JOFROI, DE CHAMPS-LA-RIVIÈRE À MONTCUQ-SUR-TERRE

En un demi-siècle de chansons, Jofroi s’est fait un nom d’un prénom, riche en rencontres et expériences, depuis les balbutiements du “revival folk wallon” à Champs en 1973, jusqu’à la direction artistique du Festival “Chansons de Paroles” de Barjac, en passant par la chanson Jeune Public et la mise en spectacle de l’oeuvre de Jean-Pierre Chabrol.
Un sentier têtu à flanc de colline, des chèvres et des chansons, des abeilles et des ânes, et une façon bien à lui de “faire humanité”. Avant de trinquer avec lui en chair et en os aux terrasses de l’été, ultime interview “zoom” sur fond d’orages de fin du mois août au début du mois de juillet.

Claude: Quand je t’ai téléphoné hier matin, tu étais au milieu de tes abeilles. Cela fait longtemps qu’elles accompagnent ta route ?

Jofroi: Depuis que j’ai vingt-cinq ans. Mon père avait déjà des abeilles, et je me suis lancé dès que j’en ai eu l’occasion. Là, on a sept ruches.

Claude: Tu as écrit une très belle chanson sur les ânes. Ils font toujours aussi partie du paysage ?

Jofroi : Ils ont déménagé avec nous à Cabiac en ’94, mais ils étaient déjà très vieux pour des ânes, 32 et 34 ans, et ils n’ont vécu qu’un peu plus d’un an ici. Mais du, coup, j’ai acheté un pré dès mon arrivée, pour pouvoir les y mettre, que j’ai arboré aujourd’hui, et dans lequel je suis en train de construire un petit théâtre de verdure…

(il me montre la photo, entre oliviers et cyprès)

Claude: C’est super. La bénédiction des ânes ! Bon, on va bobiner depuis le début. La première fois que j’entends parler de toi, c’est je crois au Festival de Champs en ’73 ou ’74…

Jofroi: En ’73. Mais avant cela, il y avait eu l’année précédente le Festival de Bastogne, “les Automnales de la Chanson”, un concours où j’avais gagné le second prix, derrière Aline Dhavré, mais où j’avais reçu aussi “le Prix de la Meilleure Chanson sur la Nature” (rire). J’y avais chanté en première partie de Barbara.

Claude: Le Festival de Champs, c’était quoi ? Aller chercher dans nos campagnes les dernières traces d’une “vraie” culture paysanne ?

Jofroi : Au départ, c’était une idée de Julos et de Bernard Gillain, qui animait à l’époque à la RTB-Namur une émission qui s’appelait “Marie Clap Sabot”. Je ne sais pas si tu vois ?

Claude: Très bien. L’émission qui allait aussi être plus tard à l’origine du Festival du Temps des Cerises à Floreffe.

Jofroi : Voilà. Mais ça commence à Champs, le village où j’habitais. On avait dressé une grande tente de près de mille places sur la place du village, et c’est là que j’ai chanté pour la première fois “A Champs la rivière, ça va…”, que j’avais écrite pour la circonstance. C’était une programmation très “folk”, à part un groupe de musiciens classiques que Bernard avait embarqué dans l’aventure, et à qui il avait demandé de réorchestrer de vieilles chansons traditionnelles wallonnes. Il les avait baptisés “Les Coulonneux”, et c’est avec eux que j’ai enregistré en 1975 mon premier disque.
Bernard Gillain s’était inspiré d’une lettre de Pete Seeger, dans laquelle il appelait tous les “folkeux” du monde à partir à la recherche de leurs propres racines musicales, de leur propre culture. C’est ce que nous avons fait en Wallonie, comme d’autres le faisaient au même moment en Bretagne, en Occitanie ou en Alsace (4).
J’ai écrit à l’époque quelques chansons dans la veine “folk”, comme “La fête des Foyans”.
Mais j’étais aussi très influencé par la chanson québécoise, par Félix Leclerc et Gilles Vigneault, et donc aussi par “la chanson à texte”. Gilles Vigneault, par exemple avait réussi un joli mariage entre musique traditionnelle et poésie.
A l’époque, en Belgique, il y avait d’un côté un courant plus “variétés”, incarné par Paul Louka, Jacques Hustin, Jean Vallée, et de l’autre Julos Beaucarne, qui était déjà assez connu, mais cela faisait plusieurs années qu’une nouvelle tête n’avait pas émergé. L’album avec les Coulonneux a été perçu comme quelque chose de neuf, tant mieux pour nous, et on n’a plus arrêté de tourner.

