MES ANNÉES « PETITES ANNONCES » par Bernard Hennebert

Pour écouter l’article de Bernard lu par Jean-Marie Chazeau, cliquez sur le lien :

Au début des années ’80, le quotidien Libération paraissait sans publicité, ni publirédactionnel, ni rubrique d’annonces payantes. Chaque samedi, durant quelques années, il publia le supplément « Sandwich » d’une cinquantaine de pages, petit format A4, inséré et vendu avec le journal. C’était un jour faste pour ses ventes en librairie.
Ce supplément du week-end renfermait les annonces de lecteurs : auto-stop, vie en communauté, déménagement, troc, … ainsi que la rubrique « Chéri(e), je t’aime ».
Elles étaient gratuites, du moins au début de la publication de ce supplément. Ce qui peut apparaître contradictoire aujourd’hui, leur texte pouvait être relativement long. En effet, ce n’est que lorsqu’elles devinrent payantes qu’elles subirent une cure d’amaigrissement draconienne : chaque mot, chaque abréviation, chaque ligne étaient tarifés.

Une autre rubrique bien particulière offrit ses lettres de noblesse au supplément : « Taulard(e)s ». Plusieurs pleines pages (souvent trois) de messages de prisonniers, de leurs familles et de tiers. Elle apportait des infos et des éclairages importants sur le vécu des prisons à tous les lecteurs. Cela ne plaisait pas à tout le monde !
Libé et son « Sandwich » n’étaient pas toujours vendus dans certaines prisons, alors qu’il y avait bien là une obligation.
Dans le numéro du samedi 8 novembre 1980, cette forme de censure est expliquée dans un article de la rédaction titré « Pas de Sandwich ». Le ton adopté est sans concession : « Les petits chefs continuent à sévir : Libération et son supplément Sandwich ne sont toujours pas vendus dans certaines taules. Si vous êtes au courant de tels faits, écrivez à la diffusion du journal qui se fera un plaisir de faire le nécessaire pour remédier à cette situation. Libé peut entrer dans toutes les prisons. Ceux qui en empêchent la distribution ne sont que des contrevenants à la loi. Directeurs ou surveillants-chefs, petits dictateurs quelconques. Si vous nous prévenez, il faudra bien qu’ils cèdent ».
Entre ces différentes rubriques, prenait place la publication d’enquêtes souvent étonnantes (« Un mac à cœur ouvert », « Le cul des patineuses », « Cibistes, toujours prêts », etc.) ainsi que des interviews de lecteurs-auteurs d’annonces pour découvrir si leur pêche fut miraculeuse.

Dans « Sandwich », les annonces des taulard(e)s rangées par prison.

« Chéri(e), je t’aime » a contribué à sortir les «petites annonces cul» d’un réseau conventionnel style « Chasseur Français ». À l’époque, internet n’existait pas et rechercher du sexe ou de l’amour, au départ d’écrits publiés dans les journaux, et non par des regards entrecroisés ici ou là, n’était pas bien vu. Aujourd’hui, cela a fort changé.
On avait honte de recourir à ce moyen : une sorte d’ultime planche de salut pour les éclopés de la séduction. Ceux et celles qui y avaient recours se gardaient bien de s’en vanter publiquement. Ne pas attendre le hasard d’une rencontre en rue, au bureau ou chez des amis et chercher volontairement à assouvir ses penchants par la préméditation, en rédigeant un texte destiné à être publié, ne pouvait être que du vice à l’état brut, friser le malsain et nier l’âme pour ne s’attacher qu’à la fornication la plus primaire. J’exagère à peine. Il y avait un consensus social sur ce fait. En plus, on n’en parlait pas. Tout était dans le non-dit et l’esquive.

LES FACTEURS N’APPORTAIENT PAS QUE DES FACTURES

Les annonces « CHÉRI(E)S » de “Libé” avec ses rubriques « Mariages Blancs », « Couples », etc.

