MON CHER PHILIPPE… par Bernard Gillain

Mon cher Philippe,

Comme je n’ai pas l’éternité devant moi, je m’empresse de t’écrire une lettre pour te dire toute ma tristesse de n’avoir pu été présent à la fête que tes amis des Halles de Schaerbeek ont créée en ton honneur ce lundi 16 janvier 2023.
Tu t’es envolé, je ne sais où, en avril 2020.
La mort n’est pas l’issue fatale mais c’est plutôt le temps qui passe et nous éloigne à pas feutrés de nos amitiés. Beaucoup de nos amis gravitent déjà autour de nous dans le mystère de l’après, comme Philippe Ruelle ou Christiane Sarton. D’autres t’ont suivi comme Julos Beaucarne ou Nele Paxinou …

Je n’ai pas pu être présent à ta fête ! Avec Maggy, j’étais pile au rendez-vous à 19H30 aux portes des Halles, heureux de te retrouver, toi Philippe, au travers de nos amis dispersés aux quatre vents. Je ne voulais en aucune manière passer à côté de ce rendez-vous fraternel avec nos amis communs : Jean-Louis Sbille, Mirko Popovitch, Hubert Dombrecht, Gaspar Leclere et bien d’autres.
Nous avons bouillonné dans la même marmite et avons tous à des degrés divers le mythe de Sisyphe ancré en nous. Nous poussons chacun nos rochers vers les sommets de nos rêves les plus fous, un peu comme des enfants qui font rouler leur petite boule de neige pour la faire grossir et en faire un beau bonhomme. Ainsi gonflent nos espérances.
Nous sommes des Sisyphes qui ne désespérons pas du monde. Nous avons toujours cette impression d’un monde inachevé avec chevillé au corps l’espérance. « L’espérance des lendemains ce sont nos fêtes » disait le moyenâgeux François Villon, pas si moyenâgeux que ça le bougre.
J’ai sous les yeux le magazine (Hors-série) « IMAGINE demain le Monde » que le Collectif du Temps des Cerises, dont tu faisais partie, avait réalisé sous la houlette d’Hugues Dorzée, son directeur en chef.
Avec notre ami Etienne Bours, tu avais mené cette aventure tambour battant. Le magazine s’intitulait : « MUSIQUE, FÊTE OU FESTIVAL, DU TEMPS DES CERISES à ESPERANZAH ! 40 ANS DE ‘RÊVOLUTION’. »
Outre le fait qu’avec Etienne Bours et Hugues Dorzée, tu avais pris en main non seulement l’aventure organisationnelle du magazine, mais tu avais aussi écrit un article qui avait pour titre « Du marché couvert des cultures à l’Abbaye des musiques » et, en sous-titre, « Un ancien marché couvert à Schaerbeek devient l’espace des alternatives et des projets culturels indépendants et son équipe rejoint et nourrit – le temps des trois éditions – le festival Le Temps des Cerises ».

Le temps des Cerises, un festival de rencontres.

