LES PETITS-BOURGEOIS GENTILLOMMES par Pierre Gillis

Tant qu’à être petit,
il vaut mieux que ce soit chez les bourgeois que dans le peuple.

Alain Accardo

En 2008, Antoine Rault, dramaturge français, a écrit Le Diable rouge, une pièce de théâtre qui raconte les derniers mois de la vie du cardinal Mazarin. Rault place la réplique suivante dans la bouche de Colbert, s’adressant à Mazarin : « Il y a quantité de gens qui sont entre les deux, ni pauvres ni riches, rêvant d’être riches et redoutant d’être pauvres. C’est ceux-là que nous devons taxer, toujours plus. Plus tu leur prends, plus ils travaillent pour compenser… C’est un réservoir inépuisable ». Il y a donc 400 ans que ça dure, et c’est pas prêt de s’arrêter ! Les réseaux sociaux tiennent leur scoop, la malédiction séculaire des classes moyennes est décryptée, la ligne de conduite de l’État centralisateur est mise à nu.
A ceci près que le dialogue cité est une pure création littéraire, et que Colbert n’a jamais prononcé cette phrase. Qu’à cela ne tienne : c’est bon à prendre, c’est dans l’air du temps, et ça peut servir. Marine Le Pen comprend immédiatement l’intérêt du filon : « ces classes moyennes, trop riches pour être aidées, trop pauvres pour s’en sortir ».

Elles peuvent quand même parfois s’en sortir, en suivant les consignes de la CFE-CGC (Confédération française de l’encadrement – confédération générale des cadres) de décembre 21 : « Classes moyennes : Si vous ne pouvez pas vous exiler, alors vous serez plumé ! ». S’exiler, une solution simple, que tous n’ont pas encore faite leur, mais que certains nouveaux pauvres, comme Gérard Depardieu ou feu Johnny, ont comprise d’emblée.
Même ton aux USA : la classe moyenne américaine n’aurait plus d’intérêt à travailler. C’est ce qu’affirme l’historien et sociologue Rainer Zitelmann, (8 février 2023), dans Contrepoints, « le journal libéral de référence en France ».
Vous ne le saviez pas, moi non plus, mais l’Etat US est férocement redistributeur, taxe lourdement les entrepreneurs méritants, et entretient une bureaucratie dollarivore.

Les classes moyennes, éternels pigeons

Chez nous, cette douloureuse réalité ne pouvait évidemment pas échapper à notre GLouB national, qu’un entraînement au combat rapproché, malheureusement insuffisant pour le doter des réflexes d’un paracommando ordinaire, n’a pas sauvé du terrorisme entarteur. Mais ses gorilles l’ont vengé, en plaquant au sol le terroriste immobilisé afin que le GLouB puisse devenir entarteur à son tour et pratiquer le lancer de tarte sur cible fixe, c’est moins difficile.
Le 1er Mai est une date digne de son courageux cri de guerre : « la taxation de prétendus “riches”, c’est en réalité la taxation des classes moyennes ! C’est la taxation de ceux qui, à force d’avoir travaillé toute leur vie, ont pu s’acheter un deuxième appartement, voire, sacrilège !, un troisième ! » (Georges-Louis Bouchez, 1er mai 2022).
Il l’avait d’ailleurs déjà écrit en 2021, avec la clairvoyance d’un grand visionnaire et la lucidité des Cassandre d’aujourd’hui, ces lanceurs d’alerte scandaleusement persécutés : « Le PS confond la classe moyenne avec un citron. Tant qu’il y a du jus, les socialistes veulent continuer à presser. Un jour, il ne restera plus rien. ». L’apocalypse, en quelque sorte, si personne ne bloque la folie collectiviste d’Elio et de ses amis. Comme disait le Petit Prince, « l’essentiel est invisible pour les yeux ». En tout cas pour les nôtres.

Les classes moyennes, trop riches pour être aidées…

Contrairement à ces veinards de pauvres : chacun sait en effet que les pauvres, ou ceux qui se font passer pour tels, bénéficient d’aides illimitées. On sait pourtant que la pauvreté est volontaire, qu’elle résulte d’un choix de vie. Celles et ceux qui se noient dans la Méditerranée n’avaient qu’à ne pas s’embarquer dans des croisières au-dessus de leurs moyens. Celles et ceux à qui l’assistance médicale fait défaut pour se sortir de maladies certes désagréables auraient dû y penser avant et développer une hygiène de vie qui leur aurait épargné ces désagréments. La Cigale, ayant chanté tout l’été, se trouva fort dépourvue quand la bise fut venue : les aides se méritent, elles ne sont pas un dû. Si vous manquez de pain, mangez des brioches, disait Marie-Antoinette, paraît-il, et si elle ne l’a pas dit, elle l’a pensé, et Macron s’en inspire. Chacun sait de plus que celles que la minceur de leurs rémunérations contraint à un double travail, que ceux qui passent leurs nuits à travailler pour qu’ils puissent suivre leur cursus scolaire de jour, que celles et ceux qui pédalent pour qu’Uber vous fournisse vos pizzas à l’heure sont toutes et tous estampillées classes moyennes.

