LA GAUCHE, LE TRAVAIL, LES ALLOCS

La “Fête de l’Huma” est traditionnellement, pour la gauche française, le grand rendez-vous politique et culturel la rentrée. Pour le Parti Communiste Français, cette fête populaire fut longtemps une façon de démontrer que son influence dépassait largement sa stricte représentation électorale.

Sa scène centrale a accueilli les plus grandes vedettes de la chanson, et le discours dominical du secrétaire national du PCF y était autrefois attendu comme l’oracle de Delphes.
Je connais donc au moins deux barbus qui ont dû se retourner dans leur tombe le week-end passé : Jaurès, le fondateur du quotidien communiste, et le vieux Marx (pas Groucho, l’autre).
Car Fabien Roussel, l’actuel secrétaire national du PCF, y a en effet déclaré que la gauche devait s’affirmer comme “la gauche du travail” plutôt que “la gauche des allocs” – aussitôt applaudi par tout ce que la France compte d’éditorialistes réacs (et cela fait du monde), et critiqué symétriquement par tous ses partenaires de la NUPES (1).
A TF1, il a même osé lâcher : ” J’en appelle à mettre fin à un système qui nourrit le chômage par les allocations et le RSA…” (le 10 septembre, au JT de 13h).
Les allocations de chômage … “responsables” du chômage : on ne nous l’avait pas encore faite, celle-là.
Eh! Fabien, ça va pas, la tête ? Tu as relu Marx dans “Valeurs Actuelles” ou dans “Pif le Chien” ?

Clémentine Autain (LFI) a vu dans cette déclaration une “faute morale et politique“.
Oui, nous avons une bataille à mener contre l’extrême droite auprès des classes populaires (…). Oui, il nous faut parler davantage du travail, de sa rémunération, mais aussi de son contenu, avec le rejet des “bullshit jobs” et la volonté de s’épanouir aussi en dehors de l’emploi. Mais ce n’est pas en reprenant les mots (…) de la droite que nous rassemblerons sur nos bases politiques et nos principes émancipateurs“.
Olivier Faure (PS) et Julien Bayou (Les Verts) ont abondé dans le même sens.
Quant à François Ruffin (LFI), qui partage avec Roussel la volonté de “parler” à cette France “rurale et périphérique”, où le Rassemblement National est souvent passé en tête aux législatives dans les villes de moins de 3500 habitants, il a tenu à préciser : « Opposer « la France qui bosse » à « la France des allocs », ce n’est pas le combat de la gauche, ce ne sont pas mes mots. Les assistés sont là-haut, gavés de milliards par Macron : c’est notre travail politique quotidien que d’unir le bas contre le haut” (2).

Si Fabien Roussel a donc souvent le sens de la formule, ses “bons mots” ne font pas nécessairement une “bonne politique”. Car le premier combat de la gauche, c’est sans doute de rassembler le peuple, pas de le diviser.
Or sa “punch-line” anti-allocs à la sauce Twitter arrive au pire moment : alors que le gouvernement Borne-Macron a déjà prévu de baisser la durée et le montant des allocations de chômage, alors que Macron relance “la mère des batailles” contre l’âge de la retraite, et alors que l’explosion des factures d’énergie va étrangler un peu plus les travailleurs pauvres comme les allocataires sociaux. Est-ce vraiment le moment de lancer cet étrange “débat” ?
Car sa charge contre “la gauche des allocs” répond étrangement aux litanies de la droite contre “la France des assistés”. Comme si les vieux, les malades, les pauvres et les chômeurs étaient “responsables” de leur propre misère !
Si Roussel avait voulu se tirer une balle dans le pied, ou plutôt, dans les pieds de la gauche unie, il ne s’y serait pas pris autrement.

Le discours sur les “allocataires profiteurs”, il est vrai, a médiatiquement la vie dure.
Ce n’est évidemment pas une raison pour s’y soumettre.
Et encore moins pour le reproduire !
Récemment, on a ainsi vu un journaliste cravaté de BFMTV présenter à l’écran un tableau qui entendait “démontrer” par les chiffres qu’un couple de “SMIcards” (soit deux travailleurs pauvres payés au SMIC) gagnait 50 euros de MOINS qu’un couple de RMIstes (soit deux allocataires sociaux vivant uniquement d’aides sociales).
Ce couplet nauséabond est connu : les allocataires seraient TROP payés à ne rien faire, ce qui DÉCOURAGERAIT ceux qui veulent VRAIMENT travailler (voir capture d’écran).
Or ce tableau est FAUX – et deux député·es LFI ont d’ailleurs porté plainte pour dénoncer cette manipulation médiatique.
Dans la “vraie vie”, le couple de SMICards gagne 600 euros de plus que les RMIstes.
Ce qui ne les empêche d’ailleurs pas, les uns comme les autres, de vivre à la frontière de la misère.

