14 mars 2024
LE PCI… QUELLE HISTOIRE ! interview d’Hugues Le Paige
Journaliste et réalisateur d’un très chouette documentaire sur un groupe de militant·es du PCI en Toscane, dont le tournage s’est étalé sur vingt-deux ans (« Il Fare Politica »), Hugues Le Paige vient de sortir un bouquin sur l’histoire du Parti Communiste Italien : « L’héritage perdu du PCI : une histoire du communisme démocratique » (1). À l’heure ou l’extrême-droite gouverne l’Italie, son « auto-dissolution » reste un acte politique bien mystérieux.
Claude : Bonjour Hugues. Celles et ceux qui lisent l’Asympto te connaissent bien, puisque nous y reprenons régulièrement les chroniques de ton blog sur l’actualité italienne. A l’heure où l’extrême-droite y est aujourd’hui à la tête du gouvernement, qu’est-ce qui t’a donné l’envie d’écrire un livre sur le Parti Communiste Italien — qui fut l’un des plus puissants d’Europe, alors qu’il a aujourd’hui pratiquement disparu ?
Hugues : Depuis la fin des années 60 comme militant politique, dans les années 70 comme journaliste (notamment correspondant à Rome) et ensuite comme réalisateur de documentaire (2), j’ai suivi ce sujet politique inédit qu’était le PCI et qui inspirait de grands espoirs dans la gauche européenne.
La « différence communiste » italienne se traduisait par trois grands facteurs :
– l’affirmation d’une voie italienne vers un socialisme inséparable de la démocratie, avec comme corollaire la possibilité de véritables débats au sein du parti ;
– l’autonomie par rapport à Moscou réaffirmée constamment à partir des années 60 ;
– la constitution d’un parti de masse (qui comptera jusqu’à 2 250 000 membres) présent dans toute la société italienne, avec une participation active de ses militants, y compris la reconnaissance du rôle politique des intellectuels.
Cette « différence » sera constamment revendiquée notamment par Enrico Berlinguer (secrétaire général du parti à partir de 1972 et jusqu’à sa mort en 1984) qui défendait une troisième voie entre le socialisme dit « réalisé » à l’Est et la social-démocratie intégrée au capitalisme.
Berlinguer se situait dans l’héritage du philosophe et dirigeant politique Antonio Gramsci (mort en 1937 dans les prisons mussoliniennes où il avait écrit ses « Carnets de prison ») qui affirmait notamment la nécessité pour la classe ouvrière d’instaurer son hégémonie politique et culturelle avant même d’accéder au pouvoir.
Sous la direction de Berlinguer le PCI engrangea ses plus grandes victoires électorales en 1975 (régionales) et 1976 (législatives). Il représentait alors un peu plus d’un tiers du corps électoral.
Mais la Démocratie Chrétienne, au pouvoir sans discontinuité depuis 1945, malgré les scandales politiques et financiers auxquels elle était mêlée, gardait les leviers de commande avec le concours des socialistes et des petits partis laïcs.
Sans compter le constant veto américain à toute participation communiste au pouvoir.
Seul parmi les démocrates-chrétiens Aldo Moro était ouvert à une collaboration avec le PCI. Son enlèvement puis son assassinat par les Brigades Rouges en mars 1978 mirent fin à toute possibilité de concrétiser le « Compromis historique » proposé en 1973 par Enrico Berlinguer, qui défendait une alliance des masses populaires communistes, démocrates-chrétiennes et socialistes.
Cette impossibilité d’accéder au pouvoir national (le PCI gouvernait de nombreuses villes et régions) jouera certainement un rôle dans le processus qui aboutira à son autodissolution en 1991. Mais ce ne sera pas la seule raison de ce qui ressemblera à un étrange suicide politique.
Claude : Quels sont les motifs qui t’ont semblé décisifs dans ce processus ? Est-ce en premier lieu la mort subite de Berlinguer en 1984 ? Même si nous percevons avant tout un parti comme un « intellectuel collectif », nous savons aussi combien une disparition peut parfois changer la donne. Ainsi, à l’avant-veille de son assassinat, Jaurès tenait encore un grand meeting internationaliste, pacifique et antimilitariste au Cirque Royal à Bruxelles avec l’Allemande Rosa Luxembourg. Un mois après sa mort… les sociaux-démocrates français votaient en masse les crédits de guerre ! « Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé ? »
Hugues : La place des (grands) hommes dans le destin politique demeure un sujet complexe. Si, comme Berlinguer, le dirigeant rencontre et prend en charge à un moment de l’histoire un mouvement collectif, social et politique, son rôle peut être déterminant. Seul, il n’est rien.
