
03 juillet 2025
LA BELLE VIE DES GAZAOUIS par Gwen Breës (Petit manuel pratique de désinformation).
Ces dernières semaines, la pâte au chocolat est devenue un argument récurrent pour nier la catastrophe humanitaire à Gaza… Après Alain Kupchick et son esclandre sur les crêpes au Nutella — dont il n’est, après coup, plus certain qu’elles provenaient de Gaza. Après Marcel Sel, qui prend sa défense en affirmant qu’un chroniqueur télé “n’est pas tenu à une rigueur que les rédactions n’ont déjà plus“. Après Nadia Geerts, qui retire un post sur les restaurants de Gaza en “admettant (son) erreur”. Après l’influenceur surnommé Bob Hasbara (mot désignant la stratégie de communication visant à défendre les actions d’Israël à l’étranger), qui déclare tenir à disposition “des dizaines et des dizaines de photos de crêperies au Nutella à Gaza”. Voici maintenant Édouard Brainis, qui affirme à son tour qu’il “n’y a pas de famine” dans l’enclave et qu’on y trouve “des magasins remplis de produits (y compris du Nutella)”.

Mr Nutella
Édouard Brainis est conseiller communal du MR à Auderghem, aux côtés de la ministre de l’Éducation Valérie Glatigny. Il est aussi actif au sein d’Am Israël Haï, une liste belge qui a concouru récemment à l’élection du Congrès sioniste mondial avec un unique point programmatique : “Ne jamais critiquer Israël“.
Ce dogme, qu’on pourrait reformuler plus exactement par “Soutenir Israël en toute circonstance”, amène ses adeptes à pratiquer l’art de la diversion, de l’omission et de la contorsion de réalité — quand il s’agit, par exemple, de vanter les mérites humanitaires de la Gaza Humanitarian Foundation, lancée en mai par Israël, alors qu’elle est un maillon du déplacement des Gazaouis vers le sud de l’enclave, et qu’elle sert accessoirement à tuer chaque jour plusieurs dizaines d’entre eux. En la matière, Édouard Brainis est exemplaire : il combat sans relâche les “fausses informations” des médias, “devenus des caisses de résonance de lobbys de gauche” — notamment Le Soir, qu’il accuse de “se complaire dans la diffusion de la haine des Juifs” ; ou encore Haaretz, qui propage selon lui la haine d’Israël et dont il compare les lecteurs à des “néo-nazis”. Pourfendeur invétéré du “palestinisme“, ce mal absolu qu’il attribue à la “gauche fasciste“, il associe les manifestants pour le cessez-le-feu à des “islamistes“.
Mais revenons aux “dizaines et dizaines de crêperies” de Gaza. Nos lanceurs d’alerte belges ne sont pas seuls à attirer l’attention sur cette “vérité cachée”. En Israël, une vidéo en langue anglaise, intitulée “Top 5 des restaurants de Gaza” a été postée ces derniers jours sur YouTube. Si ce Top 5 se limite à ce nombre de lieux — qui sont davantage des salons proposant des boissons et des plats sucrés que des restaurants —, c’est parce qu’il n’y en a pas beaucoup d’autres à évoquer…
La réalité ressemblerait plutôt à un Top 3. Et bientôt un Top 0, puisque l’armée israélienne vient d’annoncer qu’elle va “intensifier” ses opérations à Gaza-City en “usant d’une force extrême“, et appelle les habitants à fuir vers le sud de l’enclave.