Pour les marxistes, le travail a toujours eu une double nature.
Ce savoir-faire collectif est la source de de toutes les richesses, de tous les savoirs. Il vous construit comme individu comme il vous constitue en tant que classe sociale (4). Votre place dans la production déterminera aussi (en principe) votre vision du monde.
Le “travail”, entendu comme “métier”, est parallèlement valorisé par opposition à “l’oisiveté” supposée des actionnaires, et des autres classes parasitaires “aux mains blanches, aux mains maquillées” qui “gagnent leur vie en dormant”.
C’est cette (sommaire) analyse de classe qui est inscrite dans le troisième couplet de “l’Internationale” :
Ouvriers Paysans nous sommes
Le grand parti des travailleurs
La Terre n’appartient qu’aux hommes (5)
L’oisif ira loger ailleurs !
(Eugène Pottier)

Mais en même temps, pour les marxistes, le travail est aussi, dans le système capitaliste, source d’exploitation, d’aliénation, et de diverses maltraitances physiques et mentales.
Contrairement à l’artisan ou au paysan, qui maîtrisait généralement tout son processus de travail en des gestes conscients et créateurs, l’ouvrier et l’employé modernes sont condamnés à des tâches répétitives, aliénantes, exténuantes et vides de sens (comme l’exprime très bien la caricature de “Charlot” dans les “Temps Modernes”).

Aussi, depuis deux siècles, toutes les grandes batailles des syndicats et de la gauche politique ont d’abord consisté à DIMINUER la place de ce travail contraint dans nos vies (“journée de huit heures”, “35 heures par semaine”, “pension”, “vacances”,…) pour nous laisser le temps d’exister aussi comme citoyen, comme parent, comme amoureux… ou tout simplement comme individu.

L’expression “les allocs” recouvre en outre aujourd’hui deux sources de revenus différentes, que Roussel mélange allègrement dans sa punch-line.
Les allocations familiales, les pensions de vieillesse, les congés de maladies et les allocations de chômage dépendent toutes de la Sécurité Sociale.
Cette bonne vieille Sécu est une sorte d’assurance “multirisque”, financée par les travailleurs eux-mêmes, sur un pourcentage de leur salaire, pour faire face aux divers aléas de la vie.
Mieux que Viva For Life : la Sécurité Sociale!” pouvait-on lire récemment en Belgique sur une pancarte syndicale. Bien tapé : la solidarité plutôt que la charité télévisuelle.
Non, ces “allocs” là ne sont pas des “cadeaux” de l’État ou des patrons, mais une forme de “salaire différé”, arrachée de haute lutte par les actions syndicales passées, pour nous procurer un revenu de remplacement quand nous perdons un emploi.
Et c’est sans doute la plus grande conquête historique de la gauche.
On pourrait d’ailleurs rappeler au passage à Fabien Roussel que c’est un Ministre communiste, Ambroise Croizat, qui a mis sur pied la Sécu en France après la seconde Guerre Mondiale. Et que c’est donc une très curieuse d’idée daller pisser lui-même sur ses propres conquêtes sociales !
Quant au RSA (le revenu de solidarité active), l’ex RMI (le revenu minimum d’insertion), il est financé par l’État Français au nom de la solidarité nationale.
C’est le dernier “filet de protection” qui doit permettre aux plus pauvres de ne pas se retrouver complètement à la rue. Une mesure de solidarité, de cœur et de raison, une allocation “de la dernière chance”, qui a d’ailleurs été votée en 1988, à la quasi unanimité du parlement français – à l’exception de trois députés UDF (de droite, donc).
Cette fois, Roussel irait-il voter avec eux !?