Mes proches étaient bien étonnés lorsque j’avais recours à cette façon de draguer, et que j’osais le leur… avouer (c’est le verbe à utiliser, puisqu’il y aurait faute, voire faiblesse) : « Mais tu n’es pas si moche que ça ! ».
Ils me prenaient pour un fou furieux lorsque j’osais leur dévoiler le fond de ma pensée. Les annonces permettent justement d’éviter les regards lubriques. Elles sont le moyen de rencontres au départ de la pensée par excellence, puisqu’elles démarrent nécessairement par un échange de mots, et avec une personne qui n’est pas physiquement là, en face de vous.
Durant une partie de ma vie, j’ai eu recours aux petites annonces pour construire ma vie intime. Après l’euphorie de la période « Sandwich », j’en publiai dans différentes autres publications : Le Nouvel Observateur, Pour, Gay Pied, Rock This Town, etc.
Puis, je m’intéressai aux rencontres via les réseaux sociaux et j’ai conservé toutes les traces de ces innombrables échanges, ce qui m’a permis d’écrire un livre de 300 pages qui fut édité aux éditions Aden : « Une Vie à Séduire » (1).
J’ai notamment essayé d’analyser les différences entre les annonces de la période « presse écrite » et celles qui se multiplient sur la toile. Pour ces dernières, on n’attend plus des jours et des jours que le facteur vous apporte une réponse tant espérée d’un correspondant qui habite parfois à des centaines de kilomètres. On ne doit pas non plus patienter parfois pendant des heures pour recevoir à la maison un appel transmis par un téléphone avec fil.

 

QUATRES EXEMPLES CONCRETS

Chacun peut donc aujourd’hui, et peut-être au cours des siècles à venir, découvrir nombre de ces échanges écrits que j’ai conservés et qui seront désormais accessibles à tout le monde aux Archives de la Ville de Bruxelles (2).
Voici quelques exemples concrets qui me semblent pouvoir être présentés avant leur éventuelle lecture.

Six lettres avant la rencontre à Pont-Audemer

L’hiver 1984 fut particulièrement froid en Belgique. N’ayant pas envie de le passer seul, j’ai publié une petite annonce le 24 novembre dans Libération. À cette époque, la rubrique « Chéri(e) je t’aime » était devenue payante. Mon texte avait été envoyé au siège parisien du quotidien le 5 novembre avec un versement de 1.275 francs belges. La quête du bonheur n’est pas à la portée de toutes les bourses.
Hervé (de Pont-Audemer, dans l’Eure) m’a répondu le 26 novembre et sa lettre m’a plu.
Cependant, les fêtes de fin d’année se passeront sans sa présence physique. Pendant près de trois mois, nous aurons six échanges de courriers postaux. Finalement, on se rencontrera.
Après la fin de la passion, on est resté en contact assez régulièrement. On s’est parfois un peu perdu et on s’est toujours retrouvé. L’amitié s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui. Une trentaine d’années plus tard, ce correspondant accepta que je publie intégralement ces lettres qu’il m’avait envoyées avant que je ne débarque « en réel » dans sa vie, en France.

Voyage à Pont-Audemer

C’est un témoignage. Un exemple concret, brut, de comment quelques mots imprimés dans un journal peuvent rendre heureuses deux personnes. La relation elle-même, je ne la détaillerai pas, car là commencerait sans doute l’impudeur et le voyeurisme. Ces lettres nous décrivent également l’état d’esprit d’un jeune homosexuel (on n’utilisait pas encore le terme gay), dans les années ’80. Tant d’informations échangées pour s’approcher, et si peu de données qui précisent les pratiques sexuelles réciproques, voire la compatibilité entre les futurs partenaires. Est-ce là également une caractéristique de l’époque ? Toutes les techniques de communication existantes en ces années-là ont nourri cette séduction : les lettres, mais aussi les rendez-vous téléphoniques, l’envoi de photos ou de dessins, l’enregistrement de cassettes audio, etc.

Que se passe-t-il dans le monde durant ces échanges, entre novembre 1984 et février 1985 ?
L’évêque sud-africain Desmond Tutu devient le Prix Nobel de la Paix. Jacques Delors est élu Président de la Commission européenne et Ronald Reagan prête serment pour la seconde fois. Une catastrophe industrielle endeuille cette époque-là et la marquera à tout jamais : à Bophal, l’échappement d’un gaz toxique d’une usine de pesticide est à l’origine de la mort de plus de 20.000 personnes et laissa derrière elle de plus de 200.000 handicapés.
En France, on fête la naissance de Canal+ et le « Top 50 » commence à sévir.

