NE PEUT-ON MANIFESTER “SEULEMENT” CONTRE L’ANTISÉMITISME ? par Henri Goldman

Lors de la « marche contre l’antisémitisme » de dimanche passé à Bruxelles, l’extrême-droite avait annoncé sa présence. A l’initiative de l’UPJB, un « bloc antiraciste » a pris l’initiative de défiler derrière cette double banderole : « Contre l’antisémitisme / Contre tous les racismes ». Henri Goldman détaille ici pourquoi. (CS)

Ne peut-on manifester seulement contre l’antisémitisme ? Était-il obligatoire d’élargir cette lutte à d’autres formes de racisme (contre l’islamophobie, la négrophobie, la haine des migrants…) ? Cette question s’adresse à ceux et celles qui ont manifesté ce dimanche 10 décembre à Bruxelles au sein d’un « bloc antiraciste » derrière la banderole en manchette, à l’initiative de l’UPJB (Union des Progressistes Juifs de Belgique) et à l’appel de plusieurs associations de la société civile (1).
Réponse à la question : oui, on peut manifester seulement contre l’antisémitisme. Mais pas n’importe quand et pas n’importe comment.

Pas n’importe quand

Autant qu’il m’en souvienne, c’est la première fois qu’est organisée une manifestation nationale contre l’antisémitisme en Belgique. Il n’y en avait pas eu en 2014 après l’attentat sanglant contre le musée juif de Bruxelles qui fit quatre morts. La justification officielle pour l’avoir organisée aujourd’hui, c’est l’augmentation sensible des signalements pour antisémitisme depuis le 7 octobre (2), date de l’action barbare du Hamas en territoire israélien. Mais, si la petite musique antisémite se fait effectivement plus insistante depuis cette date en profitant de la caisse de résonance des réseaux sociaux, si la profanation de 85tombes juives au cimetière de Marcinelle rappelle la persistance d’un fond d’hostilité à l’égard de la population juive, cela reste un « antisémitisme d’atmosphère », difficile à circonscrire, ce qui aboutit souvent à sa sous-estimation. La Belgique n’a pas connu la noria de crimes antisémites qui ont défrayé à répétition la chronique française (assassinat d’Ilan Halimi, 2006, tuerie de Toulouse, 2012, Hyper Cacher, 2015, meurtre de Mireille Knoll, 2018…). Alors, qu’est-ce qui justifiait vraiment de sortir la grosse artillerie d’une manifestation nationale aujourd’hui et qu’est-ce qui aurait dû motiver la population à la rejoindre ? 4000 personnes, dont un petit millier dans le « bloc antiraciste », c’est tout juste honorable et il y a des raisons à ce manque d’enthousiasme.

Malgré la volonté affichée des organisateurs d’en faire une démonstration d’unité nationale sans « importer le conflit » israélo-palestinien, personne n’est dupe. Et pas non plus son principal porte-parole, Joël Rubinfeld, qui l’importe allègrement. Dans son intervention d’une modération étonnante par rapport à son habitude, après avoir dénoncé « un nouvel antisémitisme particulièrement pernicieux, car il s’exprime dans la langue des droits de l’Homme », avant de renvoyer dos à dos l’extrême droite et « ceux qui à gauche et à l’extrême gauche servent aujourd’hui de courroie de transmission à l’antisémitisme contemporain », il situe bien la source de ce nouvel antisémitisme dans ce qui s’est passé le 7 octobre. C’est l’hostilité à Israël telle qu’elle s’est manifestée de façon paroxystique par l’action terroriste du Hamas qui serait la source de cette nouvelle poussée d’antisémitisme. Pour le moins, c’est un fameux raccourci. Après des décennies de colonisation et d’oppression du peuple palestinien, ça fait longtemps qu’Israël a perdu son innocence, y compris dans l’opinion publique européenne qui lui était pourtant gagnée. Mais ce sont surtout les crimes de masse et le nettoyage ethnique en cours en ce moment à Gaza qui ont décuplé l’hostilité contre l’État hébreu, dont les Juifs du monde entier sont les victimes collatérales. Or, de Gaza, pas un mot dans les propos du Rubinfeld. C’était « The elephant in the room ».

Car, inévitablement, cette manifestation allait être mise en balance avec les souffrances des Gazaouis. Alors qu’en d’autres circonstances, de nombreuses personnes seraient venues volontiers manifester contre l’antisémitisme, elles se sont abstenues cette fois-ci, jugeant par comparaison l’initiative indécente. Nous sommes nombreux à en avoir fait l’expérience en essayant de mobiliser.

