LA SECONDE MORT DE GEORGES BRASSENS par Bernard Hennebert.

C’est au mois d’octobre qu’est né et qu’a trépassé Georges Brassens : un 22 en 1921, et un 29 en 1981.
Le lendemain du décès du chanteur, c’était le week-end de la Toussaint et Bernard Hennebert trouvait le temps long.
Il acheta toute la presse Française quotidienne et traça de grandes colonnes sur le dos d’une méga vieille affiche hors d’usage. Il y nota chaque mot des articles consacrés au disparu, avec de petites croix à chaque fois que ceux-ci se répétaient dans d’autres journaux.

Ce travail l’inspira pour l’écriture de son article qui paraîtra quelques semaines plus tard dans la revue « Paroles et Musique » (coordonnée par Fred Hidalgo de 1980 à 1990).
Comment faire son job de journaliste d’investigation lorsqu’un artiste qu’on vénère soi-même disparaît? Comment respecter ses lecteurs? Un sujet bien complexe… Cet article s’intitula « Transfiguré, canonisé, blanchi… ».
Voici son introduction rédigée par la rédaction :
« La mort de Georges Brassens vue par sept quotidiens. Dix-sept pages. Une trentaine de “Copains d’abord”, une quarantaine de “poète”. Sète; Sète, Sète… Bourru, bourru, bourru… Mais où parle-t-on du contenu et de l’évolution des chansons ? Lecteur, bien souvent, ton droit à l’information n’est pas respecté. C’est fou ce qu’ils savent tartiner, lorsque c’est trop tard, lorsque la mort a frappé à votre porte ».
Quarante-deux ans plus tard, L’Asymptomatique vous propose l’intégrale de cet article.

Transfiguré, canonisé, blanchi…

Dix-sept pleines pages pour célébrer Georges Brassens, le lendemain de son départ. Dix-sept pages pour sept quotidiens français : “France-Soir”, “Le Parisien Libéré”, “L’Humanité”, “Le Matin”, “Le Figaro”, “Libération” et “Le Monde”.
Qu’écrivent les journalistes des quotidiens? Quelles questions posent-ils ? De quoi ne parlent-ils pas? J’ai comptabilisé les fleurons de ces hommages mortuaires.
De quoi donc parlent ces sept journaux qui ont eu le temps de se préparer au tragique événement, puisque voilà bien des années déjà que la santé de Tonton Georges était préoccupante.
Alors, voilà. Les mots “moustache”, “pipe”, “anarchie”, “chat”, “bourru” et “timide” reviennent. Chacun, une bonne dizaine de fois. Sont davantage légendaires (une vingtaine d’allusions) les “soixante ans” de Brassens, sa “tendresse”, les phases de sa maladie… et sa guitare, qu’il “gratte”.
Les copains d’abord, les copains-en-veux-tu-en-voilà s’agglutinent (une trentaine de mentions).
Enfin, trois thèmes reviennent une quarantaine de fois (!) : l’appartenance de Brassens à Sète, son goût pour l'”amitié” et le fait qu’il soit un poète.
Le portrait-robot est ainsi brossé à gros traits. Le défunt chanteur (tiens, le mot “chanteur” n’occupe guère que les doigts d’une main…) s’en satisferait-il ? On peut en douter. Ne disait-il pas… “Je n’aime pas cette dénomination de poète, en fait je suis un chansonnier” (Libération).

VARIATIONS

photo Josée Stroobants

Bien entendu, il y a des variations sur un thème donné. Ainsi, Brassens, par-ci, par-là, est bougon, râleur, anar (et parfois anarchiste), aigri, non ou anti-conformiste, trapu, lent, pudique, discret, gentil, fort, (ours) bien léché, drôle, exceptionnel, marginal, généreux, têtu, serein, timide, extraordinaire, vivant, bon, inimitable, pacifiste, décidé, populaire, autodidacte, dru, savoureux, effacé, feutré, doux, maladroit, mécréant, carré, massif, rugueux, fidèle, sage, généreux, authentique, agnostique, sain, robuste, pudique, secret (tiens, tiens… ) et bourru-bourru-bourru… Bourru, dix fois bourru. Rien de bien original.

En fait, six quotidiens sur sept se limitent à la macédoine de qualités. Un pot-pourri d’éloges.
Quand on se souvient combien, au début de sa carrière, combien Brassens fut vilipendé par la plupart des critiques ! Maintenant, Il est canonisé par les quotidiens les plus traditionnels.
Dans six quotidiens sur sept (l’exception, c’est “Libération” – qui, par ailleurs, affiche régulièrement le plus grand mépris pour la chanson et les chanteurs… ), aucune critique du personnage.
Aucun sens critique des journalistes. Donc, par voie de conséquence, aucun respect du lecteur. Et de Brassens lui-même.
Les traits de caractère encombrants de Brassens sont transfigurés. Anarchiste? “… Rien à voir avec les mécontents d’aujourd’hui qui grincent pour mieux cacher leur médiocrité” (France-Soir).
Brassens n’était pas un bourreau de travail ? “…Il travaillait d’arrache-pied quand l’envie lui prenait, deux mois sur douze. Son état de santé, de toute manière, ne lui permettait pas d’agir, ni de se reposer à sa guise” (Le Parisien Libéré). Sceptique ? “…Mais il le faisait avec tant de naturel et de gentillesse qu’il n’était pas possible de lui en vouloir…” (Le Parisien Libéré).

