Interview de Philippe Sireuil : JAUGE ÉTRANGLÉE, THÉÂTRES SOUS VENTILATION

Fondateur du Théâtre Varia avec Marcel Delval et Michel Dezoteux, Philippe Sireuil a repris la direction du Théâtre de la Place des Martyrs en 2016.
Comme beaucoup de théâtres de Bruxelles et de Wallonie, “les Martyrs” ont rouvert leur porte le 9 juin. Interview et bilan en demi-teinte d’un “printemps théâtral” qui aura traîné ses tréteaux jusqu’au seuil de l’été.

 
Claude : Matteo Segers a récemment déclaré à l’Asymptomatique que les subsides COVID-19 de 2020 avaient bien été versés aux théâtres ?

Philippe : Oui, oui, pour 2020, nous avons bien reçu les Fonds « 1 » et « 2 », et la compensation « billetterie ». Mais les demandes introduites pour le Fonds « 3 », qui concerne 2021, sont toujours en cours d’analyse, et nous ne savons toujours pas clairement si les frais consentis pour la mise en conformité de la ventilation de la petite salle pourront émarger à cette aide.

Claude : Il y a une ligne de crédit spécifique qui a été attribuée à ces équipements COVID-19 ?

Philippe : Ce n’est pas très clair dans la communication du cabinet. Il y avait dans le temps une ligne budgétaire spécifique pour l’équipement des bâtiments, liquidée sous Fadila Laanan pour cause de restrictions budgétaires, et qui a depuis été utilement réactivée. Concernant la mise à jour des équipements de ventilation des salles, dans le cadre des consignes COVID-19, aucun cadastre n’a été réalisé en FWB. Nous en sommes à nous débrouiller, chacun de notre côté, à investir sans garantie formelle d’être soutenus, et les plus grosses structures sont évidemment budgétairement favorisées par rapport aux plus petites.
Pour parler chiffres, le budget « ventilation » de la petite salle, c’est 20.000 €. Au Théâtre 140, on parle de près de 150.000 €, si je suis bien informé.

Claude : Comment as-tu vécu la façon dont la culture a été traitée, ou pas traitée, ou maltraitée, durant cette année COVID-19 ? J’ai sans doute l’oreille fine, mais il me semble avoir entendu quelques fois tes dents grincer ? (sourire).

Philippe : … Comment dire ça ? Ce qui nous est tombé dessus en mars 2020 confirme ce que j’ai souvent ressenti : la culture, dans son sens restreint aux expressions artistiques, et à celles et ceux qui en font leur métier, n’est pas dans l’ADN du personnel politique. Il y a bien sûr de notables exceptions dans tous les partis, mais cela reste des exceptions.
L’actuelle Ministre de la Culture a fait preuve d’un engagement non feint pour défendre les secteurs placés sous sa compétence, mais que ce soit à la radio, dans les journaux ou au CODECO, on n’a guère entendu les ministres fédéraux ECOLO soutenir son action, pas plus que les co-présidents du parti. Question de poids politique, très certainement : on a pu mesurer combien Jan Jambon (NVa), chef du gouvernement flamand et présent au CODECO, pouvait peser sur les négociations. Rien de tel côté francophone.

Claude : Comment le Théâtre des Martyrs va-t-il gérer l’inévitable embouteillage qui résulte du report des spectacles de l’année passée ?

Philippe : La saison 20-21 aura vu l’annulation de 211 représentations, c’est énorme, le quatre cinquième de ce qui était prévu. Au Théâtre des Martyrs comme ailleurs, la situation est compliquée : nous nous sommes évertués à reporter la quasi-totalité des productions et coproductions, en débordant d’ailleurs sur la saison 2022-2023, mais plusieurs accueils sont passés à la trappe. A chaque fois, report ou annulation, nous avons tenté de faire de notre mieux pour accompagner budgétairement ces situations désespérantes pour tous les métiers de l’intermittence artistique et technique.
Le calendrier est bloqué pour plus d’une année et demi, ce qui ne nous permettra pas de nous impliquer dans les nombreux projets reçus ces dernières semaines : l’étranglement du secteur des arts de la scène est absolu.

Claude : Et avec le public, comment cela se passe ? Une chose est de dire « les théâtres rouvrent »… Une autre est de les remplir, alors que le mois de juin, c’est le mois des examens, des terrasses et des BBQ. Ce n’est pas le meilleur moment pour « lancer » une saison là où d’habitude elle se termine…

Philippe : On rouvre la petite salle avec Quand tu es revenu. La jauge maximale est de trente-six spectateurs, on devrait y arriver (sourire). Fin du mois, en grande salle, la Midsummer Mozartiade présente La Clemenza di Tito de Mozart, avec une jauge de deux cents places par soir, et aussi des concerts gratuits sur la place, ce qui devrait faire écho auprès du public.
Mais je me méfie des bulletins de victoire en matière de fréquentation annoncés ça et là… je suis, disons, un peu plus circonspect.
Au-delà de juin, c’est septembre qui pointe, et, à sa suite, toute la saison prochaine : on va vivre avec le coronavirus, comme on vit avec le virus de la grippe, il ne va pas nous déserter. Et là toutes les incertitudes demeurent.
On sait que le Pukkelpop accueillera des dizaines de milliers de personnes en août, mais le Théâtre National ignore s’il pourra rouvrir ses trois salles à pleine jauge, alors que ses systèmes de ventilation sont en ordre de marche.
Toujours la même méfiance, le même « je-m’en-foutisme », le même ostracisme. On a fait grands cas des tests grandeur nature : pourquoi n’y en a-t-il pas eu à l’entrée des centres commerciaux ? L’arbitraire pénalise les arts de la scène, dans toutes ses composantes.