Jacqui Peleg : la guerre des images passe par le Nutella
Sur le sujet des “restaurants”, les influenceurs de tous pays — qui mettent souvent un point d’honneur à se revendiquer “des faits“, jamais de l’idéologie — s’informent à la même source. Ils trouvent leurs adresses sur un compte X appelé Imshin, et qui est géré par une habitante de Tel Aviv : Jacqui Peleg. Récemment interviewée par Amir Tsarfati, un leader chrétien évangélique israélien et ancien major de l’armée, Jacqui Peleg explique avoir eu une révélation en 2018.
C’est alors qu’elle découvrit, via les réseaux sociaux, qu’il existait dans l’enclave “une classe moyenne allant au restaurant, s’asseyant dans des cafés sur le front de mer, habitant dans de beaux appartements, faisant ses courses dans de beaux supermarchés bien achalandés, qui ont une grande variété de produits“. Bigre. Elle ignorait qu’une classe moyenne pouvait s’être formée dans une enclave soumise depuis 2007 à des bombardements réguliers et à de sévères restrictions militaires, économiques et humanitaires. Elle découvrit même l’existence… d’un parc d’attraction, avec piscine, où il était possible de passer de courts séjours de vacances.
L’étonnement de Jacqui Peleg en dit surtout long sur la totale déconnexion de la société israélienne avec les réalités sociales de l’enclave. Mais depuis 2018, Jacqui Peleg s’est donné pour “mission” de documenter la middle class gazaouie, afin de “montrer le décalage entre la manière dont Gaza est dépeinte dans les grands médias et la réalité”, de combattre le narratif de “la prison en plein air“, et désormais de relativiser la réalité de la famine. Car comment diable expliquer que des Gazaouis se procurent, en temps de “guerre”, des cartes téléphoniques prépayées, des shawarmas et du chocolat ?
Grâce à son compte Imshin, Jacqui Peleg traque les stories Instagram et les vidéos TikTok des commerces alimentaires gazaouis, comme d’autres débusquent les soldats israéliens se vantant de crimes de guerre sur les réseaux sociaux.
Elle prétend ainsi révéler au public “le vrai Gaza” tel qu’il n’est “pas censé voir“. Et de par le monde, une nuée de figures comme Nadia Geerts ou Édouard Brainis relayent ces “révélations” qui sèment le doute et allument des contrefeux…

La vie quotidienne à Gaza selon la propagande israélienne (vidéo)
Mais en publiant des images prétendument scandaleuses d’habitants préparant un repas ou des rares restaurateurs faisant la promotion d’un commerce qu’ils tentent de relancer, ces influenceurs ne rappellent pas qu’à Gaza, 90% du bâti résidentiel a été rasé ou endommagé et que 85% de la population a été déplacée et vit sous tentes. Bien loin de l’image d’une classe moyenne qui mange des crêpes dans un salon de thé.
En pointant du doigt des faits très minoritaires et décontextualisés, ces influenceurs feignent d’ignorer que les inégalités sociales existent aussi dans les régions pauvres, y compris en temps de guerre — dans le ghetto de Varsovie, malgré la misère extrême, une classe plus aisée profitait encore de quelques restaurants — et que survivre c’est aussi parfois commercer ou recréer un semblant de normalité au milieu des ruines.
Ils jouent aussi sur le sens du mot “famine”, pourtant utilisé par les agences humanitaires dès qu’une partie significative d’une population n’a plus accès à une alimentation suffisante.
La ficelle est d’autant plus grosse que Jacqui Peleg ne donne aucun indice de contextualisation. Elle ne précise pas si un établissement vient de rouvrir, sous une tente de fortune, après avoir été bombardé. Elle renseigne parfois comme “preuves” des pages qui affichent pourtant en arabe que l’établissement est fermé, ou que certaines matières premières sont indisponibles. Il lui arrive de présenter un établissement ouvert, quand il s’avère que ses cuisiniers se sont reconvertis dans des cantines populaires. Et parmi ses publications, certaines images sont non datées ou dotées de liens renvoyant à des comptes de synchronisation vides…
Mais le réel importe peu. Ce qui compte, c’est de croire à un récit — répétez après moi : Israël ne prive personne, ce n’est pas un régime colonial, son armée est la plus morale au monde —, de le rendre plausible par des éléments à priori crédibles, et d’inverser la charge : les Gazaouis sont des menteurs, ils mangent à leur faim, ils jouent aux victimes et sont seuls responsables de leur sort.
Jacqui Peleg fabrique de tels éléments. Et l’évangéliste Amir Tsarfati ne s’y trompe pas, quand en fin d’interview il donne ce conseil à son invitée : “Continuez à suivre les Gazaouis où qu’ils aillent, même s’ils quittent Gaza. Car ils continueront à se plaindre — alors qu’en réalité, ils mènent la belle vie.”
Gwen Breës
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(Sources : Radio Judaïca, Behold Israel, Jewish Telegraph, compte X d’Imshin, comptes Facebook et Instagram des personnes et des “crêperies” citées…
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