Italie : L’EMBELLIE SCHLEIN par Hugues Le Paige

JUSTE AVANT LE VOTE DU 26 FÉVRIER

Jusque dans les années 70, on l’appelait la « Piccola Russia » (la “Petite Russie”). À Mercatale Val di Pesa (près de Florence), comme dans de nombreuses localités de la Toscane et des régions « rouges », on votait à plus de 80 % pour le PCI (le Parti Communiste Italien).
La section locale comptait 600 inscrits (sur une population de 3000 habitants) qui participaient activement aux assemblées, aux Festa dell’Unita. La « Casa del Popolo » (construite par les militants) accueillait de nombreuses réunions et débats et était le centre vital de Mercatale. Depuis lors beaucoup d’eau a coulé sous les ponts de l’Arno… et le PD, très lointain héritier du PCI, compte encore 38 inscrits.

On sait ce qu’il est advenu avec l’autodissolution du PCI en 1991 : l’oubli, le repli et souvent la résignation.
Les différents avatars, héritiers de plus en plus lointains du PCI ont abouti en 2007 à la formation du Parti démocrate (PD) qui réunissait anciens communistes et ex-démocrates chrétiens, les uns et les autres convertis au social-libéralisme.
Après 20 ans de berlusconisme, le PD était devenu une sorte de garant institutionnel de la République, pivot de gouvernements « techniques » ou d’union nationale.
Et surtout, comme la plupart des partis européens de centre-gauche, il s’est coupé des couches populaires et de la population la plus précarisée alors que les inégalités ne faisaient que croitre.

Avec la victoire de l’extrême droite aux élections de septembre dernier, le PD doit affronter à la fois une crise d’identité et de direction.
Curieusement, il a séparé le débat sur les « valeurs » (l’identité) réservé à une commission et la désignation du nouveau secrétaire du parti par le système des primaires. Lors d’un premier tour, ces primaires ont d’abord été réservées aux membres du parti chargés de désigner les deux candidat(e)s finalistes.
Ensuite, ce 26 février, ce seront des primaires « ouvertes » qui éliront le ou la nouvelle secrétaire du PD. Cela signifie que tout citoyen, muni de sa carte d’électeur et s’acquittant d’un droit de vote de 2 € pourra participer au scrutin dans l’un des 5000 bureaux installés par le PD. Les dirigeants du PD espèrent la participation d’un million d’électeurs.
Objectif sans doute trop optimiste vu la désaffection générale de la participation. De plus, c’est un mode d’élection pervers qui a déjà démontré — et pas seulement en Italie — qu’il affaiblissait la structure-parti de plus en plus portée à la personnalisation de la politique. Et il permet aux électeurs d’un jour de modifier le choix des membres du parti qui, eux, ont participé à des débats et à des congrès préparatoires. Et c’est donc finalement cet électorat volatil et variable qui a le dernier mot.

Ceux de Mercatale VP se sont donc réunis il y a quelques jours dans une salle désormais trop grande pour les 28 rescapés (sur un total de 38) membres de la section locale du PD. Une salle de la Casa del Popolo qui a connu jadis des jours de gloire et de débats plus animés. Ce soir-là, le public majoritairement âgé écoutera d’une oreille distraite la lecture interminablement monotone des programmes des quatre candidat.e.s à la direction du parti.
Plus qu’une véritable vision de ce que devrait être un nouveau PD, ce sera un catalogue de mesures sociales, économiques, écologiques et culturelles où la question de la diversité et du genre occupe désormais une place justement respectable. Le débat n’enflammera pas l’assemblée même si quelques vieux militants, survivants du PCI, retrouvaient dans la prise de parole une énergie perdue.

Tout de même, une intervention viendra rompre le ronronnement idéologique. Une intervention symbolique, car c’est celle d’un homme qui incarne à Mercatale la continuité et la fidélité à la gauche : du PCI au PD en passant par ses divers avatars (PDS, DS). Il en sera à chaque fois le dirigeant local très soucieux de la légitimité des responsables « du parti ».
Mais cette fois Vincenzo B. va briser le consensus et exprimer une critique radicale. « Je regrette profondément, dira-t-il, que ce congrès soit une occasion manquée. Nous devions nous interroger sur notre identité politique, sur la nature même de notre parti. Cela n’a pas été le cas, il a surtout été question du changement de dirigeants et pas vraiment de notre ligne politique. » Cette intervention qui illustre l’incapacité du PD de se remettre véritablement en cause étonnera aussi la petite assemblée parce qu’elle est le fait de l’un des plus légitimistes d’entre eux, mais elle ne provoquera pas de débat.
La cause était entendue pour la poignée de militants présents : ils voteront largement pour le candidat favori, Stefano Bonaccini, le populaire gouverneur de l’Emilie Romagne, administrateur type des anciennes régions rouges, avant tout pragmatique et réformiste modéré. À Mercatale, il obtiendra 18 voix sur 28 électeurs.