Claude : Toute cette période a été très paradoxale. Elle a une fois de plus démontré le mépris général des « politiques » pour la culture. Mais en même temps, elle a rappelé au public combien nos activités pouvaient lui être essentielles. A mon premier concert, il y a des gens qui venaient me parler avec des larmes dans les yeux. Pas parce que je les faisais pleurer (rires), mais parce qu’ils avaient retrouvé quelque chose dont ils avaient été sevrés pendant un an, et qui leur avait terriblement manqué.

Philippe : Tu as entendu comme moi les appels répétés à nous « réinventer ». Mais si on pratique ce métier avec exigence et passion, c’est ce qu’on fait sans cesse, sans qu’il soit besoin de nous donner des leçons de morale ou de bonne conduite, ou plutôt de bonne pratique, comme je l’ai lu dans un rapport qui fleurait bon la rééducation chère aux maoïstes.
Avant que ne débute cette législature, les partis, ECOLO en tête, n’avaient que le mot de « nouvelle gouvernance » à la bouche. Tu remarqueras qu’il a disparu du champ lexical. Et que notre Ministre de la Culture, outre d’être Vice-présidente du gouvernement de la FWB, est compétente pour l’Enfance, la Santé, les Médias et les Droits des Femmes. Cinq compétences, chacune essentielle : c’est beaucoup pour une seule femme, ce serait aussi beaucoup pour un seul homme. Comment a-t-on accepté ça, en contradiction avec les souhaits maintes fois exprimés ? Je suppose que certaines et certains auront mordu leurs chapeaux…

Claude : Tu parles souvent d’ECOLO. Parce que tu te sens proche d’eux, et que tu te sens dérouté par les options qu’ils prennent, ou on contraire, parce que tu es critique dès le départ par rapport à eux ?

Philippe : On ne peut pas ne pas être écologiste aujourd’hui, quand on voit comment la planète déraille. Quand le parti ECOLO est arrivé au pouvoir, même si je n’ai pas voté pour eux, on était, me semble-t-il, en attente d’une autre façon de faire, d’une respiration… On ne peut pas dire qu’on y soit, ni au Fédéral, ni à la Fédération Wallonie-Bruxelles, et, dans le secteur culturel, on est même parfois confronté à un sectarisme inquiétant.
Le temps n’est pas au beau fixe, c’est rien de le dire, n’en déplaise à notre Premier Ministre qui nous exhortait en mars à jouer dehors. « Dehors, dehors, dehors » disait-il, renvoyant les arts de la scène à la précarité climatique…

Claude : … et en Belgique, la précarité climatique, ce n’est pas rien ! (rires)

Philippe : As-tu vu le gouvernement tenir colloque dans les parcs ? Le théâtre en plein air, c’est un art à part entière, c’est sûr. Pour ce qui me concerne, je m’y sens « mal fait », inaccompli …

Claude : … évidemment, pour un créateur d’éclairages, jouer en plein jour, cela réduit les possibilités !

Philippe : Voilà. Ça fout un de mes métiers en l’air (rires).
Cela étant, tout au long de ces longs mois de silence et de mépris, j’ai ressenti auprès de mes consœurs et mes confrères, avec lesquels j’ai été beaucoup en contact, une écoute, une bienveillance, une solidarité, qui dépassaient les partis pris esthétiques ou artistiques. Comme si le secteur culturel se reconnaissait, sinon une identité commune, du moins un objectif commun. Je ne vis pas au pays des bisounours, rassure-toi, mais cela fait du bien.
Si tu fais la liste de tous les nouveaux mots qui ont été inventé depuis le début de la pandémie, qu’est-ce qu’il en restera ? As-tu remarqué qu’on ne parle déjà plus du monde « d’après » ? On a pensé que plus rien ne serait comme avant, mais les avions redécollent… L’être humain est pétri d’illusions.
Pendant toute cette période, je me suis souvent tu. J’étais dans le désarroi, en fait. Comme beaucoup, je pense. Désorienté, déstabilisé. Prenant d’abord soin de mes proches, puis des équipes artistique, technique et administrative avec qui je travaille au quotidien.
Je reste aujourd’hui inquiet de la suite, de la fonction qu’on veut assigner aux artistes, et la place qu’on entend leur réserver dans la société. Peter Handke écrivait à peu près ceci dans les années quatre-vingt : qu’on ne pouvait pas mettre sur le dos des artistes toutes les contradictions que la société elle-même n’arrivait pas à résoudre. On en est loin…
Il y a aujourd’hui une propension à vouloir les transformer en professeurs de morale, en animateurs socio-culturels : aucun mépris pour ces métiers, ces fonctions – que du contraire ! Mais ils supposent d’autres compétences.
Que les artistes doivent s’occuper de médiation, oui. Que doivent exister des passerelles entre leurs recherches, leurs inventivités et les collectivités auxquelles elles s’adressent, encore oui. mais tout se passe comme si le mot art, A-R-T, était désormais gros mot, par essence élitiste.
Par contre des mots comme co-construction, opérationnalité ou transversalité éclosent à tort et à travers…

