06 février 2024
LES MOTS D’APRÈS par Bruno Ruiz
Le poète et chanteur toulousain Bruno Ruiz a perdu sa femme, Katy Ruiz Darasse, victime d’un AVC dans la nuit du 20 au 21 janvier 2024. Cela fait des dizaines d’années que Bruno écrivait tous les jours un poème, généralement en prose – dont il a publié plusieurs tomes à l’enseigne du « Poète Invisible ». Depuis quelques jours, ils se sont transformés en un bouleversant chant d’amour à sa femme disparue. Un amour auquel je rends hommage en publiant ces mots d’après. « Je ne t’ai pas assez dit je t’aime ». (C.S.)
27 janvier
Il est des êtres sans qui nous ne serions pas ce que nous sommes, ce que nous avons été. Des êtres qui sont entrés en nous, un jour, sans jamais en ressortir. Des êtres qui nous habitent dans notre chair, dans nos rêves, dans nos choix de vie et de mort. En ce qui me concerne, Katy était de celles-là. Elle est même celle-là depuis quarante-sept ans. Katy était un être complexe comme je les aime tant. Un être qui ne s’embarrassait jamais du paraître.
Je ne sais pas encore à l’heure actuelle comment je vais pouvoir vivre sans sa présence physique. Comment je vais pouvoir accepter le monde sans la grâce de ses longues mains, de ses yeux, de sa voix, de l’élégance de sa silhouette, de son corps si mince et si fragile que j’aimais tellement étreindre ; sans cette façon si particulière et si charmante qu’elle avait de ne jamais finir ses phrases ; sans son jugement critique taillé au couteau ; son jugement toujours d’une justesse et d’une finesse auquel ne résistaient jamais longtemps mes propres doutes, mes propres choix, mes propres convictions que pourtant nous partagions.
Ainsi aurai-je passé une très longue partie de ma vie à explorer son mystère, à m’émerveiller d’elle, à la suivre et l’accepter parfois mieux que moi-même. Elle était tellement imprévisible. Pour vous donner un exemple : elle détestait les fêtes. De celles qu’on prépare à l’avance. Les réveillons l’insupportaient. Elle n’aimait pas les rituels. Elle n’allait jamais aux enterrements. D’ailleurs, elle ne serait pas venue non plus au sien.
C’est désormais chose faite. Il n’y avait que les anniversaires des gens qu’elle aimait qu’elle n’oubliait jamais. C’était un cauchemar pour elle de venir écouter mes récitals. Elle craignait tellement que je me trompe dans le texte, que je chante faux, que j’ai un trou de mémoire. Elle avait peur de me voir envahi par la honte. Peur que je sois aux yeux des autres un perdant sans panache. Elle savait intimement qu’elle n’était pas cette femme que je sublimais dans mes chansons, dans mes poèmes. Qu’il y aurait toujours un malentendu entre elle et l’image qui inspirait ce que j’écrivais.
À la télé, dans ses lectures, elle ne s’intéressait qu’aux reportages et aux documentaires. Elle n’aimait pas la fiction, les œuvres de l’imaginaire. Elle n’aimait pas le théâtre. Le faux et le factice. Ses amis les plus proches vous le diront : Katy était quelqu’un qui rassurait ceux qui l’appelaient au téléphone. Elle pouvait rester des heures à les écouter. À leur parler aussi. À les aimer à sa façon. Peut-être à leur façon aussi.
Dans notre maison de campagne, il lui arrivait aussi d’attendre pendant des heures le passage d’un chevreuil, la course d’un écureuil. Nous avons aussi une collection impressionnante de photos des poules du Jardin des Plantes de Toulouse. Presque toutes pareilles mais pas tout à fait.
Et fallait-il qu’elle soit un animal elle-même pour que nos deux chats l’aiment à ce point. À ce propos, Katy, je te promets de remplacer tes caresses et de bien choisir les bonnes croquettes. J’essayerai d’être à la hauteur pour eux comme dans tout.
Elle ne se sera jamais embarrassée des formes de la bienséance. Sans doute parce qu’elle aura travaillé pendant quarante ans comme masseur-kinésithérapeute dans un centre de lutte contre le cancer, elle s’était habituée à aller à l’essentiel. Avec le silence qui va avec. Elle était habitée par ce qu’elle appelait avec humour “son rire intérieur”. Les jeux de mots et le second degré lui étaient totalement étrangers. Elle aimait vivre entourée de mille objets hétéroclites qu’elle disposait avec une grâce infinie dans notre maison. Avec Coline, notre fille, nous étions dans une telle admiration. Nous ne voulions jamais la décevoir. Elle était d’une exigence impitoyable.
Mais ce qui occupa une grande partie de sa vie fut la broderie au point de croix. La broderie était le prolongement de ses longs doigts. Elle avait besoin de ce recueillement silencieux. Elle pouvait broder pendant plus de cinq heures sans jamais s’arrêter, sans jamais rien dire. C’était pour elle une sorte de prière profane, de méditation. Son œuvre lui ressemble tellement. Sa dernière création a pour titre : “SenS”.