Au niveau national, à, la clôture des assemblées locales, Bonaccini est en tête avec 52,87 % des voix contre 34,88 % à la deuxième finaliste, Elly Schlein qui représente incontestablement le renouvellement possible du parti. La jeune femme, née en 1985 à Lugano et disposant de trois nationalités (italienne, suisse et américaine) est une éco-féministe, plus proche des mouvements que des appareils.
Elle s’est fait remarquer en Emilie Romagne lors des élections régionales de 2020 où à la tête d’une liste écologiste et citoyenne elle avait recueilli le plus grand nombre de voix de préférence de l’histoire électorale émilienne.
À la demande de son actuel rival, Stefano Bonaccini, qui avait battu la candidate de la Lega lors de ces mêmes élections régionales, elle était devenue la vice-présidente de la région. Féministe radicale, assumant sa bisexualité, elle est évidemment sensible aux questions des droits civils et des minorités.
Mais plus largement elle veut positionner le PD résolument à gauche, dénonçant l’attitude de ce parti qui s’est inscrit dans la théorie de la fin des idéologies et qui est devenu totalement minoritaire dans le monde du travail. Elly Schlein est attentive au sort des jeunes précarisés et rejette « le modèle de développement néolibéral qui se nourrit de l’augmentation des inégalités et détruit la planète ».
Elle avait d’ailleurs quitté le PD après que Mateo Renzi en ait pris le contrôle en 2013 et avait rejoint des groupes qui avaient fait sécession. Elle a rejoint le PD tout récemment pour devenir candidate à sa direction. Ce que lui reproche d’ailleurs un certain nombre de cadres du parti.

Stefano Bonaccini, 56 ans, est profondément ancré dans la région qu’il gouverne. C’est un homme habile qui a gagné les élections régionales de 2020 avec le concours de son actuelle challenger et du « mouvement des sardines » animé par des jeunes militants associatifs qui refusaient de laisser le champ libre à l’extrême droite.[1] À l’opposé de son ancienne vice-présidente, il a été le proche collaborateur de Renzi.
Comme lui, ce réformiste est plutôt inspiré par le progressisme libéral et se revendiquait de l’« agenda Draghi ». Mais durant ces dernières semaines les critiques exprimées au sein même du parti, et la politique réactionnaire du gouvernement Meloni, l’ont conduit, en homme pragmatique, à « gauchir » sa campagne. Il a notamment fait du salaire minimum un des axes de son programme.
Bonaccini qui a le contact facile veut renouer le dialogue avec les couches populaires qui ont déserté le PD et a tendance à rejeter tout débat idéologique qu’il qualifie avec un certain mépris de « philosophie de salon ».

On peut donc dire qu’il y a bien deux candidats alternatifs dans ces primaires et que le PD est face à un choix sans trop d’ambiguïtés. Le problème demeure cependant que le système des primaires se résume essentiellement à un duel entre personnalités et que le débat n’a pas réellement irrigué le parti. De ce point de vue, tout reste à faire. Les primaires de ce dimanche peuvent-elles renverser le rapport de force installé par les membres ?
Elly Schlein espère que la mobilisation notamment de jeunes peu attirés par l’actuel PD, mais sensibles à sa volonté de rénovation à gauche pourra modifier la donne. Il n’en resterait pas moins qu’un divorce entre le vote des membres et celui des électeurs « extérieurs » au parti pourrait laisser des traces. On vote donc dimanche entre 8 et 20 heures dans toute l’Italie du PD pour des primaires à véritable enjeu.

