L’ÉTOILE JUIVE ET LA CROIX GAMMÉE (BIS) par Henri Goldman

Pourquoi bis ? Parce que le texte qui suit fut déjà publié sur mon blog en janvier 2009, au moment de l’opération “Plomb durci“, qui fut la première grosse offensive israélienne sur Gaza. À ce moment-là s’est mis en place une rhétorique qui obscurcit le jugement et empêche de nommer correctement ce qui se passe sur le terrain.

La récupération du vocabulaire et des symboles de la seconde guerre mondiale ne sert pas la cause palestinienne.
Au contraire : elle rend plus difficile notre travail ici en soutien à cette cause, travail qui consiste à faire bouger les lignes dans notre opinion publique et, à partir de là, à obtenir que l’Europe change de cap et exerce des pressions sérieuses sur Israël, ce qu’elle n’a jamais fait (1).

Henri Goldman

L’étoile juive et la croix gammée constituent peut-être les symboles les plus chargés d’affect qui existent aujourd’hui, du moins en Europe. Leur juxtaposition systématique, initiée depuis quelques années, mais qui a éclaté autour des derniers évènements de Gaza, polarise des tensions douloureuses.
Ce rapprochement des deux symboles ulcère la « rue juive », et par ricochet les Européens qui ont intégré la souffrance juive et les interdits dont elle a balisé leur culpabilité. Par contre, il est perçu comme totalement justifié dans la « rue arabe », à travers sa solidarité existentielle avec le peuple palestinien.
Pour ma part, je considère cette équation comme injuste et contre-productive.
Mais je comprends trop bien ce qui la motive et ne considère absolument pas qu’il s’agisse d’une manifestation d’antisémitisme ou de négationnisme, comme on le suggère ici ou là avec insistance.

À mes yeux, la cause palestinienne ne peut être bien défendue qu’en fonction de normes de justice universelle, en transcendant les réflexes de solidarité tribale qui parasitent le jugement et l’action. Or, nous sommes ici en présence d’un malentendu explosif.
Pour le dissiper, il faut se livrer à un exercice indispensable de décentrement, tenter de comprendre l’impact émotionnel que telle ou telle formulation peut avoir pour les uns ou les autres, bref aborder une question complexe « avec le regard de l’autre » sans succomber à la tentation de faire le tri des expressions et des actions légitimes à partir d’un seul point de vue, par exemple celui d’une Europe pétrie de sa supériorité morale et habituée à faire la leçon au monde entier.
C’est un exercice que je m’efforce de faire en permanence, à partir d’une fréquentation équitable de ces deux rues, celle qui m’a vu naître et celle que j’ai découverte à mon âge adulte et que je fréquente depuis régulièrement.
Je m’adresserai successivement à l’une et à l’autre.

À la « rue juive »

Vous dénoncez souvent le « négationnisme » et l’« antisémitisme » qui seraient de retour à la faveur des manifestations de solidarité avec le peuple palestinien. À tort. Négationnisme : le génocide des Juifs n’est pas nié, il est au contraire réaffirmé, notamment par ceux qui estiment qu’un nouveau génocide est commis en Palestine.
Antisémitisme : il s’agit, ne l’oublions pas, d’une forme de racisme, c’est-à-dire d’une idéologie qui attribue aux « races » des tares innées. À part de très rares exceptions (mais qui sont déjà de trop), nous n’avons rien vu de tout ça.
Quant à l’assimilation au nazisme, pour discutable qu’elle soit, est-elle autre chose qu’une opinion ou, surtout, un procédé rhétorique pour discréditer l’adversaire, procédé dont Israël a fait abondamment usage dans le passé à l’égard de ses ennemis arabes ?

Je reconnais qu’il y a, dans le chef de ceux qui mettent en avant l’équivalence entre l’étoile juive et la croix gammée, une certaine jubilation à retourner l’accusation contre l’État d’Israël qui s’est cru tout permis au nom de son statut de victime éternelle.
Le judéocide qui est intervenu en plein cœur de l’Europe civilisée a conféré à la communauté qui en fut victime un statut d’intouchabilité dont découle l’impunité qui a bénéficié jusqu’à aujourd’hui à Israël.
Mais le génocide nazi est bien un phénomène européen. La conscience collective des peuples du Sud, en ce compris les immigrations qui en sont issues, garde la mémoire d’autres méfaits : ceux de la colonisation et ceux de l’esclavage.
Vouloir faire partager à ces peuples le poids d’un crime qui leur est étranger – y compris à travers un « devoir de mémoire » trop univoque – constitue une violence symbolique que personne ne pourrait subir sans réagir.