Claude : Jean-Claude Watrin aussi incarnait cette Wallonie rurale. Et puis juste après, avec Bialek, Duchesne, Stéfanski, tu as l’émergence d’une chanson plus urbaine, plus influencée par le rock, avec Anciaux à cheval entre les deux.

Jofroi: La naissance de “la chanson sauvage”, aussi…

Claude: Oui, une certaine chanson poétique, ou politique, ou “poélitique”, comme disait Dudu. Mais la “chanson belge” a toujours eu du mal à s’affirmer collectivement comme entité propre – au contraire de la chanson bretonne ou québécoise. Est-ce l’effet d’une identité multiple partagée entre la Belgique, Bruxelles, la Wallonie et ses diverses “principautés” ? Un manque de racines musicales communes (comme les musiques bretonnes ou irlandaises) ? Notre incapacité à être autre chose qu’une sous catégorie départementale de la Variété Française (“Mille ans de Sous-France”, affichait gaiement le “Cirque Divers” à Liège) ? Ou un problème de “leadership” et d’incarnation ?
Julos, qui était notre aîné et aurait dû “naturellement” conduire un tel mouvement, a toujours joué une carte plus personnelle. C’est un formidable artiste, et un homme attachant, mais dans son Front de Libération de l’Oreille, il n’y a jamais eu qu’un seul membre (rires).

Jofroi: Oui, nous avons toujours eu des difficultés à nous affirmer collectivement, même si on s’est retrouvé ponctuellement autour de certains événements, comme le disque “Survivre à Couvin” – qui a accompagné la lutte (victorieuse) des habitants de cette région contre la Barrage de l’Odeur. Tu étais dessus, je crois, non ?

Claude : Non, c’était ma période “militante” à l’hebdomadaire POUR, et pendant quelques années, j’avais arrêté de chanter.

Jofroi : J’avais contacté Julos, qui a écrit un texte sur la pochette, mais n’y a pas mis une chanson. Cela m’avait un peu étonné. C’était notre aîné, un artiste magnifique, mais je suis d’accord avec toi, il préférait rester en dehors, comme pour nous paterner – même si nous avons conservé une belle amitié.

Claude: A quel moment choisis-tu de partir dans les Cévennes, et ce départ pour la France, que signifie-t-il pour toi ? Déjà, tu ne “montes” pas à Paris, tu descends dans le Midi…

Jofroi: D’abord, je voudrais dire, je ne suis pas parti en exil, je suis toujours « belge » et je défends toujours ma belgitude. Cette culture du ciel bas, de la parole donnée, de la chambre d’ami, de la convivialité, de l’autodérision, sont toujours en moi plus que jamais et je les défends toujours avec plaisir et jouissance. Mais pour répondre à ta question, la première fois que j’ai chanté dans les Cévennes… je vais le raconter ce soir, dans le spectacle que j’ai créé autour de Jean-Pierre Chabrol… c’était à Noël en 1969. J’ai vingt ans, je suis parti avec une chorale du Borinage, je chante mes premières chansons, et je découvre ce pays, je découvre cette foi protestante, je ne rentre pas là-dedans, mais cette façon de vivre sa foi, le pasteur qui danse avec sa femme après l’office de Noël, c’était tellement différent du milieu catholique où je suis né, et avec lequel j’avais complètement rompu. Il y avait là une vraie communauté, une vraie solidarité.
Je commence à lire Jean-Pierre Chabrol (2), à aller et venir entre nos deux régions, et à Champs, j’élève des chèvres qui viennent des Cévennes, et je fabrique du Pélardon, un fromage de là-bas. Tu vois que c’est une longue histoire…
Quand je commence à chanter un peu partout, j’abandonne l’élevage de chèvres, je vais habiter à Sivry, près de Chimay, on est en 75/76, et pendant des années, je retourne dans les Cévennes, en rêvant même d’y trouver un petit coin pour plus tard, comme on dit. Et puis on déménage à Mehaigne, où on loue un ancien presbytère avec quelques amis, tu y es même venu chanter “Odes à ma Douche”…
En 92, on passe par Cabiac, on tombe amoureux d’une maison et on l’achète, mais ce n’était pas du tout dans le but de l’habiter tout de suite. On rentre en Belgique, et on tombe sur une lettre de la commune d’Eghezée, on a trois mois pour partir, l’Evêché veut remettre un curé dans son presbytère (rire de Claude en continu).
On prend un avocat, on dit qu’on veut bien partir, mais pas avant deux ans, le temps que notre fille termine son école primaire, et puis on est parti dans le Sud plutôt que de devoir tout reconstruire ici. Mais tu vois, c’est un peu le hasard qui a précipité ce départ.

