JULOS VERSUS BREL

Dans mes diatribes sur la culture et la chanson en Belgique francophone, j’ai très souvent cité l’exemple de Julos Beaucarne. Connu comme un vieux sou d’Arlon à Bruxelles, et de l’Île Saint-Louis à l’Île d’Orléans, Julos était, pour notre génération, un Maître en école buissonnière. Son terroir, c’était la galaxie, mais il y avait la Mer du Nord, les Fagnes et les flonflons des kermesses et des ducasses dans sa poésie.
Comme Gilles Vigneault et Félix Leclerc au “Kébek”, il nous avait ouvert la voie.
Au milieu des années nonante, on le sortait encore parfois du placard pour accueillir à Bruxelles les quarante ministres de la Francophonie.
Mais on ne l’entendait pratiquement plus jamais sur aucune de nos antennes nationales.
Étrange paradoxe d’un pays aveugle et sourd à son propre patrimoine, à sa propre mémoire, vendu pour 245.000 euros par an aux petits porteurs de galettes des multinationales du Son Planétaire.
Le savez-vous ? Il existe aujourd’hui, entre Québec et Montréal, une autoroute Félix Leclerc. Y aura-t-il au moins, en Wallonie, une piste cyclable Julos Beaucarne ?

Il y a quelques années, en rentrant d’un spectacle, j’étais tombé par hasard, sur la Trois, à une rediffusion nocturne d’un vieux reportage télé sur Julos. J’avais été scotché par l’énergie, la bonne humeur, la cordialité contagieuse de ses quarante ans, assez éloignées de l’image de vieux sage excentrique, cycliste et philosophe, qui posait trente ans plus tard en chasuble orange devant ses pagodes industrielles.
Comme beaucoup d’auteur-interprète, Julos aimait s’immerger dans la solitude de l’écriture, mais aussi s’ouvrir à la fusion des rencontres.
Dans la vraie vie, Julos était un tactile, un charmeur, un blagueur. Il vous offrait son rire comme un cadeau, et ses accolades fraternelles ne semblaient jamais factices.
Curieusement, cet homme, qui aurait pu être l’incarnation même de la tendresse et de l’amitié, ne s’était pourtant pas fait chez nous que des amis. On raconte qu’un soir, il en vint même aux mains avec un organisateur liégeois indélicat. Cette colère sourde, qui devait couver sous la laine de ses pulls arc-en-ciel, et qu’il avait si souvent su si bien domestiquer, a dû quelque fois lui servir de discret carburant.

Dans la petite tribu des chanteurs et chanteuses belges francophones, Julos était notre aîné. Il aurait donc naturellement pu marcher devant, porter notre drapeau commun. Il ne l’a jamais fait.
Il semble toujours avoir conçu sa carrière comme l’excroissance exclusive de son oeuvre poétique, et jamais comme l’expression individuelle d’un mouvement culturel plus large, qui aurait pu l’englober et le dépasser.
Peut-être est-ce le mouvement naturel de toute oeuvre poétique.
Mais enfin, un poète chanteur comme Jacques Bertin, qui occupe en France une place comparable à la sienne, fut aussi, avec Brua, Elbaz, Juvin et Vasca, un homme “de bande” (1). Il milita activement à la CGT-spectacle. Il oeuvra, au sens large, pour la défense de la chanson poétique et pour l’ouverture d’une Maison de la Chanson. Il consacra un beau CD (“Changement de propriétaire”) aux chansons du patrimoine qu’il apprécie.
Et il anime encore aujourd’hui, généreusement, un Prix Jacques Douai qui entretient et ravive cette petite flamme collective.
Rien de tout cela chez Julos. Dans ses Fronts de Libération, il n’y eut jamais qu’un seul membre, et il ne fit rien pour qu’il y en eut au moins deux.
Le seul chanteur auquel Julos accepta symboliquement d’être “associé” chez nous, finalement, c’est peut-être Brel him-self, qu’il croisa “une fois” (2), en 1968, à la Monnaie. L’un chantait “L’Homme de la Mancha” dans la grande salle, et l’autre, son propre répertoire dans la petite.