Je ne comprends donc pas par quelle étrange analyse “de classe” un haut dirigeant communiste peut ainsi opposer frontalement “travailleur” et “allocataire social”.
Car on a vite fait aujourd’hui de dégringoler “l’échelle sociale” pour brusquement passer du prolétariat au “précariat” et à “l’assistanat”.
Fermetures d’usine, faillite d’un commerce, problèmes de santé… : la planche est savonneuse dans ce toboggan social qui se descend aussi vite qu’il est difficile à remonter.
En gros, ce sont donc les mêmes gens qu’on retrouve en “haut” et “en bas” : des prolos.
Aussi, sauf à vivre dans la tête d’un petit raciste blanc de province, qui fantasmerait “les allocataires sociaux” comme autant de familles nombreuses basanées proliférant en grappes sur les allocations familiales dans des tours de banlieues (ce qui est le cœur (?) des messages de l’extrême-droite sur tous les réseaux sociaux), je ne vois pas bien ce qui peut nourrir un discours aussi clivé chez Roussel.
C’est ce qu’on me dit sur les marchés”, se défend-t-il : “je ne pourrais pas voter pour vous parce que je travaille“.
Ah ! Oui ? Eh! bien, on en rencontre, des abrutis, sur les marchés du Nord… Et en plus, cela a l’air contagieux !
Il ne faudrait pas que “allocataire social” devienne le nouvel euphémisme à la mode pour camoufler les discours racistes (… comme on parlait autrefois “des jeunes de cités” et que tout le monde entendait “jeunes arabes” – quand bien même ils étaient tous 100% français !).

Oui, la gauche doit incarner et représenter le “monde du travail” – à commencer par les travailleurs salariés, qui représentent 85% de la population active.
Défendre leurs intérêts face au Capital est même probablement la première vocation de la gauche, et le “partage” des fruits du travail entre travailleurs et patrons reste un des enjeux centraux de la lutte de classes.
Combien de milliards en plus depuis le COVID pour les grosses fortunes, les rentiers et les actionnaires ?
Combien de maxi bénéfices engrangés cette année par Total, EDF et toutes les entreprises du CAC 40 ?
Et combien de familles pauvres rejetées dans le même temps aux marges de la misère ?
Voilà de bonnes questions, voilà un bon baromètre pour juger du résultat concret des “années Macron”.
Tout récemment encore, l’ensemble des députés de gauche français, rassemblés dans la NUPES, ont tenté de faire voter au Parlement une augmentation du SMIC (salaire minimum interprofessionnel “de croissance”).
Et ce n’est pas un hasard si l’ensemble des députés de droite (… et d’extrême-droite !) ont voté contre cette proposition, qui fut donc rejetée.

Pour devenir politiquement majoritaire en France, la gauche doit encore sensiblement élargir son socle électoral.
Oui, pour former ce “bloc populaire” majoritaire, elle devra, au-delà des salariés et des allocataires sociaux, au-delà de la jeunesse et des habitants des grands centres urbains, élargir sa base sociale aux petites villes, aux paysans, aux artisans, aux petits commerçants, aux professions intermédiaires et aux indépendants.
A tous ceux et toutes celles qui vivent de la consommation populaire et à tous et toutes celles qui vivent de leur propre travail.
À tous ceux et toutes celles qui ont donc des intérêts communs, dans les faits, diamétralement opposés à ce capital spéculatif et financier qui parasite toute la sphère médiatique, économique et politique.
Mais tout cela, la gauche doit évidemment le faire avec les allocataires sociaux, et non contre eux !
Même à la fin de cette chronique, je ne sais donc foutrebleu ! toujours pas ce que Roussel a bien pu vouloir dire d’intelligent l’autre jour à la Fête de l’Huma (3).
Mais le sait-il lui-même ?

Claude Semal le 22 septembre 2022.

(1) La Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale (NUPES), qui regroupe aujourd’hui en France La France Insoumise, le Parti Socialiste, Europe Écologie Les Verts, Générations … et le PCF.
(2) François Ruffin vient d’écrire un nouveau bouquin à ce sujet “Je vous écris du front de la Somme” (Édition Des Liens Qui Libèrent”).
(3) A propos de Fabien Roussel et du PCF, lire aussi dans l’Asympto :
FABIEN ROUSSEL, LABEL ROUGE ?

Mon pronostique semble hélas aujourd’hui se confirmer : Roussel est le “maillon faible” de la NUPES.
(4) Mao a fait la même chose avec la paysannerie en Chine, et je n’ai jamais oublié ses “paysans moyens pauvres” ;-).
(5) Pour l’écriture inclusive, il y a encore du travail !

Lire aussi : https://www.mediapart.fr/journal/politique/011022/le-probleme-roussel-des-elus-des-quartiers-populaires

 

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