Claude: Tu as été chassé par un curé, et tu t’es enfui chez les protestants, c’est ça la vérité! (rires)

Jofroi: Les protestants n’ont rien à voir là-dedans… Mais le curé, oui !
Avec nous, la grille en fer du presbytère était toujours ouverte, on y a même fait des spectacles, et trois heures après notre départ, le curé y a mis un cadenas.

Photo J-M Savard

Claude: Est-ce qu’il y avait aussi une raison professionnelle à ce départ ?

Jofroi: C’est vrai que je tournais énormément en France. Depuis ’84, j’avais commencé à faire des spectacles “jeune public”, “Les Aventures du petit Sachem”, puis “Le rêve d’Antonin”, que j’avais présenté au Festival de Bourges, et que j’ai joué plus de 750 fois…
Certains ont même cru que j’étais devenu “chanteur pour enfant”.
Mais ce n’est pas pour ces raisons professionnelles que nous avons quitté la Belgique.

Claude: Tu avais une maison de disque ou un producteur en France ?

Jofroi: Depuis 1983, j’ai décidé de tout produire moi-même – en suivant l’exemple d’Anne Sylvestre. Mais je n’ai pas répondu à ta question, parce que je sais pourquoi tu me la poses (rires).
C’est vrai qu’il y a toujours eu un problème en Belgique par rapport à la chanson française, qui a toujours été le parent pauvre de la culture. Il y a eu quelques “alibis”, comme Maurane, sur laquelle le Ministère avait beaucoup investi à l’époque du spectacle “Brel en 80 chansons” (3).

Claude: Ah! oui, il y a eu cette aventure-là aussi…

Jofroi: On a joué au Sénégal, en Russie, deux mois à l’Eldorado à Paris, beaucoup de beaux moments, mais c’est une autre histoire…
Au début des années 80, la musique est vraiment devenue “un produit”, et on a commencé à parler de “marché” plutôt que de culture. Les nouvelles technologies débarquent, les musiciens sont remplacés par des synthés, les émissions de variétés par des clips, et nous, on est peu à peu sortis de l’écran. Mais ce n’est pas un problème spécifiquement “belge”. Il est arrivé la même chose en France à des chanteurs comme Gilbert Laffaille, Ivan Dautin, Allain Leprest, et tant d’autres…
C’était tout le pari du Festival “Chansons de paroles” de Barjac de continuer à incarner cette chanson-là…

Claude: J’allais justement t’en parler. Tu as été directeur artistique de ce festival pendant plus de dix ans…

Jofroi: …Vingt ans !

Claude: …De cet observatoire privilégié, comment as-tu vécu l’évolution de la chanson ?

Jofroi: J’ai eu la chance de siéger pendant plusieurs années à l’ADAMI, la société française qui représente les interprètes, et par ce biais, j’ai découvert de l’intérieur toute la profession. L’ADAMI collecte des sommes très importantes, et redistribue 25% de son budget sous la forme d’aides directes à la création…

Claude: … C’est énorme !

Jofroi : On avait une réunion par mois, et tous les mois, on distribuait 300.000 euros à une cinquantaine de projets… !
Mais je me suis aussi rendu compte combien la frontière était forte entre chanteurs belges et français. En Belgique, nous avons souvent tourné grâce aux Tournées Art et Vie, financées par le Ministère de la Culture et les Provinces, qui prenaient en charge entre 50 et 75% des cachets dus par l’organisateur. Un outil utile. Mais cela a aussi entretenu des circuits de diffusion difficilement accessibles aux artistes étrangers, puisqu’ils coûtaient deux à trois fois plus que ceux qui habitaient chez nous. Il existe heureusement encore, ici et là, quelques passerelles entre ces deux mondes.

(L’image de Jofroi se fige soudain, comme s’il avait été paralysé par un rayon de Zorglub ou le regard d’une Gorgone estampillée “Ministère de la Culture de la FWB”. Il y a des orages d’été sur la France, et cela perturbe les réunions Zoom. On patiente un peu).