Quand j’ai appris le décès de Julos, j’ai aussitôt pensé au livre que Julos avait consacré en 1990 à Brel. Pourquoi ce livre-là ? Mystère.
Peut-être parce qu’il y avait, entre Brel et Julos, le même possible “décalage” qu’entre Julos et moi. Trois chanteurs qui ne boxent pas vraiment dans la même catégorie 😉 .
Car en ce monde incertain, une chose au moins est sûre : ce n’est pas moi qui chanterai à l’enterrement du roi Philippe.
Julos avait alors cinquante-cinq ans, et la plus grosse partie de son oeuvre derrière lui.
En faisant le portrait de Brel, Julos faisait évidemment aussi, en miroir et contrepoint, un peu le portrait de lui-même.
Or j’avais à l’époque été surpris par la radicalité politique de certains de ses propos, assez éloignée du chanteur de variété souriant et consensuel qu’on voyait alors encore parfois à la télé.
J’ai relu le bouquin cette nuit.
Oui, il y avait du moraliste, de l’insurgé, du révolutionnaire même, dans ce Julos-là.
Un féministe transgenre avant la lettre, qui appelait les hommes à trouver la femme en eux, et pourfendait au passage la misogynie “coranique” du Grand Jacques.
Aussi, plutôt que de tenter une très improbable exégèse des chansons de Julos Beaucarne, qui se suffisent très bien à elles-mêmes, je vous propose donc, sous sa propre plume, quelques citations de ce livre peu connu (3).

A ceux et celles qui souhaiteraient par ailleurs (re)découvrir les premières chansons de Julos, celles qui firent son énorme succès public, je signale la réédition chez EPM, sous le titre “Bornes Acoustiques”, d’un CD reprenant 32 chansons des années 67-88. Un must pour tous les Beaucarnologues (… au prix d’ami de 10 euros !) (4).
Autre “indispensable”, le très beau livre-témoin “J’ai 20 ans de chansons”, publié en 1987 chez Hatier, et sous-titré “Le Grand Julos Intégral Commenté et Illustré”.

Claude Semal, le 20 septembre 2021

Photos jean-Luc Pierret et Ghislain Debailleul.

LE BREL DE JULOS

“On voit les mêmes clips sur toutes les télévisions du monde comme on trouve les mêmes parfums dans tous les aéroports du monde”. “Nous avons le regret de vous informer que bientôt vous ne serez plus informés car la surinformation conduit inévitablement à la désinformation” (p. 35 et 36).

“Assumer sa belgitude devient plus difficile après la chanson “les Flamingants”. On a beau dire que cette chanson s’adresse uniquement aux Flamingants, quand Brel chante : Et je vous interdit d’obliger nos enfants / qui ne vous ont rien fait à aboyer flamand”, la langue flamande elle-même en prend un coup” (p. 59).

“Jacques Brel avait demandé à Maddly d’aller donner une gifle au directeur artistique de chez Barclay qui n’était même pas venu à l’enregistrement de son dernier disque. L’a-t-elle fait ? J’ai écrit tout ce livre simplement pour lui poser cette question, car je n’étais pas en possession de son adresse” (p. 65).

“Réussir sa vie est une chose, réussir sa mort en est une autre”. “Jacques Brel marche sous terre depuis le 9 octobre 1978. Quelle distance a-t-il couverte ?” (p. 73).

“Le poète veut faire reculer les frontières de sa solitude, il veut faire passer la Vie dans le grand corps social. Il vitupère, il électrise, il bénit, il remercie, il rend grâces. Le poète est un sorcier, un psychiatre public, de la même manière qu’il y a des écrivains publics” (p. 75).