Par sa polysémie, il résume à lui seul sa vie, sensuelle, manuelle, à l’état brut. Mieux que des phrases bien écrites, elle aimait les mots et le sens dans leur désordre. Au fond, c’est elle qui, à sa façon, incarnait le mieux la poésie que je m’obstine encore aujourd’hui à écrire. La poésie est trop nécessaire à l’homme pour n’être confiée qu’aux poètes.
Je pourrais vous parler d’elle pendant des heures. Je n’épuiserai jamais l’insondable fracas de sentiments et de sensations qui nous unissait, qui me bouleverse en ce moment.
Vous avez sûrement vécu vous aussi la perte d’un être cher. Je ne vous apprendrai donc rien. Je n’aurai jamais vécu qu’au milieu d’elle. A présent, il va me falloir vivre au milieu de l’incroyable énigme qu’elle me laisse.
Je le sais aujourd’hui, il y a mille façons au monde de s’aimer, mais deux êtres n’en ont jamais qu’une seule. Katy est en moi. Elle n’en sortira jamais.
21 janvier
Nous aurons bien dansé, n’est-ce pas ? Entre les fleurs et l’amour fou. Notre corps nous accompagnait dans les genêts. On se caressait sans s’en rendre compte. On aura fumé tout le tabac du monde. On respectait la lune et les étoiles. Le mystère des animaux. Ce fut une belle jeunesse, n’est-ce pas ? On s’embrassait dans la fraîcheur des églises. On sentait la sueur et le musc. On était nus devant les autres. Je voudrais que tu te souviennes. Je voudrais qu’on te souvienne. Tu appartiens aux plus beaux de mes murmures. A mon insatiable soif. Je t’aime comme une source au soleil. Je n’ai même plus besoin de te l’écrire.
1er février
Dans l’aube un cri blanc
Traverse l’espace.
Est-ce un oiseau lent
Ou le temps qui passe ?
Mon rêve tremblant
Me laisse les traces
De gouttes de sang
Et de larmes lasses.
Oh soleil reviens
Réchauffer le noir
Au bout de ses mains.
Dans le long couloir,
J’entends quelques pas
Qui n’existent pas.
2 février
Accepter le fini.
La source et la mer.
Le silence de la voix.
La chaleur de la peau.
Le lent effacement.
La nuit est l’aube.
Rien n’est clos.
3 février.
Un jour bientôt je rejoindrai le pays de tes mains. Il y aura un soleil immense au-dessus de l’arbousier. Tu verras. Nous n’aurons plus mal nulle part. Nous n’aurons plus besoin de nous attendre. L’infini nous fera rire. Tes beaux yeux demeureront entre les feuilles toujours vertes. Tout sera impeccable autour de nous. Ce sera la preuve que le temps était bien notre ami ; qu’il ne nous aura jamais trahi ; que s’il déformait nos corps c’était pour la belle cause, celle d’une fin acceptée. Nous pourrons enfin nous étreindre dans notre gare sans départ. Les mots trouveront leur place dans tes phrases. Ils seront plus beaux que les miens. Plus profonds que tous les silences qui s’attardent encore ce soir sur les lèvres de ta photo posée devant moi sur la cheminée.
3 février.
Là où je dois aller n’a plus d’importance. C’est pour cela que je préfère rester ici près de toi. Dans cette maison dans laquelle tu ne seras jamais une étrangère. D’ailleurs, tout ce que tu touchais est encore là, immobile, dans la cuisine. Ces pots, ces bouteilles étranges, ces fleurs séchés, ce désordre inventé encore hier par tes mains. Tout ce que tu nommais en silence lorsque je n’étais pas là, tout est encore ici : tes livres bien rangés comme de bons élèves sur tes étagères ; ce mélange de parfum et de corps. Je n’ai pas besoin de chercher ta présence. Elle est partout. Elle me traverse. C’est une caresse qui ne me quitte pas. Une pénétrante douceur qui cherche obstinément ta belle mémoire.
4 février.
Félicette te cherche partout. Mais tu es bien cachée. Quand elle en a marre, elle se couche. Elle ne dort pas. Elle somnole. Elle a perdu l’appétit. Je le sens bien, elle aussi est inconsolable. Elle tourne en rond sur ta veste. Ses miaulements plaintifs en disent long sur ton absence. Cela me déchire le cœur. Alors je la prends sur mes genoux. Je la caresse. Avec toi elle venait toute seule. Moi j’ai toujours été un amoureux laborieux, un peu trop lourd. Démonstratif. Je venais à toi par un labyrinthe incroyable que tu redessinais à chaque fois rien que pour le plaisir de m’y perdre. Aujourd’hui, Ariane a rangé tous ses fils. Il n’y a plus qu’un seul chemin. Félicette ronronne. Faute de toi, elle se laisse caresser le menton.
4 février.
