LE VOTE MYSTÉRIEUX DES RONDS-POINTS

J’ai une grange dans un village du Périgord Vert, à Saint-Sulpice d’Excideuil, où j’espère pouvoir habiter un jour. Si la camarde ne me surprend pas, comme mon copain Kabongo, en plein spectacle sur une scène bruxelloise.
Au premier tour des élections présidentielles, ce village périgourdin a fidèlement reproduit les trois grands “blocs” issus du scrutin de dimanche dernier : droite libérale autoritaire, extrême-droite, gauche populaire. Macron, 63 voix ; Mélenchon, 62 voix ; extrême-droite, 67 voix (49 pour Le Pen et 18 pour Zemmour).
Allez, si on ajoute les 11 voix de Roussel (PCF) à celles de Mélenchon, le “bloc populaire” reste encore, d’une courte tête, “majoritaire” autour de notre charmant clocher roman.
Mais quand même.
En 2012, ils étaient encore plus de la moitié à avoir voté Hollande (40%) ou Mélenchon (12%).
Comment, dans ce petit village du Sud-Ouest, où je n’ai jamais croisé “un arabe” à vingt kilomètres à la ronde, où le couscous semble aussi exotique qu’un potage aux nids d’hirondelles dans une pizzeria, oui, comment des partis ouvertement racistes et anti musulmans ont-ils pu ainsi “fidéliser” près de 25% des électeurs ?

La xénophobie peut certes prendre différents visages.
Il y a quelques anglais dans notre commune, et deux familles belges (mea culpa).
Depuis que j’ai fait, tout seul, des frites au blanc de bœuf pour 400 personnes à la fête du village, j’espère toutefois avoir passé mon brevet d’intégration, niveau débutant ;-).
Et puis, j’ai l’intuition que ce n’est pas “nous” qui sommes visés par ces votes de rejet, mais d’autres “étrangers”… pourtant bien plus “français” que nous.
Notre amie Annie, d’origine bretonne, ancienne infirmière urgentiste, mariée à un Danois, et depuis peu conseillère communale “intérêts communaux” au village, a elle-même participé au dépouillement des votes. Elle m’a avoué par WhatsApp : “J’ai failli avoir une seconde crise cardiaque “.
Car dans ce doux département de la Dordogne, qui avait pourtant placé Mélenchon en tête à 22,97% en 2017, Le Pen a aujourd’hui gagné cinq points au premier tour, à 25,68%, auxquels il faudrait encore ajouter les 6,41% d’Eric Zemmour !
Bien sûr, si on ajoute les 3,9 % de Roussel aux 20,30 % de Mélenchon, puisqu’ils faisaient campagne ensemble en 2017, ce n’est pas le “bloc populaire” qui semble avoir démérité (même s’il se présente aujourd’hui divisé).
Il reste placé assez haut, à 24,20 %. C’est la droite “classique” qui s’est effondrée, avec un transfert massif des voix vers une extrême-droite à présent dominante et bicéphale.

Mais pourquoi les listes de l’Union Populaire, majoritaires le 10 avril dans les territoires d’Outremer, plébiscitées dans les cités et dans les quartiers populaires des villes, avec des pointes jusqu’à 60 % des voix dans certains bureaux de vote, semblent-elles moins appréciées dans une France “périphérique” où l’avantage reste plutôt au vote “Rassemblement National” ?
Dès le lendemain du premier tour, François Ruffin a publiquement posé la question de cette inégalité sociologique et géographique dans les résultats (1).
Élu dans la Somme avec “Picardie Debout !”, Ruffin a ainsi pu constater la percée de l’Union Populaire à Amiens (… la ville de naissance de Macron !), mais aussi l’enracinement du vote Rassemblement National dans toutes les anciennes friches industrielles de la région. Alors que lui-même avait pourtant fait un remarquable travail de terrain dans ces zones populaires et sinistrées. Why ? That’s the question.
Or il faudra bien résoudre cette équation pour que la “gauche populaire” puisse un jour être majoritaire en France, ou du moins envoyer une centaine de députés au Parlement.

Un graphique qui nuance un peu l’affirmation de Ruffin : en rouge, les circonscription où l’Union Populaire a dépassé les 30%. La ruralité y est bien représentée dans une bonne partie du sud-ouest et du sud de la France.

Mélenchon ayant été pratiquement le seul candidat à défendre la France “créolisée”, pour reprendre son expression, et à dénoncer le programme raciste et antimusulman de Le Pen, il est possible que, dans les cités et les grandes villes, une partie du vote “Union Populaire” se soit aujourd’hui partiellement “communautarisé” (et polarise ainsi la majorité des voix des français d’origine étrangère et de la jeunesse).
Se peut-il que les campagnes françaises aient, symétriquement, privilégié un fantasmagorique vote “communautaire blanc”, en des lieux où “l’identité française” n’a pourtant jamais été vraiment bousculée ?
Pourquoi le programme de l’Union Populaire, pourtant économiquement beaucoup plus favorable aux classes populaires que les prétendues “détaxations” de Le Pen, qui ruineraient en fait la sécurité sociale et l’état, n’a-t-il pas eu plus d’écho dans ces zones déshéritées ?

