MACRON CONTRE LA FRANCE par François Ruffin

Dès cet automne, dans mon petit livre consacré à « La Bataille des retraites », j’écrivais : « Avec gravité, avec une solennité à laquelle je ne suis pas habitué, je le dis pour mon pays : c’est une folie. »

Et j’ajoutais : « Quelle époque vivons-nous ? Les Français sont sortis déprimés, exténués, exaspérés, de la longue crise du Covid. Que nous avons enchaînée avec la guerre en Ukraine et ses conséquences sur les prix, l’inflation galopante, les découverts bancaires, les salaires qui ne suivent pas.
Au printemps, Emmanuel Macron n’est réélu que par défaut, sans élan, sans enthousiasme. Il ne trouve, à l’Assemblée, qu’une majorité de raccroc, avec une assise incertaine : dans mon département, la Somme, plus de la moitié de ses candidats n’ont même pas atteint le second tour ! Le Rassemblement national prospère comme jamais, aux aguets, dans une France divisée.
L’été fut marqué par les méga-feux chez nous, par la sécheresse, par un réchauffement palpable. Et l’hiver se profile avec des coupures d’électricité, du rationnement, l’explosion des factures.
C’est dans ce climat, dans ces temps d’inquiétude, sociale, géopolitique, écologique, que le chef de l’Etat engage sa réforme des retraites, une mesure qu’il sait, massivement, très massivement, impopulaire. Sérieusement, c’est ça, sa priorité ? C’est l’urgence, l’équilibre des comptes à l’horizon je ne sais pas trop combien ? C’est un impératif que d’avoir, en plus, des grèves, des manifestations ? »

Ce diagnostic s’est largement confirmé depuis.
Il y a l’injustice de la mesure, qui touche des corps, déjà usés, des esprits, déjà burn-outés, de ces femmes, ces hommes, qui ont « tenu le pays debout », à qui le président avait promis « reconnaissance » et « rémunération », et qui à la place héritent d’une punition : deux ans de plus. Les syndicats défendent ça. La gauche défend ça. Moi aussi, ça va de soi.
Mais au-delà. Même en étant de droite, du centre, de nulle part, même en refusant ce regard « de classe », même en étant peu sensible à l’injustice, et davantage aux déficits : il y a le mal fait à la France.

L’an dernier, dans la foulée des élections, je disais mon inquiétude, notamment, sur une déchirure géographique, entre d’un côté, Paris, l’Île-de-France, les métropoles, et de l’autre, « la France des bourgs », « la France des ronds-points », « les Frances périphériques ». Dans mon département, dans plus de la moitié des circonscriptions, les candidats macronistes n’ont même pas atteint le second tour ! Et pour n’avoir, à l’arrivée, qu’une seule élue, Barbara Pompili, dans les quartiers qui vont bien d’Amiens. Contre deux du Rassemblement national, 8 sur 17 en Picardie, presque la majorité régionale…
Comment pouvait-on ignorer une telle alarme ?

La macronie, à l’inverse d’une droite classique, est sans racine dans le pays. C’est un mouvement qui flotte, en apesanteur sociale, sans nerfs plantés dans la société, dans la disruption de la start-up nation. Avec, à son sommet, Emmanuel Macron à l’image de cette classe, fait de narcissisme et de démesure, ne voyant pas plus loin que le bout du périph, ou alors Le Touquet… Le travail, par exemple, le travail réel que je posais au cœur du malaise : « on travaille et on a droit à rien », « on travaille et on ne s’en sort pas », avec ce mélange, de fierté du travail, de peine au travail, de mal faire son travail, qu’en ont-ils entendu ? Retenu ? Rien.

Qu’a-t-on vu, alors, cet hiver, toujours dans mon département ? Des manifestations, pas seulement à Amiens, mais trois mille personnes à Abbeville (je les ai comptées !), des cortèges pas vus depuis longtemps à Péronne, Albert, Doullens, Friville-Escarbotin, trente ronds-points bloqués le 7 mars, y compris par des artisans. Un réveil, profond, grâce à l’intersyndicale, qui a offert un réceptacle à la colère. Et en même temps, une part de résignation, parce que nos vies ne comptent pas, notre avis encore moins, parce qu’ils ne veulent pas nous entendre là-haut. A l’arrivée, aucun député de la Somme n’allait voter cette loi, aucun, ni le Républicain Emmanuel Maquet, ni l’élue de la majorité.
Ce qui est vrai chez moi l’est ailleurs. Ce jeudi soir, après le 49.3, je discutais à la buvette de l’Assemblée avec des LR. Ce sont rebiffés les députés de terres populaires, rurales, qui ont senti que chez les gens, ça ne passait pas.
Ce sont des pans du pays qui ont décroché. Les scrutins en attestaient déjà, c’est pire aujourd’hui : Emmanuel Macron ne dispose que d’une base sociale étroite, étriquée.

