L’UKRAINE ENTRE ROULETTE RUSSE ET POKER AMÉRICAIN

Pourquoi Poutine a déjà politiquement perdu la guerre en Ukraine. Et pourquoi, paradoxalement, ce n’est pas nécessairement une bonne nouvelle. Sommes-nous vraiment au bord d’un conflit nucléaire ?

Jérome Bosch “L’enfer”

“La démocratie est le pire des régimes, à l’exception de tous les autres”. J’aime beaucoup cet aphorisme de Churchill.
Car si une dictature peut parfois se montrer ponctuellement plus “efficace” dans la conduite des affaires, elle se prive aussi par essence des outils délibératifs qui lui permettraient de corriger ses erreurs, ou simplement de prendre les bonnes décisions.
Après avoir éliminé tous les contre-pouvoirs, criminalisé toutes les oppositions, elle perd ainsi peu à peu le contact avec la réalité, coincée entre la parano du pouvoir et la caporalisation des esprits, et finit toujours par s’engager dans une voie sans issue.
Ce qui faisait jusque là sa force d’exécution devient alors brusquement un piège mortel : incapable d’anticiper les événements, incapable de corriger sa trajectoire, incapable de faire marche arrière, incapable de freiner, elle s’écrase contre un mur qu’elle n’a su ni voir ni prévoir. Quand elle ne l’a pas elle même construit.
Or tout indique aujourd’hui que la décision d’envahir l’Ukraine est née d’une telle conception solitaire, fantasmagorique et paranoïaque de l’Histoire.
Et que Poutine a envoyé seul l’armée russe dans un tragique bourbier dont on voit mal comment il va pouvoir aujourd’hui se dépêtrer.

Zelensky transformé en chef de guerre

Quels étaient les prétendus “buts de guerre” de cette invasion de l’Ukraine ? Pardon, de cette “opération spéciale” en Ukraine ?
(Cette distorsion du langage, imposée dans toute la Russie, indique déjà que nous ne sommes pas dans l’expression d’une réalité, mais dans la construction d’une fantasmagorie totalitaire. “La paix, c’est la guerre“, écrivait déjà Orwell dans “1984”).
Dans un discours grandiloquent et assez confus, Poutine avait annoncé vouloir “dénazifier l’Ukraine“, “stopper le génocide des russophones au Donbass” et répondre aux “provocations de l’OTAN” sur sa frontières ouest.
Dans le même temps, il déniait longuement à l’Ukraine toute existence politique et historique propre, ce qui m’avait fortement inquiété, car cela annonçait une probable annexion de l’ensemble de ce pays par la Russie.
Dès le lendemain, il appelait d’ailleurs l’armée ukrainienne à renverser son propre gouvernement, et, depuis la Biélorussie, il lançait ses colonnes de chars à l’assaut de Kiev, la capitale de l’Ukraine.
Sans doute espérait-il ainsi que le Président Zelensky et ses ministres s’enfuient à toutes jambes vers l’ouest, comme des lapins affolés dans les phares d’une voiture.
Que pouvait-il craindre d’un guignolo dégénéré qui jouait du piano avec sa bite à la télévision ? (2)
A l’entendre, c’était une histoire de quelques jours. Deux semaines tout au plus.

le croiseur Moskwa

Où en est-on, deux mois plus tard ? Rien ne s’est passé comme prévu.
Militairement, c’est un véritable désastre pour Poutine.
L’armée ukrainienne a mieux résisté que prévu, et Zelensky s’est révélé comme un véritable chef de guerre, d’une pugnacité diplomatique sans faille.
Selon des sources documentées, l’armée russe aurait déjà perdu en Ukraine 15.000 hommes et plus de 2.000 véhicules militaires et pièces d’artillerie (1).
Au nord de Kiev, une file de 65 kilomètres de blindés et de camions a été bloquée et coupée de ses bases arrières pendant plus d’une semaine, à hauteur du Dniepr, où les ponts avaient été sabotés. Privés de carburant et de ravitaillement, des centaines de véhicules russes se sont embourbés le long de cette route dans les champs inondés, ou ont été détruits en ligne comme au tir aux pipes (1).
Poutine et l’armée russe ont finalement dû renoncer au siège de Kiev et abandonner tout le front nord, signe d’un échec militaire et stratégique patent, pour regrouper leurs forces au sud et à l’est.
Là-bas, en prenant appui sur les deux républiques “autoproclamées” de Donetsk et de Lougansk, qui sont en guerre contre le gouvernement ukrainien depuis 2014, Poutine espère au moins conquérir le Donbass. Et l’annexer à la Russie, comme il l’a déjà fait avec la Crimée.
Tout au sud, le port de Marioupol est presque tombé aux mains des Russes, mais au prix d’une destruction totale de la ville. Difficile de prétendre “libérer” une population que l’on écrase sous les bombes.
Au large, la Russie a par contre perdu le navire amiral de sa flotte en Mer Noire, le croiseur lance-missiles Moskva, qui a été coulé par le fond. Un véritable camouflet.
Pour le reste, la ligne du front sud-est reste relativement stable, et depuis quelques jours, de nouvelles armes et munitions sont massivement fournies à l’Ukraine via la frontière polonaise.
La guerre pourrait ainsi encore durer pendant des mois, sans que la Russie ait la certitude d’en tirer le moindre avantage militaire.
Et cela, à un coût diplomatique, économique et symbolique qui devient absolument ahurissant.

