MON LUMUMBA par Henri Goldman

Il y a juste soixante ans, Patrice Lumumba et ses deux compagnons étaient assassinés par des hommes de main de la Belgique coloniale. Pour leur rendre hommage, à l’initiative du Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations, quelques dizaines d’Afro-descendants et quelques autres s’étaient réunis sur le square Patrice Lumumba. Dont moi, enfant d’immigrés juifs de Pologne n’ayant a priori rien à voir avec son histoire. Et pourtant, Patrice Lumumba trône tout en haut de mon panthéon des combattants pour la justice et la dignité humaine, au-dessus de Martin Luther King et de Nelson Mandela, devenus l’un et l’autre des icônes d’autant plus consensuelles que personne en Belgique n’a leur sang sur les mains. Tandis que, soixante ans après sa mort, Lumumba sent toujours le soufre.

Dans mon histoire familiale, le judéocide tient une place centrale. Mes quatre grand-parents, un frère, une sœur, quantité de tantes et d’oncles ont disparu dans les chambres à gaz, auxquelles mes parents ont échappé de justesse. Mais ce crime contre l’humanité est tellement incommensurable que je n’arrive même pas à l’imaginer. En revanche, j’imagine très bien l’antisémitisme quotidien que ma mère a connu en Pologne avant d’émigrer en Belgique en 1938. Parfaitement assumé par les forces politiques dominantes et par l’Église, le rejet des Juifs ne prenait pas de gants. Le mépris, les insultes, les ricanements, les crachats ainsi que les interdits professionnels et le boycott des commerces juifs faisaient partie de l’ordinaire, avec l’approbation apparente de la majorité des Polonais catholiques.

Lumumba-le-macaque

Cela, je ne l’ai jamais vécu directement en Belgique. Mais, pendant quelques années dans mon enfance, j’en ai été le témoin à l’égard des Congolais qui aspiraient à l’indépendance et, par assimilation, à l’égard de tous les hommes à la peau noire. Toute cette haine, qui s’exprima alors sans retenue, se concentrait sur la personne de Lumumba-le-macaque. Sans doute, l’opinion publique semblait prête à renoncer formellement à sa colonie, mais à la condition que les Congolais – ce chaînon manquant entre le singe et l’Homme, comme cela se disait à l’époque – ne rompent pas avec les mécanismes de la colonisation. La Belgique coloniale avait d’ailleurs soigneusement sélectionné (et corrompu) quelques milliers de Congolais dociles qu’elle avait finement nommé les “évolués”, avec le projet d’en faire ses contremaîtres, lui permettant de continuer à tirer toutes les ficelles du Congo par procuration. Lumumba était un de ces “évolués”, et il s’était permis de cracher dans la soupe en rompant le pacte de soumission. Je me souviens encore comme si c’était hier des actualités Belgavox qui étaient projetées au cinéma avant le grand film. Quand Lumumba apparaissait sur l’écran, la salle frisait l’émeute, tandis que l’obscurité autorisait tous les appels au meurtre. Quelques mois plus tard, ils furent entendus.

Cette mentalité perdura encore longtemps. Lorsque, dans les années 1990, je me suis rendu au Burundi, le charmant colon belge qui était heureux de m’héberger m’expliqua doctement qu’il y avait trois catégories de Noirs. Son “boy” appartenait manifestement à celle du dessous, car il le traitait avec moins d’égard que ses chiens.

Lumumba m’a fait comprendre que la lutte pour l’égalité est inséparable de la lutte pour la dignité, celle qui permet de marcher la tête haute et sans laquelle on ne peut avoir la main tendue. La dignité, celle d’un peuple comme celle d’un individu, commande de résister à toute imposition, à toute injonction, fussent-elles mises en œuvre “pour leur bien” par une autorité éclairée se permettant d’agir comme un père à l’égard de son enfant immature. La dignité, c’est ne pas avoir besoin de bienfaiteurs qu’il faut ensuite remercier sans fin. C’est aussi ne pas mendier ses droits, ne pas supplier ses bourreaux et ne pas chercher à tout prix à leur ressembler.
C’est à lui que je dois cet engagement, que d’aucuns me reprochent, pour la dignité et le respect des minorités issues de l’immigration sur notre sol. Et ma détestation du paternalisme de ces nouveaux missionnaires prétendument laïques, dont la propension à faire la morale et la prétention à apporter la civilisation à des populations jugées incapables de décider pour elles-mêmes ne vaut pas mieux que celui de leurs prédécesseurs catholiques.

Cette leçon de Lumumba est tout entière condensée dans ce mémorable discours tenu face à Baudouin et à son aréopage le 30 juin 1960, où il s’adressa d’abord à ses frères et à ses sœurs. Ce jour-là, il signa son arrêt de mort.

Henri Goldman

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Le “discours de l’Indépendance” de Patrice Lumumba
(prononcé devant le Roi des Belges)

Congolais et Congolaises,
Combattants de l’Indépendance aujourd’hui victorieux,
Je vous salue au nom du gouvernement congolais.
À vous tous, mes amis, qui avez lutté sans relâche à nos cotés, je vous demande de faire de ce 30 juin 1960 une date illustre que vous garderez ineffablement gravée dans vos cœurs, une date dont vous enseignerez avec fierté la signification à vos enfants, pour que ceux-ci à leur tour fassent connaître à leurs fils et à leurs petits-fils l’histoire glorieuse de notre lutte pour la liberté.
Car cette Indépendance du Congo, si elle est proclamée aujourd’hui dans l’entente avec la Belgique, pays ami avec qui nous traitons d’égal à égal, nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier cependant que c’est par la lutte qu’elle a été conquise (applaudissements), une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang.
Cette lutte, qui fut de larmes, de feu et de sang, nous en sommes fiers jusqu’au plus profond de nous-mêmes, car ce fut une lutte noble et juste, une lutte indispensable pour mettre fin à l’humiliant esclavage qui nous était imposé par la force.