Permettez-moi d’avancer ici une fragile hypothèse. Qui n’est nourrie que par une très modeste expérience. Mais qui a au moins le mérité d’exister.
Je constate que cette France périphérique est aussi celle où “la télévision” reste le moyen “d’information” privilégié. Pour ne pas dire “le seul moyen d’information”. C’est aussi souvent le cas pour les + de 65 ans, un autre sous-groupe “sociologique” nettement plus “réactionnaire” que la moyenne nationale. Et ceci explique peut-être cela.
Au village, chez la plupart de mes voisins, la télé est allumée tous les soirs.
On s’invite parfois l’un chez l’autre pour l’apéro, mais sinon, chacun reste chez soi.
Deux années de confinement covidien n’ont évidemment rien arrangé à ce quotidien tête-à-tête télévisuel.
Le café de madame Yvette, qui fait surtout bar-tabac, ferme à 20 heures.
Après, c’est le couvre-feu.
Comme dans des millions de maisons dans des milliers de petites villes de province.
Ils ne lisent jamais de journaux.
Ils ne vont jamais, ou très rarement, s’informer “sur les réseaux sociaux”.
Ce sont souvent même des zones sans accès internet.
Tout ce qui construit, quotidiennement, ma propre “liberté de pensée”, est chez eux complètement absent.
Pour être remplacé par les discours télévisuels d’une demi-douzaine d’éditocrates, employés zélés d’une demi-douzaine de milliardaires, propriétaires de tous les médias qu’ils regardent en boucle tous les soirs.
J’exagère ?
Claire Sécail, chercheuse au CNRS, a fait une analyse de “Touche pas à mon Poste”, l’émission quotidienne de Cyril Hanouna, diffusée sur C8 et largement relayée sur les “rézozozios”. Entre septembre 2021 et décembre 2021, cette émission a consacré 52% de son temps d’antenne “politique” à des candidats d’extrême-droite (2). La gauche est à 7,6 % et les Verts à 1,88%.
Sur Canal +, sous couvert “d’humour”, le “Quotidien” a toujours décrit Mélenchon en atrabilaire ridicule et agressif. Certaines images de la perquisition à La France Insoumise ont ainsi été montrées en boucle des centaines de fois – alors que l’annonce de leur “acquittement” par la justice a pris quinze secondes à l’antenne.
Zemmour a eu table ouverte pendant des années chez Ruquier, sur la télévision du service public, avant que Bolloré ne sponsorise médiatiquement son poulain sur toutes ses chaînes privées.
Etc…, etc…
Or si l’on croit un peu au rôle de l’idéologie et de l’information, comment un tel matraquage, répété tous les soirs tout au long de l’année, pourrait-il rester sans effet sur le vote final des électeurs et des téléspectateurs ?

Comment se sortir de ce piège ? Je n’en sais rien.
Spontanément, je répondrais : rajouter de l’entraide, de la solidarité, de l’empathie dans nos actes les plus quotidiens. Créer des lieux de rencontre.
Retisser un imaginaire collectif, dans le sillon des anciennes solidarités ouvrières ou paysannes.
Car les villages qui ont le mieux résisté à cette vaguelette brune me semblent être ceux qui portent toute l’année de fort projets communs, comme la Fête du Pain à Saint-Pantaly-d’Excideuil, une des plus sympathiques fêtes d’été de la région.
Bon. Je lancerais bien une Fête de la Frite à Saint-Sulpice, mais au pays des canards gras et des patates sautées à l’ail, certains pourraient voir dans cette initiative le signe oléagineux d’un nouveau grand remplacement ;-).

Claude Semal, le 20 avril 2022.

(1) François Ruffin en libre lecture LE BILAN DU PREMIER TOUR DANS MA CUISINE
(2) https://www.ouest-france.fr/elections/presidentielle/tpmp-l-extreme-droite-surrepresentee-dans-l-emission-de-cyril-hanouna-selon-une-etude-410dbdb4-835f-11ec-94b7-b1b3167b9fc3

1 Commentaire
  • Guy Leboutte
    Publié à 13:14h, 23 avril

    Il y a sûrement dans le vote en faveur de Marine Le Pen une part non nulle d’électrices ou électeurs qui votent avant tout CONTRE Macron.
    Un sondage a évalué cette proportion à 38 % ! Les sondages font d’énormes erreurs, mais même en divisant ce nombre par deux, ça reste plus qu’important.
    La violente répression des gilets jaunes a semé la haine..

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