Je me souviens, il devait être trois heures de l’après-midi. C’était en Août. Nous étions sous une paillote abandonnée sur une plage déserte d’Andalousie, je ne sais plus trop où. Nous n’avions pas trente ans. Tu étais très belle avec tes cheveux n’importe comment, tes grands yeux verts qui me regardaient. Il n’y avait aucun vent. La chaleur était accablante. Rien ne bougeait. Ni toi, ni moi. C’était un moment magnétique. Un désir de feu. Je t’ai dit simplement : “Quand l’un de nous deux mourra, je me souviendrai de cet instant comme l’un des plus beaux de ma vie.” Cela t’avait fait sourire. Aujourd’hui je sais que c’était vrai. Que j’avais raison. Il faut toujours croire ceux qui plaisantent.
4 février.
Je ne t’ai pas dit assez je t’aime. J’aurais dû mieux prendre garde au temps qui passe. Je ne savais pas qu’il était si tard. Que c’était nos derniers pas, nos derniers mots, nos derniers rires. Je ne savais rien de toi au fond. Je ne savais pas que tu étais en train de me dire adieu sans cesse, sans le savoir. Adieu pour toujours près des pivoines, près des vieux lis du jardin. Adieu à mon bras, dans le soir, dans nos rêves, ta tête tombée sur mon épaule. Adieu sous le dernier soleil de la terrasse. Non je ne t’ai pas dit assez je t’aime. Parce que tant que tu vivais je croyais que nous étions tous les deux le voyage lui-même, ce chemin lui-même entre les blés, cette aube elle-même derrière les volets. Non je ne voulais pas voir que tout pouvait s’arrêter. Que tu étais mortelle. Je ne croyais pas cela possible. Je n’étais pas prêt. Non, je n’étais pas prêt.
4 février.
C’est drôle, le plus dur de ce qui disparaît ne se voit pas. Je ne veux pas laver tes draps. J’ai trop peur que ta dernière odeur s’en aille dans la machine avec la lessive. Je ne veux pas déranger ce temps qui s’est arrêté. Je ne veux pas que ce temps de toi s’éloigne. Je ne veux pas accepter ma vie sans toi. Je ne veux pas m’adosser à ce principe insupportable de réalité. Je regarde le calendrier. Il y a maintenant un avant et un après. Je viens d’effacer cette phrase terrible dans la case du 21 janvier : Katy est morte. Comme si j’allais l’oublier un jour. Je l’ai effacé. Je ne peux pas la lire.
4 février.
On aura tout bien fait comme il fallait. On aura bien suivi notre ligne pourtant sinueuse. On aura accepté ensemble les saisons, la nuit et le jour, l’arbre mourant. On aura rêvé ensemble d’un horizon indépassable. Le bleu se sera confondu à notre ADN. On aura été des bons élèves de l’amour. Des bons élèves tout court. Des fidèles un peu ridicules, d’un autre temps. On se sera levé quand c’était si facile de se coucher. Avec ce grand principe des petites gens : si tu travailles bien, tu réussiras. Oui, tu auras tout bien fait comme il fallait. Même réussi tes dernières heures apaisées pour que l’on accepte mieux la séparation des vivants et des morts.
6 février.
Sans doute m’auras-tu laissé quelques indices dans notre maison que tu as quittée cette nuit-là dans l’ambulance. Quelque effondrement de notre mémoire commune. Car tout ce qui était à dire n’est pas encore dit. Nous n’appartenons pas qu’à l’enseveli mais aussi à ces traces légères et aériennes, ces images jonglées au-dessus de l’abîme. Les larmes qui tombent des yeux irriguent des temps nouveaux comme tes cendres nourricières dans la terre. Ton corps meurtri par les ans et la maladie reviennent en moi à chaque seconde dans le rêve de notre jeunesse. Tu te seras décomposée pour une nouvelle naissance. Désormais tu habites un silence en partage. Il a ta douce voix endormie dans la nuit. Je ne veux plus entendre ces notes rouges du requiem qui s’éloigne. Elles sont sèches comme le sang mortel de ton cerveau. Sèches à jamais dans le temps qui presse.
6 février.
Je me souviens d’un matin, nous étions sous le auvent de notre maison de campagne au milieu de la forêt. Tout était dans cette immobilité d’été que nous aimions tellement. Tu prononças soudain cette phrase étrange que tu m’adressais comme à toi-même : “Tu auras traversé ta vie comme cet oiseau à basse altitude.” Elle semblait sortir d’un autre toi-même cette phrase. Elle te ressemblait si peu. Elle semblait venir de si loin. D’une profondeur légère à laquelle je n’avais jamais eu accès jusqu’à présent. Il n’y avait là aucun reproche. C’était d’une telle douceur, d’une telle beauté, d’un tel amour. Surtout qu’il n’y avait aucun oiseau dans la forêt. Je t’ai regardé t’éloigner. Je me suis dit alors que je vivais près d’un être d’un mystère et d’une singularité insondable. Qu’aurais-je bien pu faire d’un autre amour que le tien ?
Bruno Ruiz (sur sa page facebook)
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