PETIT TRAITÉ DE LYNCHAGE par Marie Wiener

Petit Traité de lynchage, à l’usage des vieux schnocks et des jeunes loups, bien sûr.
Il est cependant aussi destiné à Catherine Deneuve et à son “droit d’importuner“, aux commentateurs audio-visuels qui “tiennent l’antenne” en racontant n’importe quoi, et aux “toutologues” habitués à ronronner près du micro.

Commençons par les présentations : je suis l’une des nombreuses sœurs d’Irène Kaufer.
Irène m’a appris à m’indigner (j’essaie, comme elle, d’être précise, de rester calme et nuancée), à m’insurger ET à agir quand c’est possible, ou à parler et à écrire s’il n’y a rien d’autre à faire…

Voici à présent mon “Traité” (enfin : une ébauche, une première tentative 😉 ).

Parlons d’abord de la vague #metoo : de la vague de fond généraliste et des vagues sectorielles qui l’ont suivie (#balancetonporc, #balancetonbar, #balancetonmedia…)
Il y a quelque chose de particulièrement exaspérant dans la réponse qu’y opposent souvent les “boomers”, les gendres idéaux, les beaux vieux et autres personnes en vue : “Vous ne disiez rien, les filles ! (Parfois même iels ajoutent : “d’ailleurs, vous avez eu bon, ne le niez pas ! Et vous avez bien profité des promotions canapé… Et à présent, il y a prescription ! “).
C’est faux : plein de femmes ont parlé, mais dans le vide. Les hommes – et la Justice – ne voulaient rien entendre.
Les autres femmes se protégeaient, ne voulaient pas être parmi les victimes, voulaient rester “baisables”.

Passons maintenant au “cas Depardieu”. Depardieu, c’est “le massif qui cache la forêt“, dit très justement Isabelle Alonso. “Il porte sur ses épaules le colossal non-dit de la culture du viol, tel un chiffon rouge dans lequel s’engouffrent les débats. Les médias adorent agiter des questions mal posées. En concentrant sur sa personne des interrogations biaisées Depardieu sert de paravent, oppose un écran opaque aux vraies remises en cause, celles qui révulsent l’ordre patriarcal.” (1)
L’ami Gégé n’a probablement pas été pire que “la moyenne”, selon ce que j’ai lu. Il est juste plus célèbre, plus “énorme” (gabarit, audace, talent). Les “leaders d’opinion” se jettent dès lors sur lui comme la vérole sur les bas-fonds et la misère sur le petit peuple. Gégé, cependant, je crois qu’il a vraiment “eu bon” pendant longtemps ! Qu’il en fasse peu ou prou les frais sur le tard, ma foi…

Abordons enfin le lynchage comme tel.
Il y a eu un lynchage il y a quelques années qui m’a indignée, autour de Daniel Cohn-Bendit. Le fameux soixante-huitard de Nanterre (Paris), célèbre “juif allemand” chassé de France, était devenu animateur dans une école maternelle alternative des années ’70, en RFA. Il avait assumé bien plus tard sur une antenne française que, dans ces années-là des gosses lui tripotaient la braguette et qu’il s’était laissé faire. L’indignation vertueuse que ça avait soulevé m’a mise en fureur. Il y avait là un mélange odieux d’anachronisme, de chasse aux sorcières et de mauvaise foi.
Anachronisme : dans les années ’70, nous étions nombreux à avoir lu Wilhelm Reich et à essayer de vivre sa “Révolution sexuelle”, à vouloir “jouir sans entrave”.
Chasse aux sorcières : c’était une époque de reprise en main tous azimuts. Le président français Sarkozy voulait “tourner la page de mai 68”. On envisageait de réintroduire l’uniforme à l’école…
Mauvaise foi : Cohn-Bendit n’était absolument pas un prédateur, même pas un pédophile (au contraire de Gabriel Matzneff ou d’Olivier Duhamel). Il s’était “juste laissé faire” par des enfants, dans un contexte et une époque pleines de confusions. Il s’est défendu en invoquant ce contexte, en concédant que ses écrits des années 1970 étaient devenus « intolérables » et que « plus personne n’écrirait cela ».
A son crédit, il a pu se prévaloir d’une lettre de soutien de parents et d’enfants des crèches alternatives dans lesquelles il a officié, rejetant « catégoriquement toute tentative de rapprochement entre Daniel Cohn-Bendit et des personnes coupables d’abus sexuels sur enfants ». (2)

