettre “en état poétique”. C’est vrai que la poésie ne touche qu’une minorité de personnes, mais en mettant certains poètes en musique, quand leurs textes s’y prêtent, j’espère au moins pouvoir faire partager mon amour de la poésie.

Claude : Une précédente courte anthologie de ton travail, en trois CD, s’appelait “Sur l’infini des routes”. Ce qui donne presque un sentiment d’errance. C’est marrant, parce que je te percevais plutôt comme enracinée dans une région, autour du beau lieu industriel que vous avez transformé en lieu culturel, à St Julien Molin Molette. Tu te sens toujours nomade ?

Michèle : C’est vrai, et je n’ai pas la clé de cette contradiction. Je suis très sensible à tout ce qui concerne les mouvements de population et l’exil. Peut-être parce que j’ai rencontré dans mon enfance une gamine bohémienne. La vie de tournée me permet de vivre les deux choses, les voyages, et le plaisir de rentrer chez soi. Je suis sensible à deux formes de poésie, les poètes du voyage, comme Blaise Cendrars, et les poètes de l’enracinement, comme René-Guy Cadou, qui fait des voyages de l’intérieur, et qui écrit dans un de ses poèmes que sa vie n’ira pas plus loin que la barrière de l’octroi (1). Il ne quitte finalement pas la table où il écrit ses poèmes. il y a cette double chose en moi aussi.

Photo Jean-Louis Gonterre

Claude : A propos de route, tu as récemment été victime d’un grave accident de la route. Quand on frôle ainsi la mort, est-ce que la vie à la même goût après ?

Michèle : Après avoir fait tellement de route pendant tellement d’années, il fallait sans doute que cela arrive. C’est bête à dire, mais j’ai vécu assez positivement ce moment de suspension. On se rend compte que le monde peut continuer à tourner sans nous.
Il m’a permis de découvrir aussi pendant quelques mois la vie des soignants et des soignantes. Cela m’a beaucoup apporté humainement.
L’aspect négatif, c’est qu’on en sort plus craintive, plus peureuse. On se rend compte que la vie, finalement, cela se termine plutôt mal.
(Je ne vois pas Michèle au téléphone, mais je devine un sourire d’ironie dans cette phrase).

Claude : Après quelques décades d’existence plus souterraine, le féminisme semble reprendre aujourd’hui du poil de la bête, au point de devenir un axe prioritaire de recomposition des luttes et organisations actuelles – comme on le voit par exemple pour le moment à la France insoumise. Est-ce que tu as quelque chose de particulier à dire sur les nouveaux visages du féminisme “post me too” ?

Michèle : Par rapport aux années ’70, je t’avoue que ne suis plus trop dans la bagarre aujourd’hui. J’ai pris un peu de recul, et je constate que le monde du féminisme a énormément changé, qu’il y a un vrai renouveau, mais aussi certains changements de priorité.
Et c’est vrai que je regarde avec un peu de circonspection l’état de surveillance généralisée du moindre propos et du moindre fait, cette espèce de maccarthisme rampant qui semble s’installer dans divers milieux. Mais c’est sans doute un mal nécessaire. Tant que certaines choses n’auront pas profondément changé dans la société, et en particulier dans les comportements masculins, c’est sans doute inévitable. Je fais le pari que les choses finiront par se rééquilibrer.

Claude : L’actuelle situation politique en France te rempli-t-elle d’espoir ou d’effroi ?
Et pour revenir à la chanson, cela fait 50 ans qu’elle semble ne vivre et survivre qu’en situation de résistance. L’industrie mondiale du disque a tout bouffé, à commencer par elle-même (trois sociétés discographiques produisent aujourd’hui 75% de la musique mondiale). Comment te situes-tu par rapport à l’actuelle scène musicale française ?

Avec Fred Bobin (Photo Guylaine Coquet)

Michèle : La situation est catastrophique, mais comme dans tous les moments de crise, il y a aussi des portes qui s’ouvrent. Ce qui se passe dans la politique est aussi ce qui se passe dans la chanson ou dans la société.
La montée de l’extrême droite, l’industrie mondialisée, on connait ça par cœur, pour l’instant c’est totalement désespérant, cette robotisation des esprits qui donne envie de fuir ce monde.
Dans le métier de la chanson, il y a bien longtemps que je suis totalement à la marge, et au bout du compte, je m’y sens bien, parce que j’ai eu la chance de faire les choses à ma manière, de choisir ma route, de m’associer à certaines actions.
Je n’ai jamais couru après le succès. Mais dans ce monde-là, qui est de plus en plus déshumanisé et déshumanisant, cela ne me gène pas de ne pas y avoir ma place.
Je m’inquiète plutôt pour les plus jeunes, qui ont des choses à dire sur le monde et sur la société, parce que le public de “la chanson” est vieillissant, et qu’il y a un vrai problème de transmission pour cette nouvelle génération.
Mais il n’y a rien d’autre à faire que continuer à développer, comme je le fais dans mon village, des lieux et des projets alternatifs, plus créatifs et plus solidaires. La chanson en a vu d’autres, et je crois qu’elle survivra à cette époque-ci.

Claude : Comment peut-on se procurer tes disques, et quelles sont les coordonnées de ton concert-présentation à Paris ?

Michèle : Pour mes disques, c’est chez EPM Musique (2), et le concert, c’est le mardi 17 janvier à 20 heures au Théâtre Antoine Vitez d’Ivry (3).

Propos recueillis par Claude Semal le 12 janvier 2023.

Contact scène : vocal26@wanadoo.fr

(1) https://lireditelle.wordpress.com/2019/10/25/la-barriere-de-loctroi-rene-guy-cadou/
(2) http://www.epmmusique.fr
(3) Théâtre Antoine Vitez, 1 rue Simon Dereure, à Ivry sur Seine. Chant, accordéon : Michèle Bernard ; piano, voix Clélia Bressat ; contrebasse Pascal Berne. Avec aussi Thibaud Defever, Hélène Piris et Lily Lucas. L’accordéoniste David Venitucci rejoindra l’équipe à la fin du set.

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