( Note de Jofroi : Même effet de l’autre côté, Claude se fige lui aussi, dans son refuge sudiste et les ondes zorglubistes se perdent en de vains combats. Les orages tombent de plus en plus tôt ces années. Depuis trente ans que nous vivons ici, les orages n’arrivaient qu’au 15 août, et l’on était bien tranquille pour chanter en plein air tout le mois de juillet, ce qui n’est plus aussi rassurant, même si la température nous laisse bien chanceux et la clarté du ciel tellement généreuse.)

Claude: … Tu peux nous en dire un peu plus sur ta création ce soir du spectacle autour de Jean-Pierre Chabrol ?

Jofroi : J’ai répété avec des gens d’ici, des conteuses qui ne sont pas du tout “conteuses”, des femmes qui ont des problèmes de vie et qui viennent d’un service d’entraide protestant, et qui vont interpréter quelques scénettes avec des textes de Chabrol. Il y aura aussi des extraits de vidéos, et un petit film qu’il avait scénarisé sur la vie de son village. Et puis, vers la fin de sa vie, Chabrol m’avait appelé dans son bureau, il m’avait donné une série de textes, des bouts de poèmes, en me disant : “Si tu veux les mettre en musique, je te les donne”. Il y aura donc aussi quelques chansons originales.

© FRANCIS VERNHET

Claude: On a la chance de revoir ce spectacle cet été ?

Jofroi: Pour le moment, c’est un coup d’essai. Je vais travailler avec des musiciens d’Alès, et j’espère évidemment qu’on pourra rapidement le reprendre quelque part.

Claude: Toi et moi, on va aussi se retrouver très rapidement en “co-plateau”, le 16 juillet, au bien nommé Festival de Chansons à texte de Montcuq…

Jofroi : Il faut prononcer le “q” final!

Claude : Dans sa chanson “Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part”, Brassens ne le prononce pas, mais, on le sait, c’était un petit polisson… Tu viendras avec quelle formule?

Jofroi : Seul à la guitare, avec des chansons anciennes, d’autres plus récentes et quelques nouvelles, puisque j’enregistre un nouvel album en octobre. Et toi, en duo avec Pascal Chardome ?

Claude : Voilà !

Jofroi : On trouvera bien l’occasion de chanter une chanson ensemble à la fin du concert ?

Claude : Et comment ! Au plaisir donc de nous retrouver là-bas.

(Et les orages, une fois de plus, ont soudain écourté nos adieux).

Propos recueillis par Claude Semal le 6 juillet 2021.

 

(1) “Survivre à Couvin” (EMI 1978) avec Stéfanski, Bialek, Anciaux, Hermans, Watrin, Barbez, Duchesne, Delchambre, De Pauw, Louka, Robert, Jofroi.
(2) De Chabrol, j’ai lu avec grand plaisir le “Canon Fraternité” (sur la Commune), “les Fous de Dieu” (sur les protestants cévenols) et la série “Les rebelles” (trois tomes).
(3) “Brel en 80 chansons” (1979), “Brel en 100 chansons”, “Brel en Mille Temps” trois variantes d’un spectacle musical d’Albert-André Lheureux autour des chansons de Brel, avec Ann Gaetan, Dani Klein, Maurane, Jofroi, Anciaux, Philippe Lafontaine, Daria de Martynoff,…
(4) La (très belle) lettre de Pete Seeger contre la “coca-colonisation” du monde :
http://www.ciebeline.com/chanson-trad/lettre-ouverte-du-folk-singer-americain-pete-seeger

Le site de Jofroi :
https://www.jofroi.com

Le programme complet du Festival de Montcuq :
http://www.festichanson-montcuq.com/edition-2021

Dernière minute : Angélique Ionatos

C’est avec beaucoup d’émotion que j’ai appris qu’Angélique Ionatos s’était envolée dans les bleus profonds de sa Grèce chérie. Elle nous laisse son chant intime et frémissant comme autant de fleurs mystérieuses et magnifiques. Par deux fois, en 2002 et en 2010, elle a participé au Festival Chansons de Parole à Barjac. Elle m’avait fait la jolie surprise de chanter ma chanson « Champs la rivière » à la fin de son spectacle. Nous nous étions connus en 1972, alors que j’organisais à Champs, dans le pré derrière la maison, une première de ce qui allait devenir le Festival de Champs. Angélique et son frère Photis, lauréats du grand prix des Automnales de la chanson de Bastogne 72, y ont rencontré alors le groupe Crèche et Bernard Haillant, qui vont les emmener à Paris enregistrer leur premier disque.
Jofroi

 

 

 

 

 

 

 

 

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