DES SUBSIDES « FERME-TA-GUEULE » ? par Bernard Hennebert

Subventionnée en France pour réaliser son chef d’œuvre, « Anatomie d’une Chute », Justine Triet qui vient d’être fêté à Los Angeles par deux « Golden Globe »… Aurait-elle dû fermer sa g… lors de ses remerciements à Cannes pour sa « Palme d’Or » ?
Et se contenter d’un « merci papa, merci maman, merci mon producteur » ?
Recevoir des aides de la collectivité n’est parfois pas de tout repos.
Il vaut mieux garder publiquement sa langue dans sa poche de peur de se voir méprisé car on a osé critiquer ce dont on est censé profiter. Dans ce cas-là, si l’on se tient coi, la subvention peut s’assimiler à un bâillon.

À Cannes…

En 2023, lorsque la réalisatrice Justine Triet remporte la Palme d’Or du Festival de Cannes pour son film « Anatomie d’une chute », son discours de remerciement, qui dénonce la politique gouvernementale, est assimilé à de « l’ingratitude » par la ministre de la Culture Rima Abdul Malak, et par nombre de voix de l’entourage du Président Emmanuel Macron.
Dans un article publié par le site Huffpost le 30 mai 2023 et intitulé « À Cannes, Justine Triet n’a pas craché dans la soupe, dit Pierre Lescure », Louise Wessbecher compare, à ce sujet, les réactions des deux frères Lescure.
Roland est alors ministre délégué chargé de l’Industrie. Il s’indigne: « Anatomie de l’ingratitude d’une profession que nous aidons tant… et d’un art que nous aimons tant ! ».
Quant à Pierre, ancien président du Festival de Cannes et chroniqueur dans « C à vous » sur France5, il rappelle la nature du financement du Centre National du Cinéma et de l’Image Animée (CNC) qui fait des avances sur recettes (500.000 euros, dans ce cas précis) mais peut en récupérer par la suite une bonne partie si le film est un succès (pour cette Palme, il peut en espérer jusqu’à 80% environ) : « Quoique vous pensiez des propos de Justine Triet, cessez de parler d’argent public. Le CNC est financé par les recettes des salles, films US compris, et complété par les obligations télé. Ces taxes sont prélevées sur les chiffres d’affaires de ceux qui commercialisent les films que vous regardez, pas sur vous ou moi. À la différence du théâtre public, réellement accompagné par la puissance publique ».

Comme tant d’autres productions, cette Palme reçoit des aides complémentaires.
Le crédit d’impôt (plus ou moins un million d’euros) qui, lui, provient bien des caisses de l’État mais à condition que le tournage se déroule en France, ce qui moissonne des retombées économiques, avec, en conséquence, des rentrées fiscales pour la République.
Enfin, « Anatomie d’une chute » perçoit aussi environ un demi-million d’euros d’aides locales diverses, avec l’obligation que le tournage et la postproduction se déroulent sur les territoires aidants.
Samuel Douhaire, qui a détaillé cette thématique sous le titre « Le vrai coût de la Palme » dans le Télérama du 7 juin 2023, explique qu’il s’agit bien là d’un investissement profitable: « En 2019, le CNC estimait que chaque euro investi par les collectivités locales dans un film générait 7,60 euros de retombées économiques ».

Ce que ce film rapporte en renommée mais aussi en rentrées financières s’avère pour la France bien plus important que tout ce qui avait été imaginé.
Selon Unifrance, l’organisme chargé de la promotion du cinéma et de l’audiovisuel français à l’international, il est le long métrage le plus vu à l’étranger pour 2023 avec plus d’un million de tickets cumulés.
Le 8 janvier 2023, « Anatomie d’une chute » » remporte à Los Angeles deux « Golden Globe », ceux du meilleur scénario et du meilleur film en langue étrangère. Outre cette reconnaissance américaine, il faut citer de nombreux autres récompenses parmi lesquelles six prix décernés par l’European Film Award ou le prix du meilleur film international au British Independent Film Award, etc.
Donc, ce « tais-toi ou dis du bien de nous puisque nous te permettons de manger » est hors de propos car ce film rapporte à la collectivité. Et même, et surtout, ce n’est pas parce qu’on reçoit une aide qu’il conviendrait de s’interdire de toute critique. Il ne faut pas que le silence s’achète.

à Liège

Il n’y a pas qu’une partie du personnel politique qui se permet de pareilles outrances.
La convention qui lie le festival musical estival des Ardentes à la ville de Liège prévoit, quant à elle, que l’organisateur de l’activité doit fournir trente places VIP (un jour) à destination des conseillers communaux.