Au début de l’article, à propos des Halles, tu rappelles que Jo Dekmine avait écrit un texte fondateur en 1972. J’en ai choisi un extrait : « On viendra aux Halles de Schaerbeek sur une impulsion… Le spectacle est un feu ouvert, pas une finalité. Le lieu existe plus fort que le spectacle et les gens plus forts que le lieu. »
Un peu plus loin, tu racontes cette fusion entre l’esprit des Halles et notre aventure radiophonique qui a créé entre nous des liens indéfectibles !
« Parmi les multiples contacts que vont nourrir le projet et avant même de recevoir les clés du bâtiment pour lancer une programmation régulière (à partir de décembre 1974), Hubert Dombrecht (responsable technique) et Philippe Grombeer (animateur culturel) rendent visite à Julos Beaucarne en avril 1974.
Celui-ci les conduit auprès de Jofroi, chanteur-compositeur installé dans le village de Champs. Une succession de rencontres au cours de cette année, chez Julos, à Champs et même à Floreffe vont impliquer d’une certaine manière les Halles de Schaerbeek, par leurs suggestions techniques et scénographiques, dans l’aventure du festival Champs 74.
C’est l’occasion de sympathiser avec l’équipe de Marie clap’sabots menée par Bernard Gillain qui veut prendre le relais de Champs et mettre en œuvre un nouveau festival. Le Temps des Cerises. Très vite, les affinités électives rayonnent.
Le duo des Halles est alors invité aux multiples réunions préparatoires. Et se retrouve naturellement, dans cet esprit bouillonnant d’une époque de généreuse ouverture, à rêver et bâtir, avec les initiateurs namurois, un nouveau festival. Nourris d’autres terreaux artistiques que ceux de Marie clap’sabots (mouvements alternatifs anglo-saxons, rock progressif et free-jazz, théâtre et danses contemporains, collectifs de lutte et d’action urbaine …), les acteurs des Halles en pleine invention de leur aventure – une partie des halles ne s’ouvrira qu’en décembre 1974 – apportent une richesse de réflexions et de propositions qui s’allie harmonieusement à cet esprit résumé dans « L’espérance des lendemains, ce sont nos fêtes ! ».
Voilà mon vieux Philippe ce que, entr’autres, tu écrivais rapport à cette merveilleuse période de notre vie où tout était possible, c’est d’ailleurs à cette époque que notre ami Julos affirmait haut et fort à qui voulait l’entendre « Mon métier est de vous dire que tout est possible ».

Julos à vélo (photo Fondation Julos Beaucarne)

Melaine Favennec était lui aussi une cheville ouvrière du Temps des Cerises.
Dans ‘le Merle Moqueur’ (programme du Temps des Cerises 1979), il écrivait : « La fête …Oh ! le grand rêve palpable aux bras d’un instant chaud. La journée s’est mise des cerises aux pendants d’oreilles. Les marchands de boniments et jongleries en tout genre crachent leur feu à la tête du soleil pour le remercier de son gaspillage régénérant qui perce la stratosphère et finit dans l’éclat de ton œil. Pour une fois la terre est comme un œuf et les clowns sont de la partie. Entrer dans la fête comme tout un chacun. Attendre tout de soi-même et s’émerveiller comme à la naissance de l’eau… »

Comme tu l’as rappelé plus haut, Philippe, notre histoire commune a commencé en 1974 à Champs-la-rivière. La fête à Champs en 1973 a été le prélude d’une aventure radiophonique et festive. A la RTBF, au siècle dernier, avec Christiane Sarton et Jean-Louis Sbille, nous faisions de la radio kamikaze, une radio qui était dans l’air du temps mais qui n’en avait pas l’air. Une radio à contre-courant avec un nom pas possible et kamikaze lui aussi « Marie clap’sabots ». Une radio qui s’intéressait aux gens de mon pays et à leurs cultures ainsi qu’aux cultures minoritaires d’Europe et au-delà.

Les années ’70 (ici devant la Ferme V à Bruxelles)

Avec Julos Beaucarne, on sillonnait la Wallonie. Nous partions en quête de vieux sages qui fumaient parfois le calumet de la Semois. Nous courrions les chemins avec en tête ce proverbe africain « Chaque vieux qui meurt c’est une bibliothèque entière qui brûle ! ».
Et nous nous dépêchions de les rencontrer avant l’incendie ! La mémoire collective a été notre cheval de bataille. Nous n’étions pas pour autant une émission populaire en Wallonie, ‘Marie clap’sabots’ n’offrait ni sous, ni 45 tours, les gens n’y gagnaient rien, ils gagnaient seulement à être connus… à être reconnus !
Comme le peintre utilise les couleurs, nous utilisions des sons, des voix et des musiques : c’était notre palette. Avec Julos, nous répétions à l’envi : « Et si la radio devenait un phare textuel que le marin perdu dans la mer du quotidien prendrait pour le Messie » (Julos Beaucarne).
Nous n’étions pas des organisateurs de festivals mais des animateurs de radio. Entre 1973 et 1979, nous sommes sortis de notre studio pour rencontrer nos auditeurs et faire la fête avec eux et les artistes que nous aimions, ce furent les fêtes de ‘CHAMPS’ et du ‘TEMPS DES CERISES’, des festivals qui étaient en quelque sorte des ‘copier-coller’ festifs de nos émissions.

