LE MUSÉE D’ART ANCIEN PRATIQUE-T-IL LA « SCHRINKFLATION » ? par Bernard Hennebert

À Bruxelles, il y a une quinzaine d’années, dans les bâtiments des MRBAB (Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique), rue de la Régence, étaient situés aux étages le Musée d’Art Ancien, et dans les sous-sols, le Musée d’Art Moderne.
Il existait un seul prix d’entrée et il était valable pour les deux musées, à découvrir le même jour, soit 8 €. Mais en février 2011, ce second musée est abruptement fermé.
Le prix du ticket reste pourtant inchangé, alors qu’il ne permet plus que de visiter le Musée d’Art Ancien. Soit un « service » réduit de moitié par rapport à l’offre initiale. Est-ce normal? (1)

Or un scénario analogue s’est rejoué en ce début d’année.
Depuis décembre 2013 que le « Musée Fin de Siècle » (avec ses œuvres de Constantin Meunier, James Ensor, Léon Frédéric, Henri Evenepoel, Fernand Khnopff, Léon Spilliaert, Georges Minne, etc.) a remplacé le « Musée d’Art Moderne ».
À partir de 2018, le public a été obligé d’acheter un seul ticket à 10 € pour une sorte de « vente en lot » qui concernait ce nouveau musée et le Musée d’Art Ancien (avec des œuvres de Rogier van der Weyden, Hans Memling, Jérôme Bosch, Pieter Bruegel l’Ancien, Peter Paul Rubens, Antoine van Dyck, Jacques Jordaens, etc.).
Il n’était donc curieusement pas permis de visiter chacun musée séparément avec un ticket dédié.

Mais depuis janvier 2024, le Musée Fin de Siècle a cette fois bien discrètement fermé pour plusieurs années. Or que se passe-t-il si l’on veut aujourd’hui uniquement admirer le Musée d’Art Ancien ? L’offre a-t-elle été parallèlement réduite de près de 50% ? Non, le ticket reste inchangé, à 10 € (+ diverses réductions, bien entendu).
Cette attitude, qui équivaut à une augmentation tarifaire du simple au double, contraste avec ce qui se passe en France ou en Italie (où, quand l’espace à visiter se réduit, le prix d’entrée baisse en proportion).
Il en va de même en région flamande. Le Mu.ZEE d’Ostende a par exemple annoncé par voie de presse que, du 7 novembre au 14 décembre 2023, il ne pratiquerait pas sa tarification complète à 15 € – car le public n’aurait plus droit qu’à une « présentation réduite » de sa collection permanente (à cause de la préparation de son exposition temporaire consacrée aux natures mortes de James Ensor).
Sa proposition de paiement ne manquait pas d’originalité: « Choisissez votre tarif. Vous pouvez vous permettre de payer plus cher? Aidez les autres à payer moins cher ».

Shrinkflation (en français : réduflation)

Le Musée d’Art Ancien, pendant le confinement (photo Bernard Hennebert)

Au cours de l’automne 2023, est apparu tant en France qu’en Belgique l’anglicisme « shrinkflation ». Que signifie-t-il ? En pleine inflation, l’industrie agroalimentaire, tout en ayant déjà augmenté ses prix, s’est lancée dans une seconde étape: réduire discrètement le poids des produits vendus.
Face à cette pratique , Franck Bouaziz, dans le quotidien « Libération » du 6 janvier 2024, explique que le ministre de l’économie Bruno Le Maire a expédié à Bruxelles un projet d’arrêté pour le mettre en conformité avec le droit européen avant de l’appliquer en France. Ce texte prévoit ainsi d’imposer à la grande distribution une mention indiquant que, pour tel produit vendu, la quantité est « passée de X à Y ».

