LES “JEUNES” ET LES “VIEUX” DANS LA CHANSON par Bruno Ruiz (sur FB)

Que s’est-il passé aujourd’hui pour que si peu de “jeunes” s’intéressent aux chansons des “vieux”, et si peu de “vieux” s’intéressent aux chansons des “jeunes” ? Je mets des guillemets pour que l’on me comprenne bien. Ce sont des catégories qui, ici, doivent être prises non pas pour l’âge qu’ils ont respectivement, mais comme catégories de consommateurs. Nous allons voir comment “jeunes” et “vieux” constituent une construction du marché, une construction artificielle, calquée sur des besoins que la société capitaliste a engendrée.

UN PEU D’HISTOIRE

Cette construction prit naissance dans l’après-guerre, d’abord aux Etats-Unis. Ce clivage s’appuya, (on l’a déjà écrit maintes fois), sur le rejet d’une jeunesse (sans guillemets) qui, en apparence et peut-être d’une façon épidermique, ne se reconnaissait plus dans les valeurs d’un système qui aura été responsable de deux guerres mondiales en moins d’un demi-siècle.
C’est la naissance du rock au début des années cinquante aux USA qui fut avant tout une révolte sexuelle et non politique. Face au puritanisme de leurs aînés, les paroles des rockers n’opposaient aucune révolte institutionnelle. “Elvis the pelvis” n’avait rien d’un révolutionnaire. À l’origine, son ascension, rappelons-le, est l’œuvre du colonel Parker qui n’en était pas un, accusé de meurtres et qui fut un ancien “aboyeur” du cirque Barnum !
C’est à partir de cet état de fait que l’industrie du spectacle, (en français, “le show-business” ah ah), en profita pour créer une opposition générationnelle, créant des modes (danses) musicales, vestimentaires et comportementales.

Lorsque cette vague arriva en France, dix ans après, les “yéyé” ne furent qu’une pâle copie du mouvement rock américain. Cette vague, dessinée et contrôlée en grande partie par Daniel Filipacchi sur Europe 1 avec son rendez-vous quotidien et sa revue “Salut les copains”, venait supplanter la “chanson de papa” exotique bien plus d’ailleurs que la chanson Rive-Gauche qui se cantonnait alors principalement aux cabarets parisiens et très peu aux antennes radios et l’ORTF, service public contrôlé, lui, par le pouvoir gaulliste.
Je me souviens avoir vu en famille au cinéma Eden d’Arcachon un programme composé de Los Machucambos et de Johnny Hallyday présenté par François Deguelt.
Il y eut comme cela quelques tentatives de mélanges de programmes pour les “vieux” et pour les “jeunes”, mais cela ne survit guère au-delà des années soixante-dix. Le combat entre les goûts des “jeunes” et celui des “vieux” s’accentuant, les jeunes en sortirent vainqueurs et le marché accompagna cette victoire.

Dans un même temps, la chanson de contestation né du rejet de la guerre du Viet Nam, dès le milieu des années soixante, commença à faire son chemin aux Etats-Unis mais pas en France.
‘68 ne produisit aucune chanson ni chanteur révolutionnaire de contestation. Quelques-uns comme Antoine ou Jacques Dutronc tournèrent plus en dérision mai 68 qu’ils n’accompagnèrent le mouvement. Les quelques chanteurs de contestation n’émergèrent qu’au début des années soixante-dix, et restèrent en marge des médias d’état jusqu’en 1981, jouant un rôle majeur dans l’élection de François Mitterrand.
Dans les années quatre-vingt, le marché de la chanson finit par comprendre que beaucoup de “vieux” voulaient rester “jeunes” et pouvaient donc consommer les mêmes produits. Il y eut une période transitoire faste pour le marché du disque avec de nouveaux supports (CD, cassettes) et surtout le terrorisme marchand du Top 50. Ainsi, les années d’espérance Mitterrand devinrent “les années-fric”.
La gauche socialiste s’enticha de chefs d’entreprises comme Bernard Tapie. La gauche devint une sorte de droite déguisée, ce que, peut-être, elle n’aura jamais cessé vraiment d’être mais ce n’est que mon point de vue.
Ainsi, à partir des années quatre-vingt-dix, les “jeunes” (devenant très jeunes), et les “vieux” (pas encore assez vieux), consommèrent les mêmes idoles dans les mêmes grand-messes.

A partir des année deux mille, les nouveaux supports de communication (internet, mp3, plateformes, etc) créèrent un nouveau clivage “vieux”/”jeunes”. La clientèle des “vieux” eut beaucoup de mal à utiliser ces nouvelles technologies qui se différenciaient trop de leurs vieilles pratiques.
La chanson des “vieux”, abandonnée totalement par l’industrie musicale, et par contre coup par les radios et les télévisions publiques, se réfugia pour un dernier baroud d’honneur dans le milieu marginal associatif vieillissant dont la crise sanitaire sonna un hallali que certains croient encore provisoire.
Si je raconte grossièrement cette brève histoire de la chanson (il y aurait beaucoup à dire, à reprendre, à préciser, car j’ai sûrement un peu trop schématisé pour faire court), c’est pour montrer qu’au fond, si la chanson n’était pas, n’avait pas été, autant tributaire et assujettie aux lois et aux dictats du marché, peut-être qu’aujourd’hui, elle serait restée ce qu’elle était jusqu’au début du vingtième siècle. La même pour les jeunes comme pour les vieux.
Sans guillemets.

Bruno Ruiz (sur sa page Facebook)

Photo : Gustave Deghilage

Un commentaire sur FB : “Comme tu le dis toi-même, cher Bruno, il y aurait des choses “à reprendre” dans ton texte (par exemple sur Antoine qui, à mon humble avis, a reelement contribué, à sa manière, à l’avènement de Mai 68 – la contraception, le rejet de l’ordre établi et de la morale puritaine, son engagement contre la guerre, etc. – contrairement à Dutronc, en effet, qui faisait seulement dans la dérision), mais je suis d’accord sur l’essentiel, à savoir le constat et ses conséquences. Bravo pour cette pertinente analyse en un temps où j’aimerais en lire de pareilles sous la plume de “jeunes”. Mais peut-être faut-il être “vieux” pour avoir la capacité de le faire ?” (Fred Hidalgo)

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