LES CHOSES CHANGENT ENFIN AUJOURD’HUI par Frédéric Dussenne (sur Facebook)

En contrepoint aux nombreuses marques de soutien exprimées au “Public” et au “Parc” dans cette édition (1), il m’a semblé intéressant de publié aussi le point de vue argumenté de Frédéric Dussenne, metteur-en-scène et directeur de “L’acteur et l’Écrit”, qui défend ici le travail de la Commission des Arts Vivants, à laquelle il a participé, et la nécessité de rééquilibrer les subsides publics au profit des “Compagnies” et d’autres secteurs sous-financés.  (Claude Semal).

La réaction de Frédéric Dussenne (sur Facebook)·

Je suis très mal à l’aise avec la publication depuis hier sur Facebook de levées de boucliers concernant des « rumeurs » plus ou moins étayées indiquant que tel ou tel opérateur « verrait » sa subvention diminuée par décision ministérielle au terme de l’examen des Contrats et Contrats-Programmes par la Commission des Arts Vivants, et de la transmission des avis rendus par elle.
Je ne peux que relayer le point de vue de Laurie Anne, de la Chambre des Compagnies de Théâtre pour Adultes sur ce point : « Faire de la défense individuelle basée sur des rumeurs à ce stade du débat et aussi proche des échéances bafoue le processus démocratique. »
Les fédérations représentatives du secteur ont été consultées dans le cadre de la réforme de la gouvernance culturelle. Une commission représentative a été missionnée pour examiner les dossiers et rendre un avis circonstancié. Sa composition a été adaptée pour rencontrer la diversité du secteur. Son fonctionnement a été objectivé.

J’ai personnellement siégé au CAPT (Commission d’Aide aux Projets Théâtraux) dans les années nonante. J’en ai démissionné parce que j’avais été confronté à des situations de conflit d’intérêt et d’abus indécentes. Je suis aujourd’hui membre de la CAV (Commission des Arts Vivants). Je mesure pleinement le chemin parcouru.
J’ai participé à l’examen des Contrats de Création, de Diffusion et de Service. Un travail considérable. Je me suis senti protégé de l’arbitraire et des pressions tout au long du processus par un cadre rigoureux, proposant des critères objectifs d’évaluation des dossiers et organisant la circulation respectueuse de la parole de l’ensemble des membres de la commission dans leur diversité. Une véritable révolution.
On peut évidemment discuter les critères établis mais il est indéniable que leur établissement constitue en lui-même un geste fort et clair de politique culturelle. J’assume le travail que nous avons réalisé dans ce cadre. Nous avions une feuille de route, nous avons respecté le calendrier prévu et rendu nos avis.

La commission Art Dramatique a été divisée en deux étant donné l’énormité du travail à abattre. Les « rumeurs » évoquées concernent trois théâtres qui bénéficient d’un Contrat-programme. Je n’ai donc pas participé à l’évaluation de leurs dossiers. Mais je n’ai aucune raison de douter du travail fourni par l’autre groupe puisqu’il obéissait aux mêmes règles que nous.
Il reviendra à la ministre de trancher. Nous verrons dans quelle mesure elle respectera ou non les avis qui lui ont été transmis.
Dans un récent interview accordé au journal Le Soir, elle donnait des indications sur ce qui allait guider ses réflexions et décisions. On y lisait, notamment : «Certains projets ne rencontrent peut-être plus le public, ou n’étaient pas mûrs ou doivent revoir leur voilure au regard de ce qu’ils proposent.». Il me semble qu’on est là bien loin de la mise à mort pure et simple.
A quoi servirait le long processus d’évaluation auquel nous nous sommes toutes et tous soumis si les lignes ne bougeaient pas un peu, pour reprendre l’expression de la ministre précédente qui n’avait pas ébranlé grand-chose ?
La ministre actuelle faisait état, dans le même article, de sa volonté d’opérer certains rééquilibrages régionaux et de soutenir plus significativement les musiques actuelles, les arts de la rue, le cirque et les arts forains, le théâtre jeune public, l’humour et l’improvisation. Est-ce si indécent pour une ministre de définir des priorités ? N’est-ce pas sa fonction ?
Elle ajoutait : «Oui, les compagnies prennent de plus en plus un rôle important dans les arts de la scène. Oui, il y a eu énormément de nouvelles demandes de compagnies pour obtenir des contrats structurels, et nous essayons de les soutenir un maximum. Mais on continue de soutenir les lieux, et on renforce même certains lieux.»
C’est une réalité. Les modes de production des spectacles ont changé. Certains semblent considérer une demande d’adaptation comme une mise à mort. Ils sont manifestement restés coincés dans l’ancien monde.