L’évolution de la tarification des Musées Royaux des Beaux-Arts (MRBA), en 2011 et en 2024, ressemble ainsi étrangement à deux opérations de « shrinkflation »…
Car si la diminution du contenu se fait discrètement dans l’agroalimentaire, c’est également le cas pour nos musées! Les MRBAB n’ont en effet pas « communiqué » sur ce sujet.
La culture à Bruxelles aurait-elle inspiré cette façon de pigeonner le consommateur ?
Et qui est responsable de l’attitude mercantile des MRBAB ?
La direction de cette institution fédérale majeure? Ou le secrétaire d’état Thomas Dermine ?
Tentons d’enquêter au fil des décennies…

Ylieff supprime la gratuité quotidienne

À Bruxelles (et à Tervueren pour le Musée royal de l’Afrique), officiellement et depuis des décennies, ce ne sont pas les directions des musées fédéraux (3) qui décident des tarifications pour visiter les expos permanentes, mais le ministre fédéral qui chapeaute ces institutions (par contre, ce sont bien ces directions qui choisissent les prix des tickets des expositions temporaires).
Et il arrive parfois que ces décisions ministérielles ne plaisent pas du tout à ceux qui sont chargés de les appliquer.
Depuis leur création par Napoléon Bonaparte au début du XIXème siècle, la gratuité quotidienne « pour tous » a existé à différentes périodes dans nos musées fédéraux.
Le dernier rebondissement, un retour au « payant », date du 28 janvier 1997.
Ce jour-là, le ministre socialiste de la Politique Scientifique, Yvan Ylieff, impose l’entrée payante et fixe l’entrée plein tarif à 150 FB. Pour soi-disant permettre aux institutions muséales fédérales « d’élargir leurs sources de financement »… Ce qui lui permettra tout juste de recruter le personnel responsable des caisses, d’imprimer les tickets et d’en organiser le contrôle. Avec des conséquences dramatiques pour la fréquentation de ces lieux.

Le « Musée Fin de Siècle » fermé depuis janvier 2024. Une toile de Léon Frédéric et une sculpture de Constantin Meunier (Photo B. Hennebert)

Deux mois plus tard, les langues commencent en effet à se délier.
Le 29 mars 1997, La Libre Belgique publie, sur trois colonnes, à l’occasion de la rétrospective Paul Delvaux, un article signé R.P.T. qui pose « un coup d’œil incisif sur les nouveaux usages en vigueur dans la prestigieuse institution de la rue de la Régence ». Un responsable du musée y confirme de façon anonyme : « C’est une volonté politique qui a mis fin à cette gratuité (quotidienne) à laquelle nous étions attachés. Nous savions que nous devrions tôt ou tard nous incliner mais nous freinions des quatre fers. D’autre part, nous n’entendions point voir diminuer notre dotation. Mais rien n’y a fait. Nous avons été obligé d’introduire l’entrée payante, sans que nous soient alloués des surveillants supplémentaires. Et nous avons, dans la foulée, subi une diminution de la dotation de l’ordre de 7 millions de FB par année. Quand nous affichions un million de visiteurs annuels, les yeux de nos politiciens clignotaient. Nous regrettons cette décision pour le public belge et les familles qui nous visitaient volontiers le dimanche. Pour ceux qui, le midi, s’offraient une salle et se retrouvaient ensuite à la cafétéria. C’étaient des amateurs que nous aimions accueillir ».
Les critiques de cette évolution vont progressivement devenir moins anonymes.
Dans le Trends Tendances du 6 novembre de la même année, Eliane De Wielde, la conservatrice en chef des MRBAB, nuance à Sophie Balastre la « rentabilité » de cette nouvelle entrée payante : « Il a fallu faire appel à une société privée pour gérer la billetterie et le contrôle, d’où des coûts supplémentaires qui mangent une grande partie des bénéfices induits par le prix d’entrée à 150 FB. Comme tout étudiant en études économiques l’aurait prévu, cela n’a pas manqué de faire baisser la courbe de fréquentation : moitié moins de visiteurs sont prévus pour les collections permanentes en 1997 ».

Nouveau bilan, six ans plus tard. Une des ultimes déclarations de fin de mandat de cette conservatrice en chef, complétée par les remarques de Helena Bussers, qui lui succède.
Le 12 avril 2003, la première est interviewée pour une émission de Télé-Bruxelles. Elle explique brièvement, mais fermement, à Jean-Christophe Pesesse qu’elle est contre les musées payants : « Que cela a fait du tort ! ».
Quant à la seconde, elle confirme cette appréhension dans ma chronique qui paraît dans Le Ligueur du 26 novembre 2003 : « Les entrées ont chuté d’environ 30%. Les touristes continuent d’affluer mais ce sont surtout des visiteurs qui venaient découvrir régulièrement l’une ou l’autre salle qui ont été affectés » (2).

