LA MARQUISE DESCENDIT À CINQ HEURES par Gilbert Laffaille

Gilbert s’amuse avec les algorithmes des réseaux sociaux, qui ont décidé de favoriser un peu plus les cornichonneries animalières et les selfies champêtres sur les commentaires politiques et sociaux. Il a donc décidé d’emballer les siens propres dans quelques pastiches délicieusement kitchs et littéraires ;-). Après les chatons, voici une marquise (C.S.).

Ce jour-là, la marquise descendit à cinq heures. En robe de soie verte à motif de fleurs exotiques, coiffée d’un délicieux chapeau à plume, le visage effrontément caché d’une fine voilette ne laissant voir que ses lèvres pulpeuses, elle était d’un attrait magnétique. On la sentait à la fois déterminée et frémissante d’une sensualité à fleur de peau. Elle fit appeler une calèche par son valet et partit vers sa folle aventure. Elle se fit déposer non loin du Théâtre Lyrique. On ne la remarquerait pas dans le brouhaha et la cohue d’une rue commerçante. Ce serait plus discret. Elle s’engouffra soudain dans une ruelle donnant à l’arrière du théâtre et pénétra dans celui-ci par une porte dérobée. Ses pas la portaient comme dans un rêve. Deuxième étage, loge quatre. Cœur battant, elle se hâtait. Par bonheur elle ne croisa personne. Tout le monde s’affairait sur scène. Les machinistes montaient un décor, on criait, on tirait sur des cordes, les poulies grinçaient… Elle arriva enfin, essoufflée, tout à la fois surprise de son audace, soulagée de n’avoir point rencontré d’encombres et légèrement inquiète. S’il n’était pas venu ? Elle frappa trois petits coups. La porte de la loge s’ouvrit doucement. Il était là devant elle. Pour elle. Le vicomte lui saisit les mains et tomba à ses pieds.
– « Vous savez, marquise, lui dit-il dans un souffle, si vous voulez comprendre ce qu’il se passe dans cette crise, vous devez absolument lire « Silence dans les champs » de Nicolas Legendre, prix Albert Londres 2023. Sept ans d’enquête, trois cent cinquante témoignages, tout sur le désespoir des paysans, l’endettement imposé par les banques, les pressions, les menaces, le chantage des gros exploitants qui n’ont aucun souci de la nature, qui se moquent de détruire et de polluer tant qu’ils font des bénéfices, la lâcheté des gouvernements successifs, la morgue et l’hypocrisie de la grande distribution et les choix qui ont été faits en haut lieu depuis longtemps. C’est véritablement un livre essentiel et qui fait froid dans le dos ».
– « Ah, vicomte, vous me troublez, cessez, relevez-vous, je vous prie, je suffoque ! »
Elle se pâma dans ses bras avec un cri de biche effarouchée. Fougueusement le vicomte l’embrassa de ses lèvres en feu, la serrant contre lui, viril et protecteur. Elle n’avait jamais connu une telle sensation et s’abandonna tout entière à ce sentiment nouveau, entre l’ivresse de la faute commise et la découverte du plaisir. La pièce était jouée. La porte se referma sans bruit. La plume de paon tombée de son chapeau gisait sur le tapis rouge… Qui aurait pu imaginer qu’au même instant, ayant appris qu’il était ruiné, son mari le marquis se brûlait la cervelle ?

Gilbert Laffaille (sur sa page Facebook)

NB : L’important n’est pas que la marquise sortit ou descendit à cinq heures mais de savoir ce que Paul Valéry et André Breton pouvaient bien reprocher à cette phrase on ne peut plus claire. Comment dire, comme décrire dans un récit une action passée ? Le président visita le salon de l’agriculture. Rachida Dati fut nommée ministre de la culture. Heureusement l’histoire ne retiendra pas ceux qui avaient essayé de compliquer le langage comme Raymond Roussel, Michel Butor ou Alain Robe-Grillet. On peut tourner autour du pot tant qu’on veut, à un moment on est bien obligé d’écrire : « Poussés à bout, indignés, révoltés et en colère, les Français descendirent massivement dans la rue. ». C’est un exemple comme un autre.

 

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