“Du point de vue des femmes, on a parfois l’impression qu’il penche pour la loi coranique et qu’il ne s’est pas débarrassé de la conception de la femme qui était jadis celle de la religion catholique. Pour lui, elle reste la pécheresse. il peut tout s’octroyer ce coq mais rien n’est permis aux femmes, à ses femmes, qu’il s’agisse de ses amantes, de Miche ou de ses filles. Brel n’est pas un égalitaire ; la femme n’est pour lui ni l’avenir, ni le présent, ni le passé de l’homme. En revanche, il aime les amitiés viriles, la sueur, le coude à coude mâle, à la vie à la mort. A la mort de Jojo, il dit qu’il n’a jamais aimé une femme comme il a aimé Jojo… libre à lui mais je trouve que “Monsieur est servi…” (p. 103).

“Jacques Brel était-il un tant soit peu féodal, était-il resté en lui un eu de cette mentalité flamande, qui se résumait par la formule des trois “k” : ” Keuken, Kinderen, Kerk” (Cuisine, Enfants, Église)” (p. 88).

“Anne Sylvestre est l’antidote de Brel, à l’écouter on se mithridatise contre sa misogynie permanente. Il faut aller l’entendre de toute urgence” (p. 136).

“Les modes sont-elles des maladies mentales entretenues par le commerce ?” (p. 99).

“Brel a fait passer dans son corps tout ce qu’il raconte et sa chair elle-même s’est faite verbe. Il donnait tant de lui-même qu’il jouait presque chaque soir une sorte de passion du Christ” (p. 111).

“Les mots peuvent polluer les esprits, saper les enthousiasme, les mots peuvent êtres des couperets et des guillotines. La dernière décennie du millénaire sera décisive, chacun devra choisir son camp clairement et sans complaisance” (p. 118).

“Pourquoi depuis des siècles cette “négatitude” qui perce même dans les chansons de Brel ? (…) Rien n’est perdu, tout est à faire, le temps presse, on ne peut plus se permettre le luxe d’être négatif, il faut réunir toutes les forces positives et “forcer le destin à chaque carrefour” (p. 178).

“Un proverbe dit : la neige ne tombe pas pour recouvrir la colline mais pour que chaque bête y laisse sa trace. Je voudrais laisser des traces positives dans le tissu des jours” (p. 92 et 93).

“Jacques Brel avait trouvé son public, sans le secours des journalistes, au temps où le public fréquentait les cabarets de la rive gauche à Paris, en ce temps-là où le bouche à oreille naturel fonctionnait. Les journalistes découvraient des chanteurs, ils avaient le champ libre : la télé n’existait pas; Les chanteurs sollicitaient du public dans de petits lieux, et les journalistes, en écrivant sur eux, élargissaient le nombre de leurs lecteurs, bénéficiaient de la réputation du chanteur.”
“Après les journalistes, les firmes de disques prenaient le relais, c’étaient les passages à la radio. Les transistors multipliaient la voix du chanteur, le public augmentait encore, les radios sont des têtes chercheuses de public. Plus tard la télévision a récolté le travail de tous les autres médias pour l’amplifier encore. Elle a canonisé le chanteur”.
“Aujourd’hui, le journaliste n’est plus à la recherche du “chanteur-créateur”, il attend dans son bureau qu’on vienne lui offrir sur un plateau la star de demain. Des attachées de presse le sollicitent; les serveurs médiatiques, les journalistes, sont devenus les maîtres du jeu / les papes de l’information. Ils ne consultent pas nécessairement le public. Il disent : j’aime. Point” (p. 160 et 161).

“Les idées et les religions tuent : Je pense à la Saint-Barthélemy, à tous les génocides perpétrés quelque part dans le monde, ceux que nous savons et ceux que nous ignorons. Pourquoi ce retour à la case zéro, à la barbarie ? Il y a de quoi pester contre la race humaine, éprouver de la colère, surtout contre nous-mêmes qui avons permis tous ces crimes. C’est pourtant vrai que plus on aimera trop, moins ce sera assez” (p.180).