Pas n’importe comment

Les responsables de la communauté juive qui ont initié la manifestation protestent : pourquoi s’en prendre aux Juifs de Belgique ? En quoi sont-ils responsables de quoi que ce soit qui se déroule à l’autre bout de la Méditerranée ? Là, ils ont raison : l’antisémitisme n’est jamais tolérable, quelles que soient les sympathies des uns et des autres dans cet affrontement géographiquement lointain. Mais, à l’intention des esprits bornés, on a déroulé une autoroute pour les amalgames. Israël se présente comme l’État des Juifs du monde entier. En écho, les grandes associations juives lui répondent : oui, c’est vrai, notre cœur vibre avec Israël et nous en sommes solidaires quoi qu’il fasse. Lisez les communiqués du CCOJB (Comité de coordination des organisations juives de Belgique), principal organisateur de la manifestation : quand ils concernent le « conflit israélo-palestinien », ils reprennent sans la moindre distance l’argumentaire israélien. Et toujours pas un mot sur les milliers de victimes palestiniennes à Gaza. Cessez-le-feu ? Israël n’en veut pas et donc nous non plus.

Cette adhésion de principe aboutit, dans les faits, à identifier la lutte contre l’antisémitisme avec le soutien à Israël. Et cette identification est une catastrophe, en premier lieu pour les Juifs eux-mêmes. C’est pourquoi la gauche juive, malgré les exclusives qui avaient pour but de tenir toute la gauche à l’écart, a tenu à manifester dimanche sous ses propres couleurs. Il fallait rendre visible que la communauté juive n’est pas monolithique et que, notamment, de nombreux Juifs, de nombreuses Juives qui manifestent contre l’antisémitisme ne sont pas insensibles aux souffrances du peuple palestinien qui lui sont infligées en leur nom.

Enfin, pourquoi évoquer aussi les autres formes de racisme ? Pour s’attaquer à un contentieux déjà ancien et qui s’épaissit chaque jour : l’instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme par la propagande israélienne et l’identification systématique d’Israël avec les Juifs du reste du monde, comme s’ils ne formaient qu’une entité unique, nourrissent une méfiance compréhensible du côté des autres minorités racisées qui se sentent naturellement en phase avec la cause palestinienne.
En miroir, les organisations qui se présentent comme représentatives de la communauté juive ne font rien pour dissiper cette méfiance et ne manifestent aucune empathie particulière à l’égard des autres minorités. Le racisme et les discriminations qui les frappent ? Ce n’est pas notre affaire. Lutter ensemble ? On n’est pas intéressés (3).

C’est ainsi que ni le CCOJB ni le Forum der Joodse Organisaties n’ont jamais répondu à l’invitation d’Unia de participer à une concertation permanente des associations antiracistes et de minorités. Contrairement à l’UPJB, au Consistoire et au CEJI qui font régulièrement acte de présence.
La communauté juive à droite, les autres minorités ethnoculturelles à gauche, dans un bel exercice de concurrence des victimes, ça ne peut nous convenir. Le fossé qui se creuse entre elles est une catastrophe pour le « vivre-ensemble ». S’agissant du racisme, la gauche juive reste obstinément fidèle à l’enseignement de Hillel l’Ancien : « Si je ne suis pas pour moi, qui le sera ? Mais si je ne suis que pour moi, que suis-je ? » (4).

Henri Goldman, sur son blog cosmopolite, et dans l’Asympto, avec l’aimable autorisation de l’auteur.

NOTA BENE : Le « bloc antiraciste » a respecté une minute de silence en s’arrêtant devant le musée juif en hommage aux victimes de l’attentat du 24 mai 2014, « assassinées pour la seule raison qu’elles étaient juives ».
Parmi les slogans qui furent scandés : « Plus jamais ça / Pour qui que ce soit ».

Post-scriptum : Les personnes qui ont suivi la manifestation auront pu constater un écart de plusieurs dizaines de mètres entre le cortège principal et le « bloc antiraciste ». Ce n’était absolument pas l’intention. Il ne devait y avoir qu’un seul cortège, avec juste quelques mètres d’écart pour que la banderole soit bien visible. Mais la police en a décidé autrement.

(1) Avaient notamment appelé à rejoindre ce bloc le Mouvement ouvrier chrétien, Amnesty Belgique, le CNCD-11.11.11, le réseau Adès, le Mrax, l’Union syndicale étudiante, le mouvement antiraciste flamand Kif-Kif, le Ciré, la Ligue des droits humains, la plateforme citoyenne et la Gauche anticapitaliste.
(2) Voir ici le relevé d’Unia. Il faut noter qu’au même moment, on assiste aussi à une augmentation des menaces et propos haineux à l’encontre des communautés musulmanes. (Lire les chiffres sur le site de la Commission Européenne).
(3)J’ajoute qu’une référence à l’islamophobie dans l’appel, en plus d’être un geste qui eut été apprécié par les personnes concernées, eut été un excellent moyen pour écarter programmatiquement l’extrême droite de la manifestation. On y a échappé cette fois-ci en Belgique. Mais, en France, cette omission a permis aux deux partis d’extrême droite (le Rassemblement national et Reconquête) de se refaire une virginité à bon compte, vu qu’ils sont encore plus islamophobes qu’antisémites. Car on ne manifeste par non plus seulement contre l’antisémitisme avec n’importe qui.
(4) Pour comprendre comment l’UPJB envisage le lien entre l’antisémitisme et les autres formes de racisme, lisez ce document : https://upjb.be/wp-content/uploads/2020/01/Lignes-de-force.pdf

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