LA CARAVANE EN PAPIER PÉNÈTRE EN 2023 par Érik Rydberg

Longue vie aux morts! Desnos, c’était en 45, Larkin en 85. D’autres, comme Bob Dylan, c’est déjà du blues d’outre-tombe… Quant à Platon, Épicure, n’en parlons pas, os et chair transformés en parchemin, diaphane, criblé de lumières antiques. Lectures de janvier.

1. Gabriel García Márquez (1927-2014), Le scandale du siècle – Écrits journalistiques, 1950-1984, Grasset, 2022, 439 pages, 24,10 euros, impression Floch (Mayenne).
Il est permis de se demander si Márquez eût donné son feu vert à la réédition de ces vieilles choses publiées dans la presse entre 1950 et 1984. Lus sur le moment dans les pages craquelantes du quotidien déplié à la terrasse d’un bistro, ces billets à coloration onirique se mariaient sans doute bien avec l’arôme du café crème et du cigarillo. Plus tellement aujourd’hui. Parmi ces chroniques d’un rêveur éveillé, il y a, donnant son titre au recueil, un fait divers proche du sort mystérieux de Laura imaginé par David Lynch (Twin Peaks): personne ne saura (ni les lecteurs) comment et pourquoi Wilma Montesi, 21 ans, jeune fille apparemment rangée, s’est retrouvée en 1953 à l’état de cadavre dénudé sur une plage où elle n’avait que faire, affaire que Márquez développe sur quelque cent pages à la manière du feuilleton sherlock-holmesque jusqu’en 1957, sans y apporter de solution. Il y a aussi des pages sur Caracas, centre mondial n°1 de la traite des blanches. Sapristi! Et sur la Hongrie de Kadar qu’il avait visité en 1957. Et beaucoup d’autres observations sur le monde des êtres humains, pauvres petites créatures comme on sait, mais peu attirantes du point de vue littéraire. C’est un bouquin dont on peut franchement se passer.

2. Isabelle Garo (née en 1963), Communisme et stratégie, 2019, éd. Amsterdam, 332 pages, 19 euros, impression CPI. Vivement recommandé par un ami vivement lettré et perspicace, l’ouvrage ne manque toutefois pas de défauts. Le propos: comment retrouver, puisé à bonne source (Marx et Gramsci), un sens stratégique à l’action politique de gauche? La question est bienvenue. Mais fallait-il pour cela passer par une présentation critique du trio Badiou-Laclau-Negri au motif que, dans l’audiomat du marketing éditorial, ils ont statut de “stars”? Sur plus de 150 pages, encore bien?! Et puis: à qui s’adresse-t-elle? Le langage est truffé de termes hyper-spécialisés, tel ces “médiations”, cent fois remises sur le métier et dont le sens est tout sauf évident – je lisais en parallèle Condorcet et sa langue limpide, accessible à tous, pleine d’intelligence et de verve: voilà qui est stratégique, éducativement parlant. On peut en plus s’étonner de l’absence dans ces pages de références à Samir Amin, Jean Salem, Georges Labica, Slajov Zizek, pourtant plus proches de l’autrice que le susdit trio. Dommage, donc, d’autant que ses gloses sur Marx, Aristote, Hegel et Gramsci valent plus que le simple détour. Demeure, enfin, la visée du bouquin, ses propositions pour qu’émerge un cadre théorique et pratique guidant les stratégies de gauche: elles méritent, d’évidence, d’être discutées, même si la plupart d’entre elles sont du type: à mettre en œuvre d’urgence dans… les cinquante ou cent ans à venir. Oulala, c’est pas demain.