À cette époque-là, je voyageais beaucoup en Belgique et dans les autres pays ou régions francophones pour exercer un métier rare : faire découvrir au public les coulisses du show-business, avec des expositions itinérantes. En 1985, c’était « Les dessous des sons » qui détaillait quelques pièges du monde musical : la production et la distribution des disques, les concerts, leur médiatisation. Au cours de diverses animations, des créateurs décrivaient de leur job et répondaient aux questions du public. Ainsi, la jeune Claude Maurane (dont le nom de scène évoluera en Maurane) fera trois interventions scolaires à Huy, le mercredi 15 janvier 1985. Et rebelote, deux jours après. Durant cette période, je me souviens aussi de l’organisation de deux débats pour le public adulte avec Léo Ferré, à la Courte Échelle à Liège, le 26 janvier 1985 à 20H30, ainsi que le lendemain, à la même heure, au Botanique à Bruxelles, dans la grande salle de l’Orangerie. Et ce faisant, je devais trimbaler l’un ou l’autre écrit d’Hervé dans ma poche !

Une de mes premières petites annonces en 1979, dans « Libération ».

Les Archives ne vous proposent pas le texte de la petite annonce initiale parue dans Libération et titrée « Annonce 411124 – Découvrir un jeune homme ». La voici : « Je voudrais qu’il neige dehors, qu’il fasse très chaud chez moi. Nous resterons très longtemps serrés l’un près de l’autre. Nous téléphonerons aux amis pour leur dire que Noël, c’est beau. Nous boirons de belles musiques et nous écouterons le vin couler. Nous nous caresserons très doucement. Nos lèvres et nos langues brûleront longtemps, même après le souvenir de nos étreintes. Très discrets mais coquins, nous serons des fraudeurs de tendresse. Nous nous promènerons dans les rues, ta main dans ma poche, et la mienne dans la tienne. Au café plein de fumée et de regards, nos jambes se frôleront… et nos regards heureux nous trahiront. La fin de l’année est proche. Il est temps de nous y préparer, toi, le jeune homme, et moi, l’homme jeune. Envoyons-nous vite de chouettes lettres et essayons de nous découvrir. Bernard ».
Dans mon livre, je n’avais publié que les six lettres de Hervé. Pour les Archives, il m’a renvoyé les diverses lettres que je lui avais adressées. Ainsi, vous pouvez découvrir l’ensemble des échanges. (3)

Vingt-six textes d’annonces

En 1988, toujours dans l’idée de faire réfléchir aux petites annonces, et de m’opposer à cette idée qu’elles n’étaient, à l’époque, que le moyen de la dernière chance pour des personnes pas particulièrement physiquement jolies, j’en ai rassemblé un peu arbitrairement 26 (comme les lettres de l’alphabet, de A à Z).
J’ai ensuite demandé à différents artistes d’un prendre une pour inspiration, ce qui a mené à l’exposition « BP 14 » (numéro de ma boîte postale) qui s’est déployée durant l’été de cette année dans le café associatif « Tels Quels », situé alors rue Marché au Charbon, dans le centre de Bruxelles. Les Archives proposent le catalogue de cette exposition qui présente ces 26 textes de petites annonces avec la mise en page de leurs publications. (4)

L’annonce d’un décès

L’avant dernière petite annonce du catalogue de l’expo « BP 14 » (l’annonce Y) présente le texte de la lettre que m’a envoyée en 1987 la maman de Mickaël pour m’annoncer le décès de son fils. Il me semblait important d’apporter ainsi un éclairage solidaire aux combats contre le SIDA qui marquèrent tant cette époque. Les Archives présentent cette lettre manuscrite, et donc de façon anonyme. (5)

Courrier homophobe reçu le 4 avril 1992

Message homophobe

L’éternelle question : avec ces petites annonces, tu n’as jamais eu de graves ennuis ? À vrai dire, non. Mais je pense être prudent en ne fixant pas de rendez-vous n’importe où, n’importe quand, sur un coup de tête. Et lorsqu’on ne recourt pas aux approches par l’écrit, il me semble tout aussi dangereux de chercher une rencontre dans la forêt, au sauna, dans une salle de gym ou au cours d’une soirée organisée par des proches !
Bien sûr, il faut toujours rester attentif aux plaisantins ou aux peureux de la dernière minute. Je me souviens, il y a bien longtemps, d’avoir pris le train à Bruxelles pour me rendre à Mons. J’ai cherché en vain celui qui m’avait fixé rendez-vous dans le grand hall de cette gare. Heureusement, je n’ai pas trop perdu de temps puisque j’ai lu un roman pendant l’aller et le retour de ce triste voyage.
Un souvenir malheureux quand même, dont les traces matérielles sont désormais conservées par les Archives.
Je reçus à ma boîte postale un courrier non affranchi en provenance de Liège, le 4 avril 1992. Pour pouvoir assouvir ma curiosité, je dus m’acquitter d’une taxe de 30 francs belges. L’enveloppe ne contenait qu’un feuillet blanc où était dessiné un triangle rose et sur lequel avait été collé un extrait découpé dans un journal : le texte « Hitler avait raison » avec une croix gammée (6).