 

En 1974, toi et l’équipe des Halles avez débarqué à Champs pour nous aider logistiquement et nourrir notre terreau de vos imaginations. C’est cette addition des rêves qui a fait Le Temps des Cerises. Les histoires personnelles de chacun de nous ont donné une direction et une philosophie à ce festival.
Jusqu’au dernier Temps des Cerises en 1979, le noyau de base s’est élargi considérablement. De nombreux artistes, écrivains, musiciens, chanteurs, animateurs, journalistes se sont ralliés à la cause commune comme Guy Denis, Jean-Pierre Verheggen, Henry Lejeune, Dieudonné Dufrasne, Yves Vasseur, Mouna Aguigui, Robert, Marcel Pénasse, Jean-Pol Lefebvre, Louis Dubois, René Hausman, le staff de la RTBF Namur, Vincent Matthieu et bien d’autres…
Et tu confirmes et élargis le cercle.

La “sirène d’amour” de Constant Charneux

Un dialogue permanent s’établira à l’occasion des trois éditions du Temps des Cerises au-delà du rôle logistique assumé par l’équipe élargie des Halles de Schaerbeek.
Ainsi seront proposés – parmi quelques exemples – certains artistes (Archie Shepp), des associations d’artistes et de programmateurs (Les Lundis d’Hortense, Diffusion alternative de Bernard Hennebert), un restaurant végétarien et collectif militant contre la mal-bouffe (Le Romarin), de nombreux partenaires-coups de main pour faire vivre ce festival.
Et celui-ci terminé, ils/elles ont poursuivi cet esprit du temps à travers leurs vies, leurs engagements ; tout comme les Halles de Schaerbeek qui ont programmé pas mal d’artistes labellisés Temps des Cerises (Renaud, Djamel Allam, Toto Bissainthe, Urban sax, De Snaar, Nuit câline à la villa Mon Rêve, Abraxis, Tierra de Fuego, Christiane Stefanski, André Bialek, le Red and Black Power Blues Band, Le Reliquaire des Braves, Jean Kergrist le clown atomique, etc.).
Les Halles de Schaerbeek, à leur tout début, en 1976, ont pleinement rejoint ce choix sociétal de l’équipe Marie clap’sabots et l’ont poursuivi au cours de leur long parcours. En somme une part du Temps des Cerises s’est prolongée – dans un esprit urbain et européen – à travers l’aventure des Halles de Schaerbeek. Une sorte de transmission qui a croisé « L’air du Temps des Cerises » et les espoirs d’Esperanzah !

Pardonne-moi de te couper dans ton enthousiasme et ton élan légendaire mais pour en revenir à la case départ, à Champ 73, la Sirène d’amour fut la symbolique originelle de toute cette aventure. La Sirène d’amour était l’instrument de Constant Charneux, un très vieux ménestrier d’Hemroulle qui jouait des maclottes et d’autres airs à danser sur un violon bizarre qui avait des airs de violon mais aussi de trompette de Jéricho.
C’est lui sur l’affiche du premier festival de Champs en 1973. Aujourd’hui il fait partie de la légende et vit au paradis des musiciens. À cette époque, Jofroi chantait « Faut bâtir une terre, faut s’inventer la vie », Julos Beaucarne disait à qui voulait l’entendre « Mon métier est de vous dire que tout est possible », Pete Seeger nous invitait à créer un monde neuf et coloré comme l’arc-en-ciel.
Nous brassions des idées et des idéaux à la pelle, en musiques et en chansons, pour faire avancer le monde dans le bon sens, dans le sens du sens. Nous y avons cru, nous y croyons toujours avec aujourd’hui une foi un peu émoussée par la fatigue du temps et les malheurs qui le traversent.
Contrairement aux Halles de Schaerbeek toujours bien ancrées dans cette réalité multiculturelle de la capitale européenne, le Temps de Cerises est aujourd’hui un souvenir.
« Un souvenir est comme un fruit des jours anciens sur les claies de la mémoire. Quelquefois, on le prend pour goûter le passé en passant puis on l’oublie. On sait bien qu’il attendra patiemment la prochaine nostalgie ».