Ce que fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste, nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions le chasser de notre mémoire.
Nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers.
Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres.
Qui oubliera qu’à un Noir on disait « tu », non certes comme à un ami, mais parce que le « vous » honorable était réservé aux seuls Blancs ?
Nous avons connu que nos terres furent spoliées au nom de textes prétendument légaux qui ne faisaient que reconnaître le droit du plus fort.
Nous avons connu que la loi était jamais la même selon qu’il s’agissait d’un Blanc ou d’un Noir : accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres.
Nous avons connu les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou croyances religieuses ; exilés dans leur propre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort elle-même.
Nous avons connu qu’il y avait dans les villes des maisons magnifiques pour les Blancs et des paillotes croulantes pour les Noirs ; qu’un Noir n’était admis ni dans les cinémas, ni dans les restaurants, ni dans les magasins dits européens ; qu’un Noir voyageait à même la coque des péniches, aux pieds du Blanc dans sa cabine de luxe.
Qui oubliera enfin les fusillades dont périrent tant de nos frères, les cachots dont furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient plus se soumettre au régime d’une justice d’oppression et d’exploitation ? (Applaudissements.)

Tout cela, mes frères, nous en avons profondément souffert. Mais tout cela aussi, nous que le vote de vos représentants élus a agréés pour diriger notre cher pays, nous qui avons souffert dans notre corps et dans notre cœur de l’oppression colonialiste, nous vous le disons tout haut, tout cela est désormais fini.
La République du Congo a été proclamée et notre cher pays est maintenant entre les mains de ses propres enfants. Ensemble, mes frères, mes sœurs, nous allons commencer une nouvelle lutte, une lutte sublime qui va mener notre pays à la paix, à la prospérité et à la grandeur. Nous allons établir ensemble la Justice sociale et assurer que chacun reçoive la juste rémunération de son travail. (Applaudissements.)
Nous allons montrer au monde ce que peut faire l’homme noir quand il travaille dans la liberté, et nous allons faire du Congo le centre de rayonnement de l’Afrique tout entière. Nous allons veiller à ce que les terres de notre patrie profitent véritablement à ses enfants. Nous allons revoir toutes les lois d’autrefois et en faire de nouvelles qui seront justes et nobles. Nous allons mettre fin à l’oppression de la pensée libre et faire en sorte que tous les citoyens puissent jouir pleinement des libertés fondamentales prévues dans la déclaration des Droits de l’Homme. (Applaudissements.)
Nous allons supprimer efficacement toute discrimination quelle qu’elle soit et donner à chacun la juste place que lui vaudra sa dignité humaine, son travail et son dévouement au pays. Nous allons faire régner, non pas la paix des fusils et des baïonnettes, mais la paix des cœurs et des bonnes volontés. (Applaudissements.)

Et pour tout cela, chers compatriotes, soyez sûrs que nous pourrons compter, non seulement sur nos forces énormes et nos richesses immenses, mais sur l’assistance de nombreux pays étrangers dont nous accepterons la collaboration chaque jour qu’elle sera loyale et ne cherchera pas à nous imposer une politique, quelle qu’elle soit. (Applaudissements.)
Dans ce domaine, la Belgique qui, comprenant enfin le sens de l’histoire, n’a pas essayé de s’opposer à notre indépendance est prête à nous accorder son aide et son amitié, et un traité vient d’être signé dans ce sens entre nos deux pays égaux et indépendants. Cette coopération, j’en suis sûr, sera profitable aux deux pays.
De notre côté, tout en restant vigilants, nous saurons respecter les engagements librement consentis. Ainsi, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, le Congo nouveau, notre chère République que mon gouvernement va créer, sera un pays riche, libre et prospère.

Mais pour que nous arrivions sans retard à ce but, vous tous, législateurs et citoyens congolais, je vous demande de m’aider de toutes vos forces. Je vous demande à tous d’oublier les querelles tribales qui nous épuisent et risquent de nous faire mépriser à l’étranger. Je demande à la minorité parlementaire d’aider mon gouvernement par une opposition constructive et de rester strictement dans les voies légales et démocratiques. Je vous demande à tous de ne reculer devant aucun sacrifice pour assurer la réussite de notre grandiose entreprise. Je vous demande enfin de respecter inconditionnellement la vie et les biens de vos concitoyens et des étrangers établis dans notre pays. Si la conduite de ces étrangers laisse à désirer, notre justice sera prompte à les expulser du territoire de la République ; si par contre leur conduite est bonne, il faut les laisser en paix, car eux aussi travaillent à la prospérité de notre pays. L’Indépendance du Congo marque un pas décisif vers la libération de tout le continent africain. (Applaudissements.)

Voilà, Sire, Excellences, Mesdames, Messieurs, mes chers compatriotes, mes frères de race, mes frères de lutte, ce que j’ai voulu vous dire au nom du gouvernement en ce jour magnifique de notre Indépendance complète et souveraine. (Applaudissements.)
Notre gouvernement, fort, national, populaire sera le salut de ce peuple.
Hommage aux combattants de la liberté nationale ! Vive l’lndépendance et l’Unité Africaine ! Vive le Congo indépendant et souverain !
(Applaudissements prolongés.)

Patrice Emery Lumumba, Premier Ministre

Lumumba à Bruxelles un an avant son assassinat

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