Une classe (très) moyenne

Les classes moyennes, elles regardent vers le haut, pas vers le bas, les sans-dents ne méritent pas leur regard. En ce sens, notre société est bien « moyennée », le style de vie « moyen » se fait absolument prégnant, nous sommes tous (ou presque tous) des petits-bourgeois gentilhommes. On pourrait d’ailleurs parler de petite bourgeoisie plutôt que de classes moyennes – mais ça ne se fait pas. Classes moyennes, c’est connoté positif, ascension par le travail, courage de l’entrepreneur, ça sent bon le juste milieu, l’idéal raisonnable. Loin des excès ! Bourgeoisie, avec ou sans qualificatif, ça risque de faire moins saliver. Sans aller jusqu’à évoquer Jacques Brel et ses cochons de bourgeois, ça a un petit côté exploiteur ou fortune héréditaire. La classe moyenne, elle se définit exclusivement en termes de revenus, alors que la bourgeoisie se repère par le rôle qu’elle joue dans l’organisation de la production et dans les rapports sociaux. Lisez Accardo (Le petit-bourgeois gentilhomme. Sur les prétentions hégémoniques des classes moyennes, Agone, Paris, 2020), il met le doigt sur la plaie : « la petite bourgeoisie a largement contribué à développer et diffuser à travers le monde, un style de vie caractérisé par la toute-puissance de l’argent, le culte de l’audace entrepreneuriale, le bougisme affairiste, la propension à la consommation compulsive et l’hédonisme à courte vue, le tout fardé d’une spiritualité de façade sur le modèle américain ».

A force de regarder en l’air, on finit par confondre ses intérêts avec ceux des vrais puissants, ceux qui imposent au monde la marche qu’ils réclament. C’est ce qui s’est passé au Chili, il y a maintenant 50 ans, un certain 11 septembre 1973, quand Pinochet et ses sbires, Kissinger et ses alliés, ITT et ses milliards ont tué l’espoir du peuple chilien. Mais ce 11 septembre avait été précédé et préparé par les petits bourgeois et petites bourgeoises, rêvant de devenir grands bourgeois et grandes bourgeoises : casseroles vides à la main, les opposants parfumés et bien chaussés avaient tenté de prendre possession de la rue. Et 25 juillet 1973, la fédération des camionneurs avait déclaré une grève illimitée, abandonnant d’interminables files de bahuts sur le bord des routes : vachement efficace, dans un pays de 4 300 kilomètres de long. Asphyxie économique assurée, sauf pour les patrons camionneurs, qui avaient été renforcés dans leurs convictions par un soutien financier – de 40 à 160 dollars par camion et par jour d’immobilisation, aux frais de la généreuse CIA. Il n’y a pas de petit profit. Je doute que les « classes moyennes » chiliennes aient trouvé leur compte au bout du règne sanglant de Pinochet, mais le mal était fait.

Regarder vers le haut ou vers le bas

S’ils regardaient vers le bas, les classés moyen comprendraient peut-être que leur prolétarisation progresse à grands pas. Qu’en sera-t-il demain des comptables, des juristes, des traducteurs, des journalistes ? L’intelligence artificielle va pour le moins bouleverser leur fonction et leur statut, s’ils arrivent à éviter l’obsolescence. La classe moyenne de demain sera-t-elle un parc d’ordinateurs ? Pas simple de répondre à cette interrogation anxiogène, mais encore plus compliqué d’y arriver si on ne se débarrasse pas de l’obsession de l’enrichissement, si on reste figé dans la contemplation du marché et dans l’attente sans fin des solutions qu’il ne manquera pas de faire jaillir, et si la dictature de l’argent ne touche pas sa fin. On peut, tant qu’à faire, célébrer l’implosion d’une certaine hypocrisie – elle est loin l’époque où les métiers de l’argent étaient innommables, et réservés à des parias du système, comme les Juifs au Moyen Âge. Aujourd’hui, la concurrence généralisée et la compétition universelle s’habillent du mythe de l’excellence pour consolider l’hégémonie des possédants et la domination du fric, et les anciens parias sont devenus le sel de la terre. Le courant qui emporte nos sociétés dans cette direction est certes puissant, mais il nécessite cependant un encadrement solide pour ne pas déraper, un encadrement fait d’auxiliaires salariés, de contrôleurs, d’experts en tous genres, d’animateurs des médias dominants, très professionnels … appartenant tous aux « classes moyennes ». Ces fonctions-là survivront, on peut en être sûr, aux intrusions de l’intelligence artificielle.

La posture de fidèle du culte du Veau d’or n’est pas de celles qu’on assume sans réserve mentale, sans mal à l’âme, même si les gratifications qui l’accompagnent aident à faire avaler la pilule. Les inégalités colossales qui président à la marche du monde sont trop connues pour être reléguées dans une ignorance ingénue, de sorte que la mauvaise conscience n’est jamais très loin. Elle risque d’encombrer les battants dans leur quête du succès à tout prix, mais il est possible d’en limiter les effets, notamment via le recours à un créneau du marché en pleine expansion, celui des anxiolytiques et des antidépresseurs, destiné à gérer les troubles de la sérénité. Quand le luxe, la beauté, le calme et la volupté (ou plutôt le soft, le cool, le clean, le light et le glamour, comme dit Accardo) se révèlent hors de portée, et qu’il s’avère trop compliqué de s’asseoir à la table des grands, on peut aussi se réfugier dans le développement personnel et tremper celui-ci dans un bol de mysticisme New Age, ça ne mange pas de pain.

La fuite pour supporter l’espoir déçu, le jour où on comprend qu’on n’est pas le nombril du monde : comme le disait Judith Perrignon, Nous étions promis à la classe moyenne, moyenne, c’est déjà haut quand on est tout en bas.

Pierre Gillis, septembre 2023

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