Avec Magnette, les plus faibles paient encore plus

En 2013, juste avant son départ du poste de ministre de la Politique Scientifique, Paul Magnette (socialiste) joue un drôle de tour aux visiteurs des musées fédéraux.
Les droits d’entrée sont revus. Les nouveaux tarifs ne touchent pas au prix plein mais suppriment la gratuité pour certaines catégories de visiteurs.
Auparavant, l’entrée était gratuite pour les moins de 18 ans, les handicapés et leur accompagnateur, les demandeurs d’emploi et les bénéficiaires d’un revenu d’intégration. Ce sera désormais terminé.
Seuls les moins de 6 ans accompagnés d’un adulte et les plus de 65 ans (ainsi que certaines catégories de personnes comme les enseignants ou les journalistes) auront encore un accès gratuit aux collections. Mais, aux MRBAB par exemple, un chômeur, un handicapé ou un jeune (entre 6 et 18 ans) doivent désormais acquitter un droit d’entrée de 2 €.
Extrait de l’article « Les plus faibles paieront plus » de M.F. Gihousse paru dans le quotidien L’Avenir du 22 mai 2013 : « Si tous les tarifs avaient été augmentés, pour des raisons financières, on pouvait plus difficilement réagir mais ici, c’est vraiment une politique antisociale et qui est menée par un ministre socialiste ! » .

Pour Dermine : « ce n’est plus moi ».

Le secrétaire d’état Thomas Dermine a renoncé à sa mission de fixer les tarifs des musées fédéraux…

Un élu qui rétrécit son propre champ d’action, c’est plutôt rare. Hélas, dans le cas présent, c’est en défaveur d’un avantage accordé au public par nos musées fédéraux (3).
Il s’agit du secrétaire d’état socialiste Thomas Dermine, à propos de la gratuité du premier mercredi du mois (qui concerne bien les collections et pas les expositions temporaires… et qui devrait donc logiquement être de son ressort).
Cette gratuité mensuelle avait été imposée aux directions des musées fédéraux par le ministre Yvan Ylieff le 29 mars 1977, juste deux mois après la suppression de la gratuité quotidienne – sans doute pour calmer les remous suscité par cette première décision, qui avait mécontenté nombre de visiteurs.
Le choix du mercredi a été fait pour permettre aux enfants d’accéder aux musées l’après-midi de la semaine où ils ont congé.
Mais, à l’inverse de ce qui se passe ailleurs (en Belgique et dans le monde entier), il ne s’agit pas d’une « vraie » journée de gratuité mensuelle, mais d’une demie journée, car cet avantage n’est accordé que de 13H à 17H, l’entrée restant payante de 10 à 13H… quand les élèves ont cours. Et les visites scolaires en matinée restent ainsi payantes .

Jusqu’à aujourd’hui, en 2024, différents élus (de DéFI ou du SP.A, dont les jeunes ont même manifesté ludiquement sur ce sujet en pères Noël sous la neige sur les marches des MRBAB en décembre 2004) ont recommandé en vain que le choix de cette journée « gratuite » évolue vers le premier dimanche du mois, afin qu’il soit mis fin au reproche – qui me semble justifié – que le jour et l’horaire choisi empêchent la population active d’utiliser cet avantage.
Or depuis la période du « confinement », les visiteurs ont davantage appris à réserver leur place plusieurs jours à l’avance. Ce qui fait tomber l’argument qui prétend qu’un dimanche de gratuité par mois serait « une mauvaise proposition », car trop de monde ce jour-là ferait la file « en même temps ». Il suffirait en effet, pour résoudre le « problème »… de réserver son « créneau » de visite, comme pour les jours payants !
Le pouvoir fédéral, avec sa dizaine d’institutions d’ampleur, peut dès lors se voir reprocher de ne pas avoir reproduit à l’échelon national, une pratique de démocratisation de la culture qui existe pourtant déjà en Wallonie et à Bruxelles. Il aurait ainsi rejoint les plus de 160 musées qui sont déjà gratuits chaque premier dimanche du mois dans ces deux régions.
Une occasion perdue. Un vrai gâchis anti-solidaire.