Hugues Le Paige (le 25 février)

JUSTE APRÈS LE VOTE DU 26 FÉVRIER

« Encore une fois, ils ne nous ont pas vus venir… » : pour saluer son élection à la tête du PD (Partito Democratico), Elly Schlein a cité sa phrase fétiche qui marque les étapes de sa vie politique. « Ils » : les hommes, les dirigeants du PD, les éditorialistes bienpensants, ceux qui ne pouvaient concevoir une remise en cause radicale du PD en particulier et du mode de faire la politique, en général.
Élection surprise (même si elle était dans le domaine du possible) qui est le résultat d’une forte mobilisation des jeunes (en particulier des femmes) et de bon nombre de ceux qui s’étaient détournés du PD et des urnes. Ces primaires ont attiré plus d’un million de votants (2).
La native de Lugano qui s’est engagé dans les mouvements (féministe, écologiste, citoyen) plus que dans les partis avait fait son retour au PD précisément pour briguer ce mandat de secrétaire du PD abandonné par Enrico Letta après la défaite électorale de septembre dernier. Schlein a su réveiller un parti en crise profonde et surtout (r)amener à lui — ou moins pour le temps d’un vote — celles et ceux qui désespéraient de sa ligne sociale libérale ou, comme les jeunes précarisés, qui ne se sentaient plus représentés par un parti dont la moyenne bourgeoisie urbaine était devenue l’épicentre sociologique.

Son rival, Stefano Bonaccini, le gouverneur de l’Émilie Romagne qui était donné favori et ne s’écartait que peu de la ligne traditionnelle du PD l’a reconnu sans ambages : “Elle a été plus capable que moi de donner un sens au renouveau dont le PD a besoin”.
Elly Schlein l’emporte avec 53,8 % des voix contre 46,2 % à son concurrent. Les primaires populaires (ouvertes à tout électeur s’acquittant d’un droit de vote de 2 €) ont donc renversé le rapport de force que les sections du PD avaient d’abord installé en choisissant Bonaccini.
Ce qui n’est sans poser de problème pour le fonctionnement du parti, notamment en ce qui concerne la légitimité du pouvoir de ses membres même si la prééminence du vote populaire avait été acceptée par tous.
Il n’empêche que la nouvelle secrétaire du PD — la première femme à occuper ce poste — devra veiller à reconstruire l’unité d’un parti qui depuis des décennies est le théâtre d’un combat des chefs de ‘courants’.
L’indispensable unité politique et idéologique du parti n’est pas gagnée d’avance. C’est un euphémisme. Parallèlement à l’élection de la nouvelle direction, une commission a rédigé une nouvelle ‘charte des valeurs’, mais sans abroger l’ancienne qui originellement avait installé le PD dans une ligne sociale libérale.

Hier soir, dans sa première déclaration après son élection Elly Schlein a tenu — et répété — des propos qui ancrent résolument le PD à gauche.
Sur les droits civils, le salaire minimum, la lutte contre les inégalités et la précarité (en réinstaurant des emplois stables), contre la privatisation rampante des soins de santé, pour une autre politique migratoire (le jour même où 59 migrants se noyaient près des côtes italiennes et alors que le gouvernement Meloni vient de prendre des mesures pour contrarier les sauvetages humanitaires) : sur tous ces sujets, elle a réaffirmé le programme qu’elle avait défendu durant sa campagne.
Et elle l’a précisé : “Je serai la secrétaire de toutes et de tous, de toutes les cultures et les histoires du parti, mais sans renoncer à donner une direction claire“. C’est bien un défi (parmi d’autres) qui attend la jeune femme.

Car, on l’a vu, ses soutiens les plus importants et les plus convaincus sont venus majoritairement des électeurs ‘extérieurs’ au parti. L’instauration d’un véritable débat interne débouchant sur une clarification politique, la composition de la direction du parti, la question des alliances (notamment avec les Cinque Stelle) et la construction d’une opposition dure et crédible au gouvernement d’extrême droite : la tâche est immense et semée d’embûches.
Mais il faut le dire : une lueur éclaire la nuit de la gauche italienne. La première depuis de longues années. Pour que l’embellie devienne enchantement, il faudra la conjonction de bien des combats victorieux.
Elly Schlein a des atouts pour les mener et tenter d’éviter les pièges qu’‘amis’ et ennemis vont dès à présent lui tendre. Il est important qu’il incombe à une femme de 38 ans, forte de sa personnalité, de ses convictions et de son autonomie de relever ce défi.

Hugues Le Paige (le 28 février 2023) sur son blog et dans l’Asympto, avec l’aimable autorisation de l’auteur

(1) Voir le Blog Notes du 11 novembre 2019 :
https://leblognotesdehugueslepaige.be/italie-on-narrete-pas-les-sardines
(2) C’est évidemment moins que les 3,5 millions d’électeurs pour les primaires de 2007 et le 1,6 million en 2009. Mais c’est beaucoup dans le contexte actuel d’abstention record.

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