3. Épicure (né en 341 avant notre ère), Lettres et maximes, éd. Librio/Nathan, 88 pages, 50 centimes (bouquinerie Petits Riens), trad. Octave Hamelin, impression GGP (Allemagne).
Épicure et ses copains du monde antique ont le don de rappeler à quel point il n’y a guère eu de progrès dans les tâtonnements de l’humanité. Voir le fatras de fadaises qui au cours des siècles ont écrasé l’argument d’Épicure sur l’inanité des craintes de la mort (quand on vit, ça n’existe pas et non plus quand on n’est plus). Idem pour le supranaturel, le ou les dieux, au sujet desquels on serait bien fou d’adopter “les opinions de la foule”. Cela posé, il faut regretter le mépris que professe pour leur matière première, s’agissant de vieux textes, le business de l’édition: rien ici n’indique que de toute l’œuvre imposante d’Épicure, il ne reste quasi rien et que notre source principale en est ce qu’en a transmis un copiste, Diogène Laërce, prenant la plume… cinq siècles plus tard. Pour ce, lire l’étude (*) de Konstantin Alevizos, CNRS, Introduction aux sources documentaires sur Épicure, 2020, qui nous apprend en outre que bien des mots qui nous viennent de l’Antiquité ont perduré “en altérant drastiquement leur signification”. Dit autrement, quand on croise le mot, traduit en français par “bonheur”, faute d’édition bilingue permettant d’aller à l’original, on se demande ce qui se cache derrière: serait-ce la fameuse ataraxie que les dictionnaires philosophiques rendent par “absence de trouble d’âme” (Cassin, 2019) ou “tranquillité d’âme” (Lalande, 1902-23), notion centrale dans le “matérialisme radical” des épicuriens (Comte-Sponville, 2021), ou bien plus platement l’eudaimonia, “bonheur” que le Lalande présente comme résultant “d’une certaine position de l’âme”, idée précise-t-il détrônée par le christianisme et le kantisme. Ce qui ne fait que compliquer les choses car l’âme, hein, c’était quoi alors, c’est quoi maintenant? (Entre-temps j’ai acquis la version critique et annotée en poche GF Flammarion de 2017, qu’on recommandera, 206 pages, 4,50 euros, ne me reste plus qu’à dénicher l’édition bilingue.)
(*) Voir https://hal.science/hal-03161654/document
Dictionnaires utilisés: le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande (PUF, 1996), le Vocabulaire européen des philosophies – Dictionnaire des intraduisibles de Barbara Cassin (dir.), Robert/Seuil 2019 et le Dictionnaire philosophique d’André Comte-Sponville (PUF, 2021), ainsi que le petit Les mots de la philosophie d’Alain Lercher (2009).

4. Yvon Quiniou (né dans les années 50 ?), Pour une approche critique de l’islam, 2016, éd. H&O, 91 pages, 9 euros, impression CPI Books (Allemagne). Petit livre chaleureusement recommandé, et prêté, par un ami. Sur le sujet de l’islam, controversé, on a écrit des tonnes. Soit, mais il n’est pas défendu de s’en désintéresser totalement, de même que du bouddhisme tibétain. Notre auteur, agrégé en philo, aborde cela avec la foi du rationalisme idéaliste (avec un peu de bonne volonté et une solide pincée de bon sens de type universalisme européen, tout peut s’arranger). Il y a ici de bonnes choses et de moins bonnes. Bonne l’insistance sur l’évidence qu’on a “parfaitement le droit d’être islamophobe” (ou judéophobe ou christianophobe, au choix), étant entendu, incidemment, que le suffixe “phobe/phobie” est imbécile (il ne s’agit jamais d’une “crainte maladive”), sans pour autant manquer de respect pour les croyances d’autrui. Moins bonne, par exemple, l’affirmation selon laquelle les attentats anti-Charlie & Co. auraient été mus par un “un rejet fanatique et fou d’une manière de vivre simplement humaine”, notion contredite par l’auteur lui-même lorsqu’il rappelle, cinquante pages plus loin, que ces tueurs ne sont pas “des fous animés par une hypothétique pulsion de mort” mais des gens qui ont racines dans un état social de déclassement, d’humiliation et de patries ravagées par “l’impérialisme capitaliste occidental”. Sans doute, d’autres observations feront grincer, telle celle notant que le Coran renvoie à l’image “d’un Dieu de haine”. Celui de la Bible n’est pas marrant non plus. Mais ça, c’est un autre sujet.