Beaucoup de chars se sont embourbés ou ont été récupérés par les Ukrainiens

Car politiquement et diplomatiquement aussi, cette guerre est un désastre pour Poutine.
Je ne sais s’il croyait à ses propres discours, et s’il s’attendait vraiment à ce que les chars russes soient accueillis en Ukraine comme des libérateurs, avec des bouquets de fleurs et des tournées de vodka.
Mais l’agression russe a eu exactement l’effet inverse.
Jamais le sentiment national n’a été aussi fort en Ukraine, y compris dans les régions où la langue russe est dominante.
L’agression russe a en outre précipité dans les bras de l’OTAN des pays qui, comme la Suède et la Finlande, avaient pourtant une longue tradition de neutralité.
Loin d’avoir renforcé sa frontière ouest contre l’OTAN, Poutine l’a donc au contraire encore un peu plus fragilisée.
Par ailleurs, la thèse de la “dénazification” de l’Ukraine a fait long feu.
Il y a bien en Ukraine un régiment Azov sous influence nationale-socialiste, intégré à l’armée officielle, ce qui est de fait assez inquiétant.
Mais on trouve paradoxalement les mêmes influences nationales-socialistes du côté de l’armée russe. Le chef du groupe Wagner, qui regroupe un millier de mercenaires pro-russes, est un néo-nazi affiché et un ami de Poutine.
Et si l’on préfère la variante barbue aux crânes rasés, les “kadyrovtsy”, les milices tchétchènes du dictateur Kadirov, ne sont pas mal non plus dans le genre “je t’arrache les ongles et je viole ta sœur”.
Quand on sait par ailleurs que Poutine et les banques russes financent toute l’extrême-droite nationaliste européenne, à commencer par le Rassemblement National de Marine Le Pen, on ne voit pas très bien pourquoi il irait envahir un pays voisin pour “combattre le fascisme”. C’est tout simplement absurde.

Reste la crise du Donbass, où la responsabilité des “deux parties” me semble engagée.
Car comme en Belgique (oui, oui…), l’Ukraine est un pays binational, où l’on parle en fait deux langues. En Crimée, par exemple, 90% de la population avait le russe pour langue maternelle. Et même si le russe et l’ukrainien sont infiniment plus proches que le français et le néerlandais, et même si l’Ukraine est massivement bilingue (car dans l’ex-URSS, le russe était la langue commune utilitaire), cette situation particulière aurait dû exiger partout prudence et diplomatie.
Or à un moment donné, tout à l’écriture de son nouveau “roman national”, le gouvernement ukrainien a décrété… que seul l’ukrainien serait désormais la langue “officielle” du pays. Ce qui n’était évidemment pas très malin.
Imaginez ce qu’une telle décision aurait provoqué chez nous ! Si le gouvernement fédéral belge avait soudain proclamé que seul le français, ou seul le néerlandais, serait désormais l’unique langue officielle !
La partie lésée se serait nécessairement insurgée, et aurait probablement fait sécession. Et c’est ce qui s’est passé en Crimée et au Donbass.

Le gouvernement ukrainien a eu beau tenter ensuite de rétropédaler, de faire rentrer le dentifrice dans le tube, il avait mit le feu à la plaine. Et la Russie n’a évidemment pas oublié de souffler sur les flammes, en espérant ainsi “récupérer” les territoires russophones qu’elle avait “perdus” après l’éclatement de l’ex-URSS. Vous suivez le tableau ?
La Crimée, et les deux Républiques de Donetsk et de Lougansk, ont donc fait militairement sécession, en autoproclamant leur indépendance.
Ce qui, comme dans n’importe quel pays du monde victime d’une telle partition territoriale, a engendré une violente réaction armée de la part du pouvoir central.
C’est l’origine de la guerre larvée qui déchire la région depuis 2014.
Rien à voir avec un “génocide”. Mais c’est par contre un “vrai” problème identitaire et national, qui, autour de ces frontières d’état encore fragiles, aurait dû trouver une solution politique et négociée.
Et que Poutine et Zelensky prétendent aujourd’hui comme hier régler par la seule force des armes.