“Il faut être dénué d’imagination pour tuer quelqu’un pour lui apprendre à vivre” (p. 138).

“Les hommes de pouvoir créent une féodalité nouvelle qui vaut à peine mieux que l’ancienne” (p. 100).

“Nous nous abîmons nous-mêmes par des drogues de toutes sortes : cigarettes, nourriture, crack, caillou, la drogue, ce voyage coûte moins cher qu’un vrai mais on n’est jamais sûr d’en revenir entier. Saleté de l’esprit : intégrisme, sectes, intolérance, fascisme” (p. 197).

“Quand on a fait le tour du monde, arrive-t-on à faire le tour de soi ? ” (p. 80).

“Je suis comme la terre composé à 80% d’eau et comme elle terriblement fragile” (p. 198).

“Après avoir libéré la femme, l’homme et l’enfant, il faudra libérer la planète de la pollution engendrée par l’ère industrielle. Et la dépollution de la terre passe d’abord par la purification de nos cerveaux. Jacques Brel a fait le constat douloureux du monde de la bêtise, celui qui le suivra devra faire savoir tout ce qui est positif sur la planète terre”.

“Réparons tous notre vaisseau, nous n’en avons qu’un” (192 et 193).

 

L’hommage de Marc Lelangue

 

Cher Julos,
C’est le premier jour de ton grand voyage…
À la sortie de l’école primaire, à Hamme-Mille, je voyais des affiches avec le sommet de ta tête et, toujours dans la même typographie, “Julos chante pour vous”.
C’est ainsi que j’ai appris que les chanteurs ne passaient pas tous à la radio.
Ta bucolique impertinence (franchement, écrire à Kissinger depuis Tourinnes-la-Grosse …), tes aphorismes publiés sur des étiquettes de cahier d’écolier (“À force de péter haut, le cul prend la place du cerveau”, “Je porte souvent des oranges à mon cœur prisonnier”, …), ton premier bouquin, “Julos écrit pour vous”, tes albums (parmi bien d’autres, “Arrêt Facultatif” demeure un chef-d’œuvre) et tes préoccupations écologiques – visionnaires pour l’époque – ont accompagné mon adolescence.
La tragédie de l’assassinat de ta femme avait abasourdi toute la région, alors que ta bouleversante réponse “(…) Il faut reboiser l’âme humaine (…) Je pense qu’il faut s’aimer à tort et à travers” allait résonner bien plus loin, portée notamment par Claude Nougaro.
T’écoutant chanter – parler, on découvrait des poètes.
Méconnus ou oubliés (Van Lerberghe, Elskamp, Ramuz), surpris de se retrouver là (Victor Hugo), mais aussi Nazim Hikmet (“Que les nuages ne tuent pas les hommes”) ou Peire Vidal, troubadour du XIIe siècle dont je n’ai jamais compris d’où tu avais pu tirer une adaptation aussi lumineuse (j’ai cherché…)
“Je suis là pour la permanence” avais-tu dit ou écrit.
Puissions-nous être nombreux à prendre la relève.
Puisse ton vœu “J’aimerais que mon cercueil soit tapissé de capsules de bières catholiques” être exaucé.
Bon vent parmi les galaxies …

Marc Lelangue

(1) “La Bande des Cinq”, un disque de Jacques Bertin http://velen.chez-alice.fr/bertin/disques/labandedes5.htm
(2) Ceci n’est pas un belgicisme. Il n’y eut effectivement qu’une seule rencontre fortuite dans un café. Julos était accompagné de Loulou, et Brel, en compagnie de son ami Edouard Caillau (p. 200).
(3) Julos Beaucarne, “Brel” (1990, éditions Acropole).
(4) https://www.epmmusique.fr/fr/cd-chanson-francaise/1203-julos-beaucarne-bornes-acoustiques-julos-beaucarne-3540139870909.html

 

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