5. Platon (428-348 avant notre ère), Le banquet, (380 BC), additionné d’une introduction du regretté George Steiner poche Belles Lettres, 2018, 174 pages, 9,50 euros, impression La Manufacture (Langres). Il est beaucoup question d’amour, ici, pour les “beaux garçons” ou, mais en second choix, pour les femmes, ceci du point de vue du sexe mâle évidemment, ce qui ne l’est pas autant que ça puisque il y est dit que, question “genre”, il y en a trois, l’homme, la femme et l’androgyne, et mieux, qu’à l’origine, il n’y en avait qu’un, de genre: ce n’est que par après, l’enveloppe charnelle ayant été divisée en deux, qu’une attraction plutôt narcissique a pu poindre pour l’autre-que-soi. Ceci conduisant – évidemment, bis – à la grande vérité qu’il n’est d’amour véritable que pour la Beauté et le Savoir. Évidemment? Au bistrot du coin, ça risque de mal passer la rampe. Sauf à supposer que, assis dans un coin avec son litron de gros rouge, George Steiner rappelle à la petite assemblée d’ivrognes qu’il importe d’attacher un prix au fait que de ces “temps reculés, presque trois mille ans, une certaine lumière parvient jusqu’à nous.” Une lumière étrange mais qui est la nôtre. Steiner, encore: “Je ne conçois pas une Europe qui ne soit l’héritière d’Athènes.” Raison de plus pour aller toquer à la porte de Platon, Épicure et Consorts.

6. Robert Desnos (1900-1945), Poèmes de minuit, 1936-37, éd. Seghers, 2023, 163 pages, 15 euros, impression Normandie Roto (Lonrai). Ce n’est pas du fonds de tiroir, ce sont des enfants miraculés, trois cahiers contenant 123 poèmes dont 86 inédits reproduits ici, souvent avec le fac-similé, découverts en 2020 lors d’une vente aux enchères, près de 80 ans après l’arrestation du poète par la Gestapo et, peu après, son décès (typhus) en captivité, à l’âge de 45 ans. Ces années 36-37 sont celles du Front populaire et de la guerre d’Espagne, celles aussi où Desnos s’imposait une discipline d’un-poème-par-jour (avant le couché, entre minuit et une heure) – d’où une qualité quelque peu inégale de la production. Le poème qui ouvre le premier cahier donne le ton: “La queue entre les jambes / Marche compagnon, marche / Il y a des bistrots sur ton chemin”. Idem pour celui qui ferme les bans: “Ah que se passe-t-il en Espagne / Pourquoi est-ce que je suis là et las / Qu’est-ce que je fous ici?” Que Desnos avait l’optimisme désespéré, on le savait, et le pessimisme marécageux: il y a comme une hantise qu’exhalent dans ces vers les mots de pourriture, de vase, de boue et de sang. Les éclairs apaisants sont rares mais ceints par la beauté du mirage: “Le rouge d’une cheminée d’usine flambe dans le ciel / Et les nymphes qui dansent dans les clairières / Sont si transparentes / Qu’au travers de leur corps / Je distingue le paysan qui traverse son champ / À deux kilomètres de là / Telles sont les campagnes que je rêve“. Lire Desnos ou rêver avec lui, c’est tout en un.

7. Philip Larkin (1922-1985), The North Ship, 1945, rééd. Faber and Faber, 1986, 48 pages, 6 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje), impression Whitstable Litho Ltd. (Grande-Bretagne). Ce délicieux poète bougeon, mélancolique avec cynisme, cynique avec tendresse, fait évidemment partie des favoris. Œuvre de relative jeunesse que çui-ci, néanmoins suggestive du regard blasé à venir: “J’ai dit au vent: / Il m’a ôté les mots: / Ce n’est pas l’amour que vous trouverez, / Seulement des oiseaux à la langue brillante, / Seulement la lune sans chez-soi.” (Librement traduit).
Site de la Société Philip Larkin: https://philiplarkin.com/

8. Maurice Blanchot (1907-2003), Mitt dödsögonblick (L’Instant de ma mort), 2002, Bokförlaget Faethon, 2018, 16 pages. En quelques pages, quelques lignes, quelques mots, le souvenir intense de l’instant où, en pleine guerre 1940-45, quelques civils cernés par la soldatesque nazie en leur refuge de la France profonde et que le peloton d’exécution s’apprête à accomplir sa besogne, le narrateur est saisi d’une indifférence extatique inoubliable. Beau texte sur l’indicible et inexplicable. (Quelle idée de lire ça en suédois! Mais l’édition était bien jolie…) En français, toujours disponible par exemple à la Fnac https://livre.fnac.com/a1320581/Maurice-Blanchot-L-instant-de-ma-mort ).