Un moment de l’hommage à Philippe (photo AC Vansanten)

Et voilà que dame Nostalgie nous revient comme une cerise sur le gâteau des jours anciens. Le Temps des Cerises, un souvenir mais pas seulement. La fête est finie depuis longtemps mais l’esprit est resté ancré dans les mémoires de ceux et celles qui l’ont vécue et qui l’ont transmise presque sans le savoir. Toi, moi et tous les autres, dans nos vies, nous avons parlé de bonheur dans toutes les couleurs du monde, couleurs des langues, des races, des cultures, des traditions, des musiques, ce sont les mêmes idées et idéaux que nous avons défendus. Nous avons continué à rêver qu’un autre monde est possible avec encore et toujours des musiciens, des chanteurs, des saltimbanques, des redresseurs de torts, des cracheurs de feu, des fabricants de belles et nouvelles idées, des cuisiniers du monde, des bonimenteurs d’espoirs en tous genres …
Comme toi, mon ami, mon camarade de l’au-delà, je suis devenu « vieux » mais toujours bien ancré dans mes idéaux, émoussés certes, mais je reste debout à la proue du navire prêt à jeter l’ancre dès que j’apercevrai ton île « au large de l’espoir » comme disait Jacques Brel.
Mon cher Philippe, comme Le Temps des Cerises, tu es aujourd’hui comme un fruit des jours anciens sur les claies de la mémoire, prêt à nous donner la clé de nostalgies à l’infini.
Mais nostalgique, je le suis plus encore aujourd’hui depuis que j’ai raté ce rendez-vous de ta mémoire devant les portes des Halles de Schaerbeek toutes grandes ouvertes vers ce paradis terrestre bondé de musiciens, d’artistes et de responsables politiques et culturels.
Il est temps maintenant de t’expliquer la fin de l’histoire de mon voyage à Bruxelles qui est d’une banalité sans nom. De manière tout à fait prosaïque, je le confesse, le régional de l’étape, que je suis, a tourné en rond avec sa bagnole pour débusquer une place de parking improbable et introuvable !
Nonante longues minutes à tournoyer comme un vieux condor dans les rues de Schaerbeek. Les nerfs en pelote, j’ai jeté l’éponge et j’ai crapahuté vers ma province. Je n’étais pas très fier et je me répétais, en boucle que la culture à Bruxelles n’était plus pour moi, trop compliqué pour accéder au Saint des saints, physiquement et moralement, et c’était bien dommage et j’étais tristounet.

J’avoue avoir la nostalgie de Bruxelles des années 60, 70 et 80. « C’était au temps où Bruxelles rêvait, chantait, bruxellait… » comme disait l’autre ! C’était au temps où j’arrivais avec ma 2CV en me parquant, sans tambour ni trompette, ni haletant, autour des Halles, et qu’avec Maggy, je me rendais au stage de magie et de bateleur qui se donnait dans ton lieu magique !
Voilà, en un mot comme en cent, mon Philippe, comment je ressens cette amitié qui perdure et percole au fond de moi comme l’éclat d’un corail dans les fonds marins.
Où que tu sois sur ton île, je t’embrasse et t’invite à écouter en boucle « Je voudrais une fête étrange » de notre ami Jacques Bertin et « Le chant des Hommes » de Nazim Hikmet chanté par Monique Morelli et Jacques Bertin.

Bernard.

Pas de commentaires

Poster un commentaire