LES MOTS D’APRÈS (III) par Bruno Ruiz

Si peu se seront vraiment rendu compte à quel point tu étais belle. Te l’aurai-je avoué suffisamment ? Ton père disait toujours que tu étais photogénique. Ce n’était pas très gentil. J’ai toujours trouvé cela blessant de dire une chose pareille. Dire cela c’est sous-entendre qu’on est moins beau dans la vie réelle. Tu n’auras jamais souffert d’un trop plein de flatterie de la part de tes parents. Moi je t’aurai regardé jusqu’au bout avec les yeux de l’amour. Les yeux de l’en-dedans. Les yeux qui n’auront jamais douté de toi. Tu te trouvais si fragile et tu étais pourtant si forte. Tu fus ce chemin que tu m’invitas à suivre. On y fut si peu nombreux. Nous aurons embrassé notre vie et je ne savais pas à quel point elle avait le goût de tes lèvres.

Je n’entre plus dans mon bureau. Je n’arrive plus à y écrire. Je me suis installé à côté de ta photo, face à la fenêtre du jardin. Nous voulions la brûler avec ton corps mais nous n’en avons pas eu le courage. Tu es donc toujours là, souriant devant des azulejos de Séville. Le soir, je te lis mes textes à voix haute pour conjurer tout ce silence dans la maison. Tu ne cesses de me sourire. Non je n’entre plus là où j’écrivais quand tu étais encore là. J’ai trop l’impression que tu vas me rejoindre pour lire sur mon épaule. Je crois encore entendre ta voix qui m’appelle à l’autre bout du couloir mais ce n’est qu’un mirage. Une illusion de l’absence. Mes oiseaux se cognent à cette vitre où personne n’apparaît.

Je suis seul sous la lampe ce soir. Devant l’écran blanc. Il y a le curseur qui clignote. J’attends que les mots se manifestent encore. Que je t’écrive de là où je suis. Cela ne vient pas tout de suite. Je me dis que t’écrire, écrire sur toi, sur ta mort, est un exutoire, une catharsis. Une exhibition de notre vie pour conjurer toute ma souffrance. C’est un choix réfléchi. D’ailleurs n’ai-je jamais cessé depuis toujours de sublimer l’indicible, de nommer ce que je vivais dans cette quête d’un intime universel si cher à Victor Hugo ? Mais je n’ai pas à me justifier. Écrire sur toi est pour moi une sorte d’engagement. Un pacte signé face à ta mort insupportable. Et ta mort est aussi la mort de toutes les femmes qui sont mortes, de toutes les séparations, de tous les abandons. Par mes mots, tu appartiens désormais au partage de la douleur avec tous ceux qui t’ont aimée. De tous ceux qui t’aiment encore. De tous ceux qui pleurent leurs morts sans jamais l’écrire.

Tu n’entendras plus la chouette dans les combles. N’attendras plus l’écureuil à la fenêtre, ni le chevreuil dans la haie. Tu ne seras plus là dans l’enclos pour nourrir les tortues. Tu ne seras plus dans cette grande salle où tu aimais tant écrire, broder, rêver. Tu ne seras plus près de moi sur le chemin quand nous marchions avant le crépuscule jusqu’à la boîte aux lettres. Tu ne seras plus dans le souffle du soir pour ce silence partagé qui n’avait besoin d’aucun mot, d’aucun geste, seulement de notre présence acceptée sur la nuit douce qui se refermait sur le volet qui grince. Ni les marches de l’escalier qui craquent, ni dehors le goutte à goutte dans la bassine après l’averse. Non, tu ne m’entendras plus prononcer ton prénom ni moi le tien dans cette vieille maison que tu aimais tant. La mort aura effacé tout ce visible, cet audible qui était alors sans importance et qui prend ce soir la dimension du fini. Du fini de mon amour désormais sans l’inouï de ce que tu fus.

Tu auras glissé sur l’onde noire d’une barque, dans une lente traversée vers l’autre rivage. Je ne peux démarrer l’image de ce dernier voyage, ni de ce drap blanc qui sèche à jamais dans ma tête. Tu occupes désormais tout mon ciel, tout ce tonnerre qui ébranle encore en moi cette nuit blanche de janvier. Quelqu’un n’eut pas à refermer tes yeux mais ta bouche béante. L’aube en sortait pour toujours. Elle n’en finissait pas de sortir cette aube de ton corps, ce sang de ton cerveau profond où personne n’accède. Mais jusqu’à quand la lancinante visite de nos dernières fois ? Jusqu’à quand ton visage apaisé, ce temps interminable qui attend ton dernier souffle ?

