LE PRIX DE LA MUSIQUE par Joachim Caffonnette (musicien)

Voilà le printemps à la veille du mois de Novembre, on sait que ce n’est pas vraiment “normal”, mais c’est quoi le “normal” aujourd’hui ?
Moi je me souviens quand j’ai commencé à pirater de la musique, j’allais à la médiathèque du Passage 44, je prenais 10 CD’s pour une poignée de francs et je les copiais sur des cassettes avec la chaîne Hi-Fi pleine de boutons qui clignotent que ma grand-mère m’avait offerte pour Noël.
Plus tard, je les gravais sur la tour de l’ordinateur familial, puis j’ai eu internet et j’ai découvert eMule où je pouvais me faire des compilations avec Keith Jarrett, Eminem et les symphonies de Beethoven par Karajan…
On ne se posait pas une demi-seconde la question du cas de conscience, du vol ou du respect de l’œuvre, on savait juste qu’on pouvait se faire une discothèque de centaines de CD pour pas un rond.
Puis j’ai commencé à jouer de la musique dans les cafés et les clubs, on gagnait souvent 100 balles en black, c’était la base…
Et puis c’est devenu rare de gagner 100 balles, et les endroits où jouer disparaissait les uns après les autres.
Quelques années à galérer, puis un tout petit peu moins parce que j’ai eu de la chance et que j’ai beaucoup bossé aussi…
Par la force des choses et par ma nature, j’ai fini par me retrouver de « l’autre coté », malgré moi et parce qu’il le fallait, c’était un peu une obligation morale de faire vivre un lieu aussi nécessaire et important que le “Sounds”.
Aujourd’hui c’est moi qui engage des musicien.nes, qui gère un lieu en voulant payer justement les 20 artistes qui se produisent au “Sounds” chaque semaine… Ma perspective a changé.

Une gravure de Jean-Claude Salémi, merveilleux illustrateur des musicien·nes de jazz

Le sentiment qui a germé en moi depuis plusieurs années est aujourd’hui bien ancré : la musique est une des formes d’art les moins respectées. Et elle l’est de moins en moins.
À l’époque où je n’étais “que” musicien, je pestais sur les salles qui ne me programmaient pas et les lieux qui payaient au lance-pierre.
Les arnaqueurs et les profiteurs existent, mais pour avoir la chance de tenir un lieu qui marche bien, avec un taux de remplissage plutôt au-dessus de la moyenne et un bar qui tourne, je vois aujourd’hui que le problème principal est cette limite entre art et divertissement qui est devenue trop floue, et pas pour les meilleures raisons.
Pour beaucoup, la musique ne vaut pas plus qu’un abonnement Spotify à 10€ par mois, écouter de la musique c’est mieux que le silence, c’est comme mettre un pull quand il fait froid… Qui pense à celleux qui l’ont tricoté ?
La musique gratuite, les gens la consomment comme ils vont au fastfood ou regardent l’extrait d’un film culte à l’arrêt de métro sur un iPhone à l’écran rayé.
Chaque mercredi – l’entrée du “Sounds” y est libre – nous devons lutter face une partie du public qui aime être dans l’ambiance du Club, mais se fout manifestement de ce qui se passe sur scène et de celleux qui voudraient en profiter.
On éduque, et ça change, mais comme un marin dans la tempête il ne faut jamais lâcher et garder le cap.
Les concerts payants nous font rencontrer de véritables négociateurs, plus féroces que sur les étals de la Place Jemaa el-Fnaa, ne comprenant pas qu’il faille payer une entrée pour « boire un verre », sans comprendre qu’un orchestre de musiciens avec sept ans d’études supérieures, vingt ans de carrière et cent heures de répétitions se produit sur scène, qu’un piano ça s’accorde, qu’un.e saxophoniste doit aussi payer des facture et que les micros ne se branchent pas tout seul.

Gravure de Jean-Claude Salémi

Du téléchargement illégal à Spotify, du concert gratuit aux festivals alcoolisés sous LSD, la musique est devenu un prétexte pour certains, plutôt qu’un art à apprécier.
Qui négocie son entrée au cinéma ou au théâtre ? Qui viendra trouver un peintre en lui disant : «Non mais, je mettrai la toile dans la toilette des invités, on la regardera pas vraiment et puis ça leur permettra de vous découvrir… vous me la laisser pour cent balles et un Mars ? ».
Il existe beaucoup (trop?) de musiques commerciales destinées à vous endormir le cerveau ou combler le blanc d’une conversation gênante à la réunion des 20 ans de la classe de rétho du collège Saint Glin-Glin où vous ne reconnaissez pas votre « bon pote » Eugène à court d’anecdotes malaisantes et machistes sur Fiona qu’il a croisée à une soirée Tupperware 4 ans plus tôt et qui a vachement grossi…
Mais il y a des milliers de personnes qui composent et créent des œuvres d’art qui s’écoutent avec un peu d’attention et d’intérêt.
La bataille du streaming et des droits d’auteur en ligne, tout comme celle des CD’s, semblent bel et bien perdues depuis longtemps, les créateurs et créatrices ayant laissé naïvement leur destin dans les mains de labels et de producteurs et productrices avares ou à la ramasse (quand ielles ne cumulent pas)…
Mais respectez au moins la musique vivante, bordel. Laissez-vous embarquer… Ca vous permettra peut-être de dériver vers un bel endroit.
Donner 10 ou 20€ pour profiter de deux heures ou plus d’instants suspendus et uniques ne vous ruinera pas, et ça vous permettra peut-être même d’être un peu plus heureux.
Je ne sais pas ce qui est “normal”, mais prétendre avec un Smartphone à 800€ en main que payer pour de la musique c’est « abuser », ce n’est pas plus normal que 20 degrés la nuit un 28 octobre.
Parce qu’à ce rythme-là, il n’y aura bientôt ni musicien.nes ni lieu pour les diffuser, nous mourrons ensemble la gueule ouverte, avec pour seul soulagement qu’au moins le réchauffement climatique nous épargnera de devoir allumer un chauffage qu’on ne pourra de toutes façons plus payer!

Joachim Caffonnette (musicien et co-responsable du “Sounds”)

“Perspective”, une composition de Joachim jouée en quintet au “Sounds” en 2016

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