De conflit “régional”, la guerre en Ukraine est pourtant rapidement en train de tourner au conflit mondial.
Et de changer donc de sens et de nature.
Les Etats-Unis viennent de réunir quarante pays alliés dans une de leur base en Allemagne.
Ils se sont mis d’accord pour fournir très rapidement de l’armement à l’Ukraine, pour un montant total de cinq milliards de dollars, financé à 80% par les Etats-Unis.
“Défensives” au début du conflit, ces armes incluent aujourd’hui des chars, des avions de combat, des radars, des drones, des munitions et des missiles de longue portée. Et le président américain vient de demander au Congrès US que ce budget soit rapidement porté à 33 milliards de dollars (3).

Un homme malade. C’est peut-être le moment d’acheter une Isba en viager.

Le discours lui aussi a changé. Il ne s’agit plus d’obliger les Russes à accepter une issue diplomatique au conflit, qui passerait par exemple par une démilitarisation de l’Ukraine. et une renégociation de ses frontières à l’est.
Mais, selon le secrétaire américain à la défense, Lloyd Austin, de permettre à l’Ukraine de “gagner la guerre“. Le Pentagone va même beaucoup plus loin.
Lors d’une conférence de presse en Pologne, Lloyd Austin a confié aux journalistes que les États-Unis souhaitaient voir “la Russie affaiblie au point qu’elle ne puisse plus faire ce qu’elle a fait en envahissant l’Ukraine” (4).
Le correspondant diplomatique de la BBC, James Landale, a fait remarquer que les commentaires de M. Austin, étaient inhabituellement “forts” pour un secrétaire à la Défense.
C’est une chose d’aider l’Ukraine à résister à l’agression russe, c’en est une autre de parler d’affaiblir les capacités de la Russie“, a-t-il précisé.
Les accusations de Poutine, dans un discours ce lundi, affirmant que l’Occident tenterait de “détruire la Russie“, semblent être une réponse directe aux commentaires du secrétaire d’État américain (4).
Et il a à nouveau implicitement évoqué “une riposte terrible“, allusion limpide à son arsenal atomique. Sergueï Lavrov, le ministre des Affaires Etrangères russe, a évoqué le même jour le “risque réel” d’une guerre nucléaire mondiale.
Jamais sans doute, depuis la crise des missiles à Cuba en 1961, on a été aussi proche d’un passage à l’acte.
Or Poutine n’est plus ce fringant jeune officier du KGB, qui chevauchait torse nu les chevaux à cru, et pulvérisait d’un geste ses adversaires sur les tatamis. Militairement acculé en Ukraine, il pourrait être tenté de jouer la carte de la surenchère.
Dans des vidéos récentes, on le voir agrippé à la table, le masque figé, les traits épais, le visage gonflé par les médicaments. Or il faut se méfier de la psychologie particulière de ceux qui arrivent ainsi au bout de leur chemin. Ils ont tendance à vouloir entraîner le monde entier avec eux dans le gouffre qui s’ouvre devant eux. Ce ne serait pas le premier tyran à préférer mourir dans son bunker – mais très collectivement – plutôt que de laisser le monde vivre en paix sans lui.

Claude Semal, le 29 avril 2022

(1) https://www.youtube.com/watch?v=N-hz-7pAwIU
(2) Comédien et humoriste, Zélensky a eu une autre vie “à la Coluche” avant de devenir président de l’Ukraine. Dans un numéro de cabaret burlesque, on le voit en duo, dans une émission télé, jouer du piano avec ses parties génitales. Il faudra vraiment que je m’y essaye, on aura peut-être un jour besoin d’un président en Belgique.
(3) “Libé”, 28 avril.
(4) https://www.bbc.com/afrique/monde-61229370

Les deux vidéos ci-dessous, à J + 10 et J + 30, sont éditées sur Youtube par Xavier Tytelman, un ancien militaire et pilote d’aviation français. C’est toujours très documenté, très pédagogique et très intéressant, et cela permet de mieux comprendre ce qui se passe réellement sur le terrain.

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