J’ajoute, dans le livre : « De toute façon, on ne peut pas toujours être gagnant, et si c’était le cas, cela deviendrait d’un ennui ! Les voyages risqués sont parfois merveilleux. Il habitait à Marseille et donc, pour notre première rencontre, on décida de couper la poire en deux : on se retrouva en plein été au Jardin du Luxembourg, autour du grand bassin, à Paris.
Le deal : si on se plaît, on reprend immédiatement le train pour Bruxelles (à l’époque, le trajet durait trois heures environ). Sinon, on rentre chacun chez soi. Le téléphone portable n’existait pas. On ne disposait chacun que de vagues petites photos de l’autre. Il faisait caniculaire. On a failli ne pas se reconnaître car, ce samedi-là, il y avait un monde fou agglutiné pour voir les voiliers miniatures voguer sur les flots sombres et verdâtres sous les cris des enfants. Pourtant, on s’est deviné, mais on n’était pas certains. Timides, on s’est lentement rapproché, en marchant. Deux places se sont heureusement libérées sur un banc. C’est là qu’on a fait connaissance et, ce soir-là, il découvrit la capitale de l’Europe ! »

Un deuxième article publié demain vous proposera la suite et la fin de cette réflexion sur l’archivage de traces de la séduction par et pour les mots.

Bernard Hennebert

Bâtiment des Archives de la Ville de Bruxelles.

(1) Une façon originale de fêter la St Valentin 2025 ? Découvrir, désormais dans le monde entier via internet, nombre d’archives qui sont à la base de l’écriture de mon livre « Une vie à séduire » (près de 300 pages) publié il y a tout juste dix ans par les éditions Aden. Suite à une décision prise le 27/05/2024 par le Conseil Communal, celles-ci appartiennent désormais aux Archives de la Ville de Bruxelles. En volume, il s’agit d’un demi mètre linéaire de feuilles de papier. Cette documentation sur la vie intime vient compléter beaucoup d’autres documents sur les combats et la vie associative des minorités sexuelles et affectives que détient déjà ce centre d’archivage officiel bruxellois.
Le traitement a été long. En effet, la Ville de Bruxelles s’est engagée à numériser à ses frais l’ensemble des pièces (sauf les livres reçus) et à enlever de la version numérique tous les éléments qui permettent d’identifier les personnes (nom de famille et adresse). Scanner et flouter est un travail qui a demandé environ l’équivalent d’un plein temps d’une personne pendant six mois. Pareil effort est assez exceptionnel car il s’agissait ici d’un cas particulier : respecter l’anonymat de nombreuses personnes dans la présentation de leur échanges écrits à but amoureux.
Tous ces documents sont désormais conservés sous la dénomination « Archives gay Bernard Hennebert » (2)

Tout découvrir des Archives de la Ville de Bruxelles : https://archives.bruxelles.be/

(2) Lien général vers les archives : https://www.udesk-avb.eu/ucat/main/fre
Mode d’emploi : Ouvrir successivement les sections suivantes en cliquant sur le triangle devant les noms :
> Section Archives privées > Archives de particuliers > Hennebert (Archives gay Bernard)

(3) Lien vers l’intégrale des courriers entre Hervé et Bernard : http://archives.brucity.be/docs/0043/AVB_AP_2387_2444/AVB_AP_2419.pdf

(4) Catalogue de l’expo « BP14 » avec les textes de 26 annonces:
http://archives.brucity.be/docs/0043/AVB_AP_2387_2444/AVB_AP_2405.pdf

(5) La lettre de la maman de Mickaël:
http://archives.brucity.be/docs/0043/AVB_AP_2387_2444/AVB_AP_2403.pdf

(6) Lettre non affranchie et homophobe : http://archives.brucity.be/docs/0043/AVB_AP_2387_2444/AVB_AP_2415.pd

1 Commentaire
  • Manu Berquin
    Publié à 17:48h, 23 février

    Un petit clin d’oeil à Bernard. C’est moi qui tapais les petites annonces de Rock This Town, avec parfois des commentaires signés Ndlr 😉

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