Berlinguer arrive à la tête du PCI après une période de grande combattivité de la classe ouvrière italienne (1968-69). Mais quelques années plus tard, on est déjà dans le reflux et la vague triomphante de l’ultralibéralisme. Berlinguer gouverne le parti à cheval sur ces deux périodes.
La direction communiste avait commis deux erreurs fatales : surestimer la volonté de la Démocratie Chrétienne de se renouveler et sous-estimer la capacité du capitalisme mondialisé des années 80 de se restructurer (notamment à travers les nouvelles technologies et la financiarisation de l’économie).
Enrico Berlinguer avait cependant tenté de construire une alternative à cette évolution. Et il fut l’un des seuls au sein de la gauche européenne à le faire. Après l’abandon de la stratégie du Compromis historique, dans une autocritique implicite, il propose une alternative démocratique. Exit la Démocratie Chrétienne en tant que telle. Le secrétaire général bâtit cette nouvelle stratégie sur trois pôles :
– Le PCI se présente comme le cœur de cette alternative basée sur une nouvelle alliance : celle des travailleurs encore « protégés », des précaires et des exclus et des mouvements (jeunes, pacifistes, écologistes notamment) où il accorde une place primordiale au rôle des femmes. Le mouvement féministe italien très puissant (qui a notamment fait triompher les législations sur le divorce et l’avortement) est à la fois un mouvement de masse et largement anticapitaliste. Pas de révolution sans la révolution des femmes, dit-il renversant les priorités traditionnelles du mouvement ouvrier.
– Berlinguer va parallèlement développer une pensée pré-écologiste (qui n’a pas encore de traduction politique en Italie). Là aussi il sera précurseur : le premier au sein du mouvement ouvrier il pose la question « que produire ? » et « comment produire ? » en défend une « austérité anticapitaliste » qui privilégie les besoins collectifs.
– Enfin dans une société gangrénée par le « malgoverno » de la Démocratie Chrétienne (les Socialistes et les petits partis laïcs ne sont pas en reste (3) ), il dénonce la dérive des partis politiques exclusivement soucieux de leur part de pouvoir et engage une réflexion sur la crise de la représentation politique. Ici encore, il devance son temps.
Ces trois pôles de réflexion demeurent, pour moi, comme un héritage dont doit s’emparer la gauche européenne qui n’a toujours pas réussi à répondre aux questions qu’il pose. C’est une des raisons fondamentales pour laquelle j’ai écrit cet ouvrage.
Mais Berlinguer meurt en 1984 frappé par un accident cardio-vasculaire en plein meeting pour les élections européennes qui se préparent. Ses funérailles seront un moment de ferveur populaire inouï. Plus de deux millions de personnes le pleurent dans les rues de Rome.
A posteriori, elles résonnent comme l’enterrement du parti lui-même. Vivant, Berlinguer aurait-il pu porter son projet à terme ? Impossible à dire.
L’un de ses meilleurs biographes, Francesco Barbalato, écrit que l’on ne sait pas ce que serait devenue l’Italie avec Berlinguer, mais que par contre on sait ce qu’elle est devenue sans lui…
Il faut ajouter que Berlinguer rencontrait une opposition larvée à cette ligne politique au sein même du parti. La droite sociale-démocrate y était contraire privilégiant la « modernisation du parti » et l’alliance avec les socialistes. D’autre part l’ultra libéralisme conquérant avait aussi eu des effets progressifs sur les références idéologiques comme sur la participation des militants aux activités du parti.
Claude : A cette crise « interne » est venue s’ajouter la chute du mur de Berlin en 1989. Elle allait, par effet de domino, entraîner finalement l’effondrement de l’URSS et de délitement du Pacte de Varsovie. Même si le PCI fut paradoxalement « l’inventeur » de « l’eurocommunisme » — et tenait donc en principe le modèle soviétique à distance, a-t-il été une victime collatérale de ce processus ?