Sa faute, sa grande faute, depuis le début, c’est de ne pas tenir compte de sa faiblesse. A la place, avec arrogance, avec toute-puissance, il compense par de la brutalité. Il a choisi de foncer. De foncer contre deux Français sur trois. De foncer contre quatre salariés sur cinq. De foncer contre les syndicats unis. Et désormais, de foncer contre une Assemblée qui aurait voté « non ». Et malgré tout cela, il veut continuer de foncer, seul. C’est de la folie.
Il doit revenir à la raison. Ne serait-ce que pour sortir de son isolement, de son éloignement. « Solitude criante du président » annonce La Montagne, « Y a-t-il encore un pilote dans l’avion élyséen, responsable et pieds sur terre, pleinement conscient du chaos qu’il est en train d’installer dans son propre pays ? » se demande Midi libre. La presse régionale l’étrille, mais même Le Figaro, même Les Echos, ne lui font pas de cadeau, et encore davantage la presse internationale – qui est revenue de sa lune de miel avec le « leader of the free market ». Le New York Times parle d’un « Macron affaibli et isolé ». Les Allemands de Die Zeit ne sont pas plus tendres : « Il y a des réformes dont un gouvernement ne se relève jamais ». Nos amis anglais, probablement encore affectés par leur défaite historique au rugby, cinglent « un canard boiteux ».

J’ai décrit le vide social où planait Macron. Le 49.3, c’est le début de leur chute libre. Mais comme vous savez, « le plus dur c’est pas la chute, c’est l’atterrissage ». Il peut encore sortir le parachute : « Je vous ai compris, on passe à autre chose ». Ou, s’il persiste, ça va faire mal. Si ce n’était que pour lui, on s’en ficherait : mais ça va faire mal, ça fait déjà mal, à la République toute entière. Bref, qu’il change, ou qu’on le change.
Qu’il l’admette, d’abord, et je le dis au passage, ce constat vaudrait de même pour nous : la France est traversée par des fractures, divisée en trois blocs, libéral, d’extrême droite, de gauche, dont aucun ne peut, aujourd’hui, se prétendre majoritaire. Dont, vraisemblablement, en cas de dissolution, aucun ne le deviendrait.

Que devrait faire, dès lors, un président de la République ? Tout pour réparer les fractures, pour ressouder le pays. A la place de quoi, Emmanuel Macron le déchire davantage, ajoute du sel sur les plaies. Conscient de sa fragilité, il devrait agir avec modération, sagesse, et je dirais même – malgré les moqueries – avec tendresse. Les Françaises, les Français, devraient se sentir considérés, aimés.
Et il devrait, enfin, surtout, nous engager vers des buts communs. Les travailleurs ont-ils plaisir, aujourd’hui, les jours de manifs, à perdre des journées de salaire ? Non. Au contraire, ça pèse dans le porte-monnaie. Ils souhaitent juste faire leur métier, soigner, enseigner, conduire, construire, du mieux qu’ils peuvent, avec le droit d’en vivre, et pas juste d’en survivre, en étant respectés. Ils sont conscients que la France a besoin de travail, de leur travail.
Pour rebâtir les piliers de la Nation : l’hôpital aujourd’hui en lambeaux et l’école qui recrute ses hussards noirs en job dating. Pour nos réacteurs, on manque de soudeurs, on fait appel à des Canadiens, à des Américains. Et nos trains, les TER comme les RER, n’arrivent plus à l’heure faute de conducteurs. Qu’on les remette sur pied, avec les salariés. Voilà une ambition, un but commun.
Et bien sûr, pour affronter le choc climatique : adapter notre agriculture, nos logements, nos déplacements… Pour réussir ce pari, prodigieux, périlleux, nous devons réunir, rassembler, canaliser toutes les bonnes volontés du pays, tous les capitaux, toute la main d’œuvre, tous les savoir-faire, toutes les intelligences…

A la place, la folie de Macron nous conduit à un immense gâchis. Il bloque le pays, il l’embourbe, il en asphyxie les énergies. Et tout ça pour quoi ? Pour économiser 0,1 point de PIB !
C’était sans doute, au départ, pour « rassurer les marchés », ce nouveau Minotaure. Mais c’est aujourd’hui simplement, un marqueur d’autorité : comme il l’a admis un soir, « ce qui est en jeu, c’est l’autorité de votre serviteur ». Ou encore : pour qu’il « laisse une trace dans l’Histoire ». Et en effet, quelle gloire !
A travers la bataille en cours, il nous faut, bien sûr, être « contre », contre les 64 ans, contre Macron et son monde. Mais à nous d’apparaître comme un véritable contrepoint : nous saurons, nous, réparer les fractures, nous le voudrons, nous ferons tout pour. Nous n’userons pas de la brutalité, au contraire, bras ouverts, nous rassemblerons, au-delà de notre camp, avec sagesse et tendresse. Nous offrirons aux Françaises, aux Français de bonne volonté, des buts communs.
La crise, évidemment, éminemment politique exige un débouché politique. Qui transforme la colère, le ressentiment, l’indifférence en une grande espérance.

François Ruffin (sur son blog).

 

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