Dans leur article paru dans Le Soir du 13 juin 2023, X.C. et A.M. rapportent les propos de Fabrice Lamproye, actionnaire et administrateur délégué dudit festival qui espère 260.000 entrées pour l’édition 2023. À propos de cette distribution gratuite: « Même aux conseillers communaux qui nous embêtent, on doit leur fournir. C’est eux qui les demandent. Personnellement, je trouve ça très hypocrite que des conseillers communaux qui s’opposent aux Ardentes demandent des places VIP ».

Cela me semble être une autre façon, très présente dans le show-business depuis une cinquantaine d’années que je le fréquente, de laisser entendre que les contradicteurs sont des opportunistes. Cette façon d’attaquer le messager peut d’ailleurs permettre d’éviter de débattre des arguments que celui-ci posent et interrompre tout débat contradictoire.
Si ces invitations sont des cadeaux, on peut bien entendu s’y opposer par principe, et donc il convient de n’en distribuer aucune. Par contre, si celles-ci permettent justement aux conseillers communaux de se faire un avis concret sur le déroulement du festival qu’ils aident, alors, bien sûr, elles se justifient, et il ne s’agit pas d’en donner uniquement aux responsables politiques déjà acquis à la cause.

Ni à Liège, ni à Namur

Frédéric Sojcher a sans doute dû avoir aussi affaire à pareil « cracher dans la soupe ».
Ce belge est fou de cinéma. Il est parti l’enseigner à la Sorbonne à Paris et il réalise aussi lui-même des films. Son cinquième long-métrage sort en 2023 sur les écrans: « Le cours de la vie » avec Agnès Jaoui et Jonathan Zaccaï.

Ce film est « made in France » par son économie. En effet, la commission qui attribue les financements en Fédération Wallonie Bruxelles a refusé son aide à ce projet… à trois reprises. Manque de flair? À cause de son contenu? D’autres raisons? Qui sait… Il faut savoir que le réalisateur Sojcher est aussi l’écrivain Sojcher.
Il publie beaucoup sur le cinéma. Il a même osé en 2021 un brûlot qui analyse justement de façon critique le financement des films dans son propre pays (et son puissant Centre du cinéma et de l’audiovisuel -CCA- sans l’aide duquel quasi aucun réalisateur de Bruxelles ou de Wallonie ne peut concrétiser matériellement ses projets), ce qui a, bien sûr, été diversement apprécié d’autant plus que ce type d’amorce de réflexion critique constructive sur les aides en cinéma se fait discrètement entre spécialistes mais quasi jamais sur la place publique comme si l’usager culturel n’y avait pas droit. Qu’il se contente donc de consommer et le plus possible.

Pour un film art et essai, « Le cours de la vie » connait un succès étonnant. En France, d’abord à son lancement:140 copies sont utilisées, puis 200 et 277 en seconde et troisième semaine (le plus souvent le nombre de copie régresse dès la seconde semaine). Sans quitter l’affiche notamment grâce à un bouche à oreille puissant, en deux mois et demi, il atteint les 100.000 spectateurs (l’année précédente, le « Tori et Lolika » des frères Dardenne, autres belges de renom, a obtenu un peu plus de 70.000 entrées payantes).
Sur les terres de ce réalisateur fort acclamé par la presse mainstream Française, l’accueil est bien moins ostensible de la part d’un majorité des professionnels.
Aucune salle des deux plus grandes villes wallonnes ne mettra ce film à l’affiche, lors de son lancement: ni à Namur et ni à Liège. Y aurait-il un lien entre le fait d’oser critiquer l’attribution des aides publiques dans un livre et ces non programmations?

Il est bien sûr impossible d’apporter des preuves définitives mais qu’en pense Michaël Degré à la fin de son enquête publiée dans L’Avenir du 27 mai 2023, intitulée sarcastiquement « Sojcher, le succès qu’il n’attendait plus (et que vous ne verrez pas) » ? Il écrit : « Une histoire finalement bien belge, où la mesquinerie se dispute à la suspicion, et qui aurait pu ne jamais exister si le premier distributeur du film, une « grosse » société qui s’était engagée à le distribuer dès la lecture du scénario, avait respecté ses engagements: las, il s’était rétracté à la … sortie du livre de Sojcher. Un hasard? Peu probable. Certaines vérités ne sont décidément pas bonnes à écrire ».
Le film est sorti en DVD et comporte plusieurs suppléments dont un entretien avec Vladimir Cosma qui a collaboré à cette oeuvre pour la musique (1). Un des arguments entendu pour tenter de justifier cette aide refusée en Belgique : « Bien d’autres réalisateurs de chez nous subissent un sort identique à celui de Sojcher ».
Sauf que ceux-ci ne publient pas tous, et sans doute même aucun, ce type de livre.

Bernard Hennebert

(1) https://jour2fete.com/produit/le-cours-de-la-vie-dvd/

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