Photomaton

Il me faut passer à autre chose maintenant. Me décoller de toi. Mais comment vivre avec ton bras resté sur le mien, ton bras de toutes les joies, de toutes les peines ? Ton bras tendu vers moi, vers notre avenir arrêté, vers le sourire de nos promenades ? Nous ne traverserons plus ensemble ces terres de petites routes, ces villages paisibles et déserts. Te souviens-tu du pigeonnier solitaire au-dessus de cette colline ? A chaque fois je te disais qu’il faudrait le photographier. “Arrêtons-nous, nous allons le faire. Sinon on ne le fera jamais” me disais-tu. Faire les choses. Ne pas remettre à demain. Faire ce que l’on a à faire pour ne pas regretter de ne l’avoir pas fait. Tu étais ainsi. Je rêvais le monde. Tu le massais pour le guérir de ses nécroses.

Non je ne veux pas que ton livre s’arrête. Son arrêt serait ta seconde mort. Je veux que tu habites encore mes mots pour te célébrer encore. Par trois fois que la colombe revienne. Je n’en finirai pas de te dessiner dans l’eau pure avec tes yeux qui me regardent. Pourquoi ne t’ai-je pas dit plus souvent la grâce de ton corps, le chant des cordes sur tes hanches, ce vertige et cet élan dans les dorsales du désir ? Je chante au pied de ta plus haute tour, celle d’où tu ne redescendras pas. Il fut si beau notre attelage. Nous habitions le vent, un entassement d’abîmes merveilleux, de clefs ouvertes, de livres à lire. Non je ne veux pas que ce livre s’arrête. Je veux encore apprendre ton verbe à l’encre de tes silences.

L’Administration. L’eau, l’électricité, le gaz, l’assurance, la banque, la mutuelle, le contrat de la chaudière, les abonnements, les retards, les mises en demeure, le forfait du téléphone, le renouvellement du parking, la recharge des cartes, leur réactualisation, les duplicatas, les certificats, les photocopies certifiées conforme, les numéros qui ne sont plus les bons, les attentes téléphoniques interminables avec leurs musiquettes insupportables, les répondeurs, les numéros masqués, les importuns qui vendent, le renvoi de la patate chaude à un autre service, les dossiers qui s’égarent, les questionnaires de satisfaction, et toi. Toi dans la lumière de ton visage sur la photo. Ta vie de papier, ta vie numérique, ta vie dématérialisée qui continue. Ta vie qui s’efface jour après jour sans état d’âme dans les arcanes de l’Administration. Toi au milieu de tout ça qui n’est plus là pour te mettre en colère avec moi. Toi qui n’es plus là. Qui n’es plus là parce que tu es morte.

Pour midi, j’ai préparé du boudin aux pommes. Tu adorais ça. J’ai mis la table sur la terrasse en plein soleil. Je n’ai mis qu’un seul couvert. Comment faire pour que cela ne soit pas aussi triste ? Faut-il que j’imagine ta présence ? Que j’accepte ton absence ? J’ai l’impression que ce sera toujours un peu la même chose. Une absence présente, une présence absente. Une pièce qui roule sur le sol sans jamais choisir entre pile et face. Les oiseaux sont là, au rendez-vous des arbres. Une légère brise remue tes rosiers. Au loin, la sirène d’une ambulance. Ne l’écoute pas. Elle ne sonne plus pour toi. Tu es dans ma prairie sereine. Avec ton sourire qui se dessine devant moi. Tu es dans cette aquarelle au-dessous du bleu, entre les sureaux. Tu vas adorer mon boudin aux pommes.

Je me suis endormi dans la baignoire. Je ne savais pas que tu vivais tes derniers instants dans la maison, tout près de moi. Que tu étais en train de quitter le monde, ta conscience et tout le reste. Je dormais et tu étais en train de mourir. Je te laissais te reposer avant le diner et tu étais en train de mourir. J’étais vivant dans la douceur de l’eau du bain et tu étais en train de mourir au fond de ton lit. Seule. Avec tes mots mélangés, ton bras qui n’arrivait plus à bouger, ton corps qui s’affaissait sans pouvoir se lever. Peut-être un appel sans réponse ? Un appel que tu m’adressais à moi qui somnolais dans la baignoire ? On ne refait pas le film, on ne refait pas la vie, on ne refait pas la mort. Quand elle arrive la mort n’a jamais le visage qu’on avait imaginé. C’est une porte qui tombe du ciel. On ne saura jamais sur quoi elle s’ouvre. Toi, tu le sais désormais. Tu es derrière cette porte qui s’entrouvrait pendant que je m’étais endormi dans la baignoire. Tu n’existes plus que dans le rêve éveillé de ceux qui t’ont connue.

Bruno Ruiz, sur sa page Facebook, et dans l’Asympto avec l’aimable autorisation de l’auteur.
(entre le 29 février et le 15 mars 2023).

NDLR : Chaque paragraphe est un “post” différent de Bruno. Je les ai laissé dans leur ordre chronologique, mais il n’ont pas été “conçus” comme un texte à lire dans la continuité.

Pas de commentaires

Poster un commentaire