MYTHIFIÉ ET IMMORTALISÉ

Blanchi de tout défaut, voilà Brassens mythifié. D’abord, on lui colle quelques gadgets à la peau, plutôt que d’analyser son oeuvre. Le poète aux chats, à la guitare, à la moustache, aux copains … (voir ci-dessus). Ensuite, on l’immortalise.
Là, Brassens avait indiqué lui-même la voie, en déclarant à la mort de Jacques Brel : « Quand on aime les gens, ils meurent bien sûr. C’est-à-dire qu’ils s’absentent un petit peu. Jamais personne de ceux que j’ai aimé n’est mort ». Et les joumaleux ainsi que ses copains-chanteurs de lui emboîter le pas.
« On ne croit pas qu’il mourra », « On ne croit pas que cela arrivera si vite », « Il est immortel », « Il n’est pas mort » et « Ça ne meurt pas, un poète » (France-Soir, le Parisien Libéré, Le Matin, Le Figaro).
Il restera immortel dans nos mémoires. L ‘éternité lui appartient” (Claude Nougaro). “Georges Brassens nous a fait une blague. Il est parti en voyage. Certains disent qu’il est mort. Mort ? Qu’est-ce que cela veut dire, mort ? Comme si Brassens, Prévert ou Brel pouvaient mourir ? » (Yves Montand).
Voyez les titres à la « une ». Six titres fades et ringards (surtout quand une apparente tendresse est de mise) à mourir et à pleurer : « La mort du poète » (France-Soir); « Il est mort, le poète …” (Le Parisien Libéré); « Brassens la tendresse » (L’Humanité); « L’anarchiste de coeur » (Le Monde).

La “Une” de Libé le lendemain

Heureusement que la « une » de Libération nous sort de notre torpeur: « Brassens casse sa pipe » (le quotidien communiste belge Le Drapeau Rouge : « Merde alors. Il a cassé sa pipe »).
Pour couronner le tout, même les grands de ce monde n’ont pas eu la délicatesse de foutre la paix à Brassens dans son dernier sommeil. Tous les quotidiens reprennent les adieux pompiers de François Mitterrand et de Jack Lang.
Ce dernier a-t-il remarqué que Le Figaro a transformé ses déclarations ? « Il chantait sans tabous, comme on pense au for de soi-même » devient « Il chantait sans façon, comme on pense au for de sol-même ». Tabou des tabous, à la rédaction du Figaro ?

Si les journaux ne se gênent guère pour s’introduire dans la vie privée du poète (la maladie de Brassens, sa façon de vivre, sa « compagne », ses amis, etc.), ils deviennent tout d’un coup fort pudiques lorsqu’on aborde sa fortune, comme s’il n’avait pas vendu vingt millions de disques. Deux allusions seulement : « Insoucieux de l’argent » et « L’argent : avant, je n’en avais pas, je ne comptais pas. Aujourd’hui, j’en ai, je ne compte pas davantage ».
N’est-il pas intéressant, lorsqu’on a envie de découvrir mieux un ami, de connaître son rapport avec l’argent ? Pourquoi y a-t-il des sujets de la vie privée qu’on explore à n’en plus finir, et d’autres qui ne sont pas de mise? Un chanteur a-t-il une responsabilité de sa gestion financière vis-a-vis de son public ? Une question complexe, mais qui mériterait d’être posée, sans acrimonie et sans fausse pudeur.

Les autres sujets qui ne sont pas abordés dans la plupart des quotidiens analysés sont nombreux. Quelle est l’évolution du contenu des chansons de Brassens ? Ou pourquoi aimait-on les chansons de Brassens? Qui les aime et qui ne pouvait pas les supporter ?
Un seul quotidien sur sept éveille ses lecteurs a ces thèmes. C’est Libération. On peut y lire notamment : « Brassens devient de plus en plus la petite touche d’anticonformisme nécessaire au conformisme bon teint », « Brassens? Tricard médiatique des années 50. La conscience musicale des années 60. L ‘oublié pour cause de modernisme des années 70. Ne passera pas les années 80. Pourtant c’était déjà une statue mise en coffret. Mais le coffret, c’est comme le souvenir : déjà la mort. L’oubli des coeurs aussi. Malgré tout le respect que je peux avoir pour lui, Brassens était déjà mort pour moi. Cruel … » ou « On l’aimait bien, Brassens, surtout pour emmerder les parents. Parce qu’on sentait bien qu’ils étaient irrités, les parents… ».
Ami(e)s des chansons vivantes, fâchez-vous donc contre tant de quotidiens qui vous pondent des articles qui ne vous respectent pas. Les journaux, vous les achetez. Pourquoi n’auriez-vous pas un droit de regard sur la qualité de la marchandise rédactionnelle que l’on vous vend ?

Bernard Hennebert

POST-SCRIPTUM : Comme pour abonder, hélas, dans le sens de cet article, nous apprenons au tout dernier moment (NDLR : en 1981) la mort de Serge Riffard. Inhumé le même jour que Brassens qu’il connaissait bien (il avait fait lui aussi plusieurs premières parties de ses spectacles), il donc mort dans l’indifférence TOTALE de la presse. Pour beaucoup de connaisseurs, Roger Riffard était pourtant l’un des chanteurs et créateurs français de chansons les plus originaux. Il avait débuté avec Anne Sylvestre qui nous a prévenu, ainsi que Jacques Serizier, de sa disparition subite.

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