Claude : Il me semble qu’il y a toujours eu cette tension, dans le champ culturel, entre ceux qui défendaient d’abord une esthétique, et ceux qui parlaient d’abord de la fonction sociale du théâtre. Souviens-toi, dans les années septante, toutes les discussions sur le théâtre brechtien, sur l’art prolétarien. Tout ce qui était aussi lié à l’action socio-culturelle, puisque nous sommes un des seuls pays au monde à avoir une ligne budgétaire dédiée au « théâtre-action ».
Cette forme particulière de théâtre qui vise non pas à créer « de l’art », mais à éveiller les consciences, à mettre les citoyens en mouvement. Ce qui recouvre d’ailleurs des réalités esthétiques très différentes, du théâtre de l’opprimé d’Augusto Boal à la poésie militante d’Armand Gatti.

Philippe : Le débat n’est pas neuf, c’est vrai. Tu cites Gatti, mais tu peux aussi citer Jean Louvet, par exemple ; l’un et l’autre poète et écrivain, et artistes revendiqués.

Claude : Je crois que la pièce de Jean Louvet est la première mise en scène que j’ai vue de toi : « L’homme qui avait du soleil dans sa poche ».

Philippe : Dans les dernières années de son travail d’écrivain, la résurgence du sujet est revenue chez Louvet de manière très forte. Sans doute était-il un peu lassé de n’être considéré que comme le chantre de la Wallonie et des grèves de 60-61…
Pour reprendre tes mots, l’art éveille les consciences. Je me souviens d’avoir vu Molly Bloom au Théâtre Poème, j’avais dix-huit ou dix-neuf ans, je n’y ai absolument rien compris, mais j’en ai reçu un choc qui m’a bouleversé, et qui a contribué à faire ce que je suis devenu. L’esthétique, ce n’est pas l’esthétisme. L’art, ce n’est pas le refus du monde, ni de s’y impliquer. Les « saltimbanques » peuvent s’accommoder de tout, dit-on.
Si défendre des savoirs, des métiers, et des conditions de travail professionnelles, c’est être élitiste, alors je le suis. J’ai peur en fait d’une « déprofessionnalisation » de nos métiers qui arrangerait beaucoup de gens.

Claude : Il faut te « réinventer », Philippe (rires partagés).

Philippe : « Il faut vivre avec son temps » dit l’un. « Et si le temps ne me convient pas ? » dit l’autre. On connaît… « Pour réguler l’embouteillage des spectacles, il faut allonger la durée des prochaines saisons théâtrales » ai-je entendu – beaucoup de messieurs suffit-de et de mesdames yaka en ces temps contrariés. L’hypothèse est plausible, et certains confrères et consœurs s’y emploient. Très bien, mais sur quels budgets ? Qui va payer les heures supplémentaires ? Qui va payer les extras qu’il faudra bien engager ? Au Théâtre des Martyrs, les équipes administrative et technique sont déjà mobilisées sans un seul jour de répit, hormis leurs congés réglementaires… Allonger les saisons, voilà un sujet dont on devrait pouvoir débattre concrètement.
Et la problématique va très rapidement se complexifier avec le nouveau calendrier scolaire qui entre en fonction en 22-23.
Encore l’envie de te dire une chose, et puis on s’arrêtera là. Le 9 juin, on a clamé qu’on rouvrait, que « ça y était », la réouverture tant attendue était enfin là. C’est vrai, mais en partie seulement. Le Théâtre des Martyrs a ouvert, mais de très nombreux lieux, à Bruxelles comme en Wallonie, n’ont pu le faire, faute de moyens budgétaires et de dispositifs adéquats, ou faute d’accord des autorités communales.
« Ceci n’est pas une réouverture » a écrit avec raison Still Standing for Culture. C’est comme un emplâtre sur une jambe de bois. Cela n’empêche pas de claudiquer. Et il est à parier qu’on n’a pas fini de boiter.

Propos recueillis par Claude Semal le 10 juin 2021.

« Quand tu es revenu », de et avec Geneviève Damas, et aussi avec Jan Hammenecker, jusqu’au 27 juin 2021, au Théâtre des Martyrs.
Attention, jauge limitée à 36 spectateurs.

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