Reste un point sensible : à travers le symbole de l’étoile juive, ce n’est pas Israël qui serait visé, mais l’ensemble des Juifs.
Il y a là un glissement qu’effectivement, il ne faut pas accepter. Mais d’où vient la confusion ? L’État d’Israël a mis ce symbole polysémique au centre de son drapeau. Il justifie hier sa création, aujourd’hui son expansion territoriale apparemment illimitée au nom de l’histoire juive millénaire et affirme agir au nom de tous les Juifs du monde. Affirmation confirmée par ceux qui parlent justement au nom des Juifs du monde : « Oui, Israël s’exprime et agit bien en notre nom, et nous en sommes solidaires en toute circonstance. » N’alimentez-vous pas vous-mêmes ce genre d’amalgame ?

À la « rue arabe »

Votre cœur saigne en Palestine. Mais votre vie est ici et elle s’imbrique de plus en plus avec celle d’autres habitants du pays dont vous êtes citoyens. Vos souffrances et vos révoltes, partagez-les pour pouvoir les dépasser et surtout pour qu’elles ne vous étouffent pas.
C’est ce que permet le beau projet de l’interculturalité qui cultive les échanges entre groupes humains d’histoires et de traditions différentes, selon la belle devise du Centre bruxellois d’Action culturelle : « Unir sans confondre et distinguer sans séparer ».
Et parmi ces groupes humains, il y a la communauté juive. À la base de ses prises de position souvent à sens unique qui relèvent de la « solidarité tribale », un traumatisme dont il est difficile pour quiconque ne l’a pas vécu d’imaginer l’ampleur et les marques.

Pardon de parler de mon histoire personnelle. Ma mère vint s’installer en Belgique en 1939. Elle laissa en Pologne ses parents, ses neuf frères et sœurs ainsi que les épouses et enfants de ses deux frères aînés. Tous furent assassinés en 1942 dans les chambres à gaz de Treblinka.
Elle-même fut déportée à Auschwitz en janvier 1944 et compta, comme mon père, parmi les 1206 rescapés sur les 24 916 Juifs, étrangers pour la plupart, qui furent déportés de Belgique. À lire ces chiffres, on devrait pouvoir comprendre ce qui différencie un génocide planifié d’autres massacres dont l’histoire contemporaine est malheureusement jalonnée (2).
Sous la forme infâmante de l’étoile jaune cousue sur leurs vêtements, l’étoile juive fut imposée à tous les Juifs des pays occupés en 1940 par les armées du IIIe Reich, en prélude à leur extermination.
C’est pour cette raison que le rapprochement entre l’étoile juive et la croix gammée de leurs bourreaux est tellement blessant pour les descendants des rescapés de la Shoah et qu’il ne les aidera pas à reconnaître les torts que l’État qui prétend agir en leur nom inflige au peuple palestinien.
Ce rapprochement, dont je comprends bien la mécanique mais qui n’ajoute rien à la dénonciation des crimes commis, met objectivement en péril le développement d’une large solidarité avec la cause palestinienne. C’est dans ce sens-là qu’il est contre-productif.

Des murs de haine

Fin de longue citation. Peut-être pensez-vous que j’exagère en consacrant deux billets consécutifs à une question formelle qu’on peut estimer accessoire.
Vous connaissez, comme moi, des personnes et des institutions très respectables qui n’ont pas mes pudeurs de gazelle devant le mot « génocide ». Et puis, dans des situations de tension hypertrophiée comme celle qui prévaut depuis le 7 octobre, l’usage de l’hyperbole n’est-il pas de bonne guerre ?
Un peu comme quand on annonce 100 000 manifestants là où la police n’en a vu que 20 000. Alors comprenez ceci : ma hantise, c’est qu’un usage irréfléchi des mots et des symboles ne creuse dans mon propre pays un fossé infranchissable entre les deux rues qui me sont chères.
De la même façon que certains actes sanglants commis en Israël-Palestine, tant ceux du 7 octobre que ceux des jours suivants, n’érigent des murs de haine tellement hauts que plus aucune solution politique ne sera possible entre ces deux peuples de 7 millions d’habitants chacun qui vivent imbriqués sur la même terre.

Henri Goldman,
sur son blog (3) et en libre lecture dans l’Asympto, avec l’aimable autorisation de l’auteur.

(1) À mes amis qui tiennent tellement à qualifier les crimes israéliens à Gaza de génocide, je demande pourquoi ils ne l’ont pas fait – ni personne d’ailleurs – quand Bachar El Assad écrasait Alep (21 452 morts civils entre 2011 et 2016 selon l’Observatoire syrien des droits de l’Homme), quand Poutine anéantissait Grozny en Tchétchénie (entre plusieurs dizaines de milliers et 300 000 selon les sources, en 1999-2000) ou Marioupol en Ukraine (entre 20 000 et 22 000 morts selon les autorités ukrainiennes, en 2022).
(2) À seul titre d’exemple, la guerre coloniale menée par la France en Algérie aurait fait au moins 500.000 morts algériens entre 1954 et 1962.)
(3) https://leblogcosmopolite.mystrikingly.com/

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