9. Stefan Zweig (1881-1942), La pitié dangereuse, 1939, Livre de Poche 2012, trad. Alzir Hella, 499 pages, 9,95 euros, impression Grafica Veneta (Italie). Dans les bibliothèques paroissiales confessionnelles, il n’est pas rare de trouver une section “romans psychologiques” où se trouvent rangés des Barbara Cartland, le Margaret Mitchell, les Amours de l’Histoire de France, le Dominique de Fromentin, voire ce Zweig. Qu’on en juge: c’est l’histoire d’un jeune officier désargenté devenu la coqueluche d’un châtelain plein aux as et, comme à son insu, objet d’un amour grand A né chez la fille du nabab après que, l’ayant invitée à danser, il s’aperçoit avec horreur que la pauvrette est paralytique des jambes, pris de honte il se prend ensuite de pitié pour la damoiselle, dont il ne devine pas les sentiments: quiproquo qui durera quasi jusqu’à la fin du bouquin. Oulala! Régulièrement, avec l’insistance de l’apprenti psy, Zweig revient sur la pitié du titre, fournissant schème explicatif à ce qui ne le demandait guère. On va se laisser aller à exhiber une faiblesse consistant à dire que, sans doute, à d’autres moments, le camarade Zweig était mieux inspiré.

10. David Kindersley (1915-1995), Mr Gill – Souvenirs d’un apprenti, 1967, éd. Typografica (Bruxelles), 1998, trad. Muriel Vandermeulen, 47 pages, exemplaire offert par l’imprimeur, Robert Clerebaut. Les rayonnages de l’honnête rat de bibliothèque abrite évidemment un exemplaire de d’Un Essai sur la typographie (éd. Ypsilon, 2018) d’Eric Gill (1882-1940), créateur de la célèbre Gill Sans (serif), sommet inégalé de la ligne claire en typo. Ici, il s’agit des souvenirs consignés par un disciple et apprenti, venant rappeler qu’une des œuvres gravées de Gill ornait le siège de la Société des Nations à Genève. Petit livre, malheureusement aujourd’hui introuvable, car richement illustré des traits du maestro, son alphabet taillé dans la pierre bleue, ses gravures sur bois, ses lettrines aériennes, son esquisse de pièce de monnaie pour une exposition (refusée: par trop ouvriériste), ses croquis de nus féminins, son Adam et Ève divinement accouplés… un joyau!
Voir encore: https://www.du-grand-art.fr/arts-decoratifs/19eme-siecle/arts-crafts/artistes/eric-gill/

11. Bob Dylan (né en 1941), Lyrics, éd. Reclam, 2008, 152 pages, 5,40 euros, impression Eberl & Koesel (Allemagne). De not’ Prix Nobel, une agréable sélection de son art poétique. On dira ce qu’on veut mais il y a chez lui une force suggestive peu commune, une galerie de mots-images valant métaphores, une recherche des ressources de la langue anglaise qui justifient pleinement l’honneur qui lui a été rendu. Dans sa longue ballade digne des troubadours d’antan, Highlands (1999, il a 58 ans), par exemple, mêlant “talking blues” et pas de deux avec Shelley, il introduit une inoubliable vestale, serveuse dans un restau désert de Boston, qui a “un joli visage et de longues et lumineuses jambes blanches” et, plus loin dans son errance, “des gens dans le parc oubliant leur tracas et leurs peines / Ils boivent et ils dansent dans des vêtements aux couleurs vives / Tous jeunes gens avec leurs jeunes femmes faisant si bonne figure / Ah! je changerais de place avec n’importe qui d’entre eux / À la minute même si seulement je le pouvais” mais… “La fête est terminée et il y a de moins en moins à dire / J’ai de nouveaux yeux / Tout semble tellement lointain”. Librement traduit. Curiosité, enfin, ce joli petit livret, 96x148mm, qui annonce en page de garde qu’il ne peut être vendu qu’en Suisse, Autriche et Allemagne, a été acquis au Bozar Shop, lieu à retenir comme un de ceux, rares, qui proposent une sélection des plus originales de livres de choix qu’on ne trouve nulle part ailleurs.

Érik Rydberg 19 02 2023

PS: L’année 2022 s’est clôturée sur l’acquisition de quelque 222 bouquins (dont 120 en bouquinerie) ce qui transforme dangereusement les “piles en attente” en monuments menaçant de s’effondrer, d’autant que, déjà, une petite vingtaine s’y est ajoutée en 2023. Faudrait se taper quelques nuits blanches.

Retrouvez tous les écrits d’Érik sur son blog : http://www.erikrydberg.net/

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