Hugues : Cela n’aurait pas dû être le cas. Comme je l’ai dit, le PCI avait radicalement pris ses distances par rapport à l’URSS jusqu’à rompre définitivement avec le PC soviétique en 1981 lors que coup d’État en Pologne.
C’est le nouveau secrétaire général du parti, Achille Occhetto, qui a pris l’initiative dramatique d’associer sa proposition de changement de nom du parti (et de sa disparition de fait) à la chute du Mur de Berlin en novembre 1989.
Dans les débats acharnés et passionnés qui suivirent cette proposition, le leader de la gauche du parti, Pietro Ingrao dira : « C’est le PCI qui m’a appris l’autonomie vis à vis des Soviétiques. Ce n’est pas maintenant que je vais les suivre dans le sabordage du parti ». Comme je l’ai esquissé, il y eut de nombreuses raisons, nombreuses et complexes (3), à l’autodissolution du PCI finalement décidée à la majorité des 2/3 au dernier Congrès de Rimini en février 1991. La volonté de « modernisation » d’une nouvelle génération pour qui « l’horizon communiste » était dépassé et qui rêvait d’arriver enfin au pouvoir, le poids d’une bureaucratie interne qui s’était constituée dans les régions rouges gouvernées par le PCI, sans doute la lassitude d’une partie des militants, le projet du secrétaire général Occhetto de s’inscrire naïvement dans le Nouveau Monde « unipolaire », le poids énorme de l’idéologique ultra libérale qui battait en brèches la fameuse « hégémonie » du PCI des années 60-70.
Bref, il y avait matière à débat. Et débat, il y eut au sein de ce parti qui conservait encore les marques de son originalité. Ce fut comme un chant du cygne. Le parti comptait encore 1 500 000 membres. Plus de 450 000 d’entre eux participèrent à des réunions locales ou régionales. Des milliers de motions vinrent nourrir les deux ultimes congrès (5).
Les échanges étaient passionnés, virulents parfois, souvent empreints d’une forte émotion, mais toujours de haute tenue intellectuelle.
Pour les militants, le PCI était plus qu’un parti : une famille, une école, une solidarité humaine à toute épreuve. Paradoxalement, parce que c’était tout un pan de vie qui était en cause, pour décider finalement de se dissoudre le parti avait retrouvé sa légendaire participation qui avait fait sa richesse.
Pour tous, y compris ceux qui étaient en faveur du changement de nom (et de parti), ce fut un déchirement.
Le vote final était inexorable, les rapports de force étant fixés depuis le début du processus. Les communistes italiens se dispersèrent. Différentes formations prirent le relais en abandonnant progressivement la volonté de changer de société.
Les conséquences politiques en furent immenses. Et un étrange silence s’installa sur l’histoire même du PCI qui avait pourtant profondément marqué l’histoire italienne. Le désespoir des uns et le reniement des autres se traduisaient en amnésie. Ce que j’ai écrit tente modestement de rendre cette histoire aux jeunes générations.
Car il faut, me semble-t-il, continuer à s’interroger sur les questions fondamentales que l’histoire du PCI pose à la gauche d’aujourd’hui et de demain.
Hugues Le Paige a répondu par écrit à nos questions le 13/03/2024
(1) Le livre, édité aux « Impressions Nouvelles » est, comme on dit, « disponible dans toutes les bonnes librairies”.
(2) Hugues Le Paige a notamment réalisé le film « Il Fare politica — Chronique de la Toscane Rouge 1982-2004 » où il suit pendant 22 ans quatre militant. e. s communistes d’un petit village toscan. Le film est accessible sur : https://www.derives.be/films/il-fare-politica
(3) Tous disparaitront après l’enquête des juges milanais sur la corruption (Mani Pulite) en 1991.
(4) Impossible de les aborder toutes ici. Je renvoie à l’ouvrage pour ces subtilités sans lesquelles on ne peut réellement comprendre la complexité de ce processus.
(5) Congrès de Bologne du 7 au 11 mars 1990 et congrès final de Rimini du 31/01 au 03/02 1991
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