Adèle Haenel

Le lynchage évité.
Parce que “les monstres, ça n’existe pas” ! La prévention d’un lynchage est une formidable opportunité pour les journalistes dignes de ce nom. Les meilleurs chirurgiens, dit-on, ce sont ceux qui renoncent à opérer.
Eh bien, les meilleurs journalistes sont peut-être bien ceux qui renoncent à colporter et faire enfler les rumeurs, destinées à produire le buzz et faire sonner haut et clair les trompettes rameutant pour un futur lynchage.
Les journalistes qui, en lieu et place, mènent l’enquête.
Adèle Haenel, actrice déjà très cotée à l’époque, avait créé le buzz en claquant la porte des Césars en 2020. Son départ fracassant de la salle Pleyel eut lieu au moment de l’annonce de la récompense décernée au réalisateur franco-polonais Polanski pour son film “J’accuse”.
Pour « Le Monde », ce geste “est venu acter [une] fracture profonde dans le milieu du cinéma français” entre les partisans d’une séparation entre l’homme et l’œuvre, et ceux qui voient en Roman Polanski un symbole des violences faites aux femmes.
Il semble qu’à l’exception du comédien Swann Arlaud, qui avait estimé à l’issue de la cérémonie qu’Adèle Haenel avait “eu raison de partir” de la salle, les réactions indignées face à l’attribution du César au réalisateur de J’accuse sont majoritairement venues de femmes.

Le média en ligne « Mediapart » a dépêché ses journalistes Marine Turchi et Lenaïg Bredoux sur le cas d’Adèle Haenel.
Leur enquête a débouché sur une interview en direct de l’actrice trentenaire. Elle y exposait le harcèlement dont elle a été victime durant son adolescence, perpétré par celui qui l’avait fait jouer à l’écran pour la première fois (dans le film “Les diables”, 2001).
Après ce tournage, il y eut des rendez-vous réguliers, le week-end, dans l’appartement parisien du cinéaste. Adèle déclare avoir été victime de ce qu’elle considère clairement « comme de la pédophilie et du harcèlement sexuel ». « Il cherchait à avoir des relations sexuelles avec moi. […] Je m’asseyais toujours sur le canapé et lui en face dans le fauteuil, puis il venait sur le canapé, me collait, m’embrassait dans le cou, sentait mes cheveux, me caressait la cuisse en descendant vers mon sexe, commençait à passer sa main sous mon T-shirt vers la poitrine. Il était excité, je le repoussais mais ça ne suffisait pas, il fallait toujours que je change de place.” (3)
Adèle n’a pas été violée. Elle se plaint “seulement” d’avoir été tripotée et mise sous emprise, avec la complicité de ses proches, qui n’ont pas compris à ce moment-là ce qui se jouait. Ca aurait dû faire un buzz du tonnerre de Brest. Suivi d’un lynchage en règle, bien juteux pour les recettes des marchands de papier et de temps de cerveau.
Eh bien, non. Adèle propose une analyse bien plus posée et réfléchie : « Les monstres ça n’existe pas. C’est notre société. C’est nous, nos amis, nos pères. Il faut regarder ça. On n’est pas là pour les éliminer, mais pour les faire changer. Mon cas est emblématique d’une société dans laquelle une femme sur cinq est victime de violences sexuelles ».

L’alternative au lynchage
En conclusion, pour ceux et celles qui n’aiment pas lyncher, voici deux slogans féministes. Je les trouve très justes, pas du tout outrés. Je m’y retrouve tout à fait :
Victime, je te crois!” (quand on voit le faible pourcentage de viols et d’abus qui sont dénoncés à la Justice et ensuite l’encore plus faible partie d’entre eux qui sont vraiment jugés et se soldent finalement par une condamnation…!)
La honte doit changer de camp ! “.

Marie Wiener

Photo de couverture : Natalia Vera, Montevideo 2017

Post-Scriptum personnel (qui n’a rien à voir?) : Cette interview d’Adèle H. m’avait mis les larmes aux yeux. Car il y a eu un cas semblable dans ma famille : une gamine à laquelle, dès la petite enfance et tout au long de l’adolescence, le beau-père tenait des propos graveleux et provocateurs. Devant sa mère. Et devant moi ! J’ai eu honte quand, devenue adulte, elle a dénoncé cette situation.
J’avais bien vu, j’avais même été choquée. Mais je n’avais rien dit à l’époque. Car la fillette ouvrait de grands yeux. Puis elle riait, et sa mère aussi. J’avais gardé le silence parce que je craignais d’être rejetée dans mon personnage déjà tout désigné de célibataire “farouche et ombrageuse”.

(1) https://www.isabelle-alonso.com/articles-1/le-massif-qui-cache-la-foret-394
(2) https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/05/14/daniel-cohn-bendit-et-la-pedophilie-les-faits-sur-les-accusations-qui-refont-surface_5461818_4355770.html
(3) https://www.youtube.com/watch?v=oWvraBm2x8o

Pas de commentaires

Poster un commentaire