Deux exemples de cette tendance. En décembre 2018, à Tervueren, l’Africa Museum rouvre ses porte après cinq ans de rénovation. Très discrètement, la « gratuité mensuelle pour tous » a disparu de sa grille de tarification. Or Tervueren est loin du centre de Bruxelles. Des visiteurs venus en tram sont donc piégés, pensant, à juste titre d’ailleurs, que ce jour de gratuité mensuelle constitue une obligation fédérale.
Avec ses manuscrits de la cour du Duc de Bourgogne, un autre musée fédéral, celui de la KBR (la Bibliothèque Royale) est inauguré en août 2020 – mais sans pratiquer, lui non plus, la gratuité du premier mercredi du mois.
Mieux vaut ne pas appartenir à la population des plus précaires.
Ainsi est progressivement mis à mal ce jour de visite mensuel et gratuit, censé « compenser » et faire oublier l’ancienne gratuité quotidienne. Puisque le choix du mercredi était et reste contestable, le but aurait dû être de le remplacer par un autre jour – et pas de supprimer totalement ce mini acquis.

Un dimanche gratuit exceptionnel aux Musées Royaux des Beaux-Arts a attiré 6.852 visiteurs le 27 novembre 2016 (photo Bernard Hennebert).

Interpellé à ce sujet, le 10 novembre 2021, par la Ligue des Usagers Culturels, Thomas Dermine, le Secrétaire d’État socialiste chargé notamment des musées fédéraux, répond en ces termes le 13 décembre 2021: « (…) Quant à la gratuité le premier mercredi du mois, je soutiens les musées qui la pratiquent mais n’entends pas l’imposer aux autres. En effet, il me semble nécessaire de laisser une autonomie sur ce point aux Directions. Les tarifs sont les seules marges de manœuvre dont elles disposent budgétairement dès lors que le niveau des dotations leur est imposé ».
Par cette sorte de démission de ses responsabilités, monsieur Dermine autorise ainsi la mise à mort progressive de la gratuité mensuelle pour tous des musées fédéraux.
Surtout, il rend floues ses propres responsabilités. Est-ce lui ou la direction des MRBAB qui a imaginé la tarification excessive désormais appliquée par le Musée d’Art Ancien (volontairement, je n’utilise pas l’appellation anglaise de cette institution qui prolifère sur le site des MRBAB)?
Que fera donc son successeur, ou lui-même, après les prochaines élections?

Le fait que les détracteurs d’un « dimanche gratuit » pour nos musées fédéraux utilisent l’argument des « trop longues files » montrent qu’ils savent pertinemment que cette mesure aurait probablement un succès retentissant (à l’inverse du « premier mercredi »). Et deux exemples au cours du début de ce XXIème siècle le prouvent déjà !
Illustrant le présent article, ma photo d’une atelier créatif pour les jeunes visiteurs dans le grand hall des MRBAB a été prise rue de la Régence lors du dimanche gratuit qui fêta avec 6.852 visiteurs les 215 ans de l’institution, le 27 novembre 2016.
Autre exemple, tout aussi exceptionnel : le dimanche 7 décembre 2003, une journée Portes Ouvertes, à l’occasion de l’inauguration des nouvelles salles, attira sans encombre plus de 10.000 visiteurs.
De nos jours, il suffirait d’exiger du public qu’il réserve pour éviter tout encombrement – et mieux doser ainsi les heures de fréquentation.

Bernard Hennebert, membre fondateur de la Ligue des Usagers Culturels, avec son aimable autorisation.

(1) Voici ma carte blanche publiée en ce sens à l’époque par La Libre Belgique :
https://www.lalibre.be/debats/opinions/2011/03/10/un-musee-pour-le-prix-de-deux-3GP4D6O4SNCLBCZUEOKAOWZ7RA/
(2) http://www.consoloisirs.be/articles/leligueur/052.html
(3) NDLR : Cette appellation est le résultat de notre « mille-feuilles » institutionnel. Les musées « fédéraux » dépendent du gouvernement « belge ». Les autres musées dépendant des gouvernements régionaux (wallon et bruxellois), des Provinces et des villes.

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