L’instrumentalisation des artistes et des publics est ce qui me dérange le plus dans les récentes prises de position.
L’argument concernant l’emploi artistique n’est pas recevable. Le rapport entre le montant des subventions et l’emploi artistique est proportionnellement à l’avantage des compagnies.
L’argument du public ne l’est pas plus. Pour réunir des spectateurs, il faut disposer des outils de production et de diffusion. Notre génération a été exclue pendant quarante ans des directions artistique des théâtres. Qui peut présager que ce que nous aurions fait si le système avait été plus ouvert ? Personne.
Les choses changent enfin aujourd’hui. Des procédures de désignation plus démocratiques se mettent en place. C’est heureux. Il était temps.
Le décret prévoyait la limitation à deux mandats des directions artistiques des théâtres. Les trois institutions dont il est question ici sont largement hors des clous de ce point de vue. Elles œuvrent comme des opérateurs privés alors même qu’elles disposent d’une subvention publique.

L’expérience m’a enseigné que l’argument récurrent selon lequel il ne faudrait pas déshabiller Paul pour habiller Jacques est toujours brandi par Paul. Et que le résultat consiste toujours à laisser Jacques à poil.
Jacques pourrait employer autant que Paul s’il en avait les moyens et il pourrait réunir les publics s’il en avait les outils.
La question n’est pas là.
La question, c’est concentration écrasante du pouvoir décisionnel dans les mains de Paul qui refuse obstinément de partager et maintient Jacques dans un rapport de force déséquilibré et humiliant, en faisant pression sur les décisions politiques en dehors des processus démocratiques mis en place pour éviter les abus. Ce que ne fait pas Jacques. Il croit encore naïvement à la démocratie. En outre, il sait qu’il ne pèse pas lourd.
Que la ministre de la culture ait le souci de rééquilibrer un peu les choses me semble relever de l’évidence. Elle est parvenue à dégager un budget historique pour réaliser ses ambitions.
Espérons qu’elle parvienne à résister aux pressions insistantes de Paul.
On pourrait aussi espérer qu’un jour Paul – qui pourrait tout aussi bien s’appeler Jacqueline ou Jamal – comprenne qu’il a tout intérêt au partage.

Frédéric Dussenne (sur Facebook)

J’y joins ce commentaire de Michael Delaunoy, sous le “post” de Fred, qui apporte encore, je trouve, un autre éclairage. (C.S.)

Cher Frédéric,
Une très large majorité des interventions que tu qualifies de « levées de bouclier » face au processus démocratique mis en place par le ministère sont le fait d’actrices et d’acteurs qu’on peut difficilement ranger dans le camp des « Paul », pour reprendre le clivage que tu te plais à associer à la vieille expression que j’ai introduite dans ma lettre à la ministre.
Le plus souvent, les actrices et acteurs n’ont aucun pouvoir autre que celui d’accepter ou non le travail qu’on leur propose. Ils ne sont ni Paul ni Jacques. Ils constituent aujourd’hui le lumpenprolétariat du secteur des arts de la scène. Évoquer, face à leur inquiétude légitime et leurs prises de parole courageuses, une « instrumentalisation des artistes », me semble dès lors assez irrespectueux.
Tu écris « l’expérience m’a enseigné que l’argument récurrent selon lequel il ne faudrait pas déshabiller Paul pour habiller Jacques est toujours brandi par Paul. Et que le résultat consiste toujours à laisser Jacques à poil. »
Mais Frédéric, tu sembles oublier que, moi qui ai brandi cet argument, je ne suis pas Paul. Je suis Jacques, tout comme toi ! Je suis à poil, tout comme toi ! Et même davantage, étant depuis mon départ (volontaire) du Rideau de Bruxelles il y a presque quatre ans, à la tête d’une compagnie ne bénéficiant d’absolument aucune aide récurrente.
Ah oui, à propos, j’ai dirigé un théâtre durant 13 ans. Ca aussi, tu sembles l’avoir oublié en écrivant que «notre génération a été exclue pendant quarante ans des directions artistique des théâtres ». Comme tu sembles avoir oublié Xavier Lukomski qui a dirigé les Tanneurs ou…Thierry Debroux qui dirige le Parc…
L’histoire n’est-elle pas un peu plus complexe, un peu moins manichéenne que l’image que tu en donnes ?
Il ne s’agit pas ici de remettre en question le processus démocratique mis en place. La vraie question, à mes yeux, est de savoir si pour opérer le nécessaire – oui, nécessaire ! – rééquilibrage entre théâtres et compagnies que j’appelle tout comme toi de mes vœux et pour lequel nous nous sommes longtemps battus côte à côte, il faut oui ou non démanteler les théâtres en place. Mon avis – sans doute un vieux réflexe marxiste – a toujours été qu’on ne gagne rien à mettre à sac les outils de travail. Déshabiller Paul pour habiller Jacques, c’est s’inscrire encore un peu plus dans un processus d’uberisation des structures de production. C’est singer le système ultra-libéral alors que nous devons tendre vers le service public.
Manifester cette inquiétude auprès des pouvoirs publics relèverait d’une obstruction au processus démocratique ? Vraiment ?
Je te rassure, ce sont bien les pouvoirs publics qui, in fine, prendront les décisions qui lui sembleront les plus justes.
Michael Delaunoy (sur Facebook, en “réponse” au “post” de Fred)

 

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