SANS ABRI AU TEMPS DU COVID : Interview d’Ariane Dierickx, directrice de l’Ilot

Mars 2020, le Covid déferle sur l’Europe. Le message des autorités est tranchant: “Restez chez vous”. Mais comment rester chez soi quand on n’a pas de chez soi?
Depuis 60 ans, l’asbl l’Ilot lutte contre le sans-abrisme par l’accueil, l’accompagnement, mais aussi par le plaidoyer politique. Sa directrice, Ariane Dierickx, nous parle de la façon dont les personnes en grande précarité ont traversé cette crise.

Irène : La question s’impose: comment rester chez soi quand on n’a pas de chez soi ?

Ariane : C’est une question que nous avons renvoyée au gouvernement lors du premier confinement, pour qu’il mette en place des dispositifs permettant de mettre à l’abri des personnes qui vivent dans la rue. C’était totalement incohérent d’avoir un discours unique à destination d’un citoyen unique, avec un toit sur sa tête, un toit qualitatif… La police avait pour ordre de faire circuler les gens en rue pour éviter les contaminations, on ne pouvait pas rester groupés, ni assis sur un banc. Une série de personnes de notre public ont reçu des amendes, qui n’ont pas été payées, mais il a fallu que des assistants sociaux défendent leurs dossiers.
En plus de cette impossibilité de se poser quelque part, il y avait le fait que les rues étaient désertes, donc plus du tout ces petits gestes de solidarité quotidienne, offrir une pièce, un sandwich, ou simplement une attention, une parole… Seules des équipes sociales sillonnaient encore les rues.

Il y avait la méfiance aussi, on changeait de trottoir pour ne pas se croiser, et c’était encore pire avec tout l’hygiénisme qui accompagnait les messages, par rapport à un public identifié comme “pas propre”.
Les cafés-restos étaient fermés, donc pas d’accès aux toilettes, ce qui était encore plus compliqué pour les femmes. Les centres de jour avaient d’abord reçu l’ordre de fermer leurs portes, parce que comme ce sont aussi des restaurants sociaux, ils étaient identifiés au secteur de l’Horeca.
Nous on a refusé de fermer, et on a fini par convaincre les politiques qu’on devait rester ouverts, que c’étaient les seuls endroits où les sans abris pourraient être accueilli·es.
On a eu l’autorisation, en respectant les mesures sanitaires, le masque, la distanciation, la limite du nombre de personnes dans des espaces qui sont exigus.
Ce qui a signifié qu’au lieu d’accueillir 50 à 60 personnes, on pouvait en accueillir 10.
Et c’est encore comme ça aujourd’hui : alors pour pouvoir assurer plusieurs services, ça doit aller vite; en moins d’une heure, tu manges, tu prends ta douche, tu recharges ton gsm, tu récupères tes vêtements propres et tu es reparti.
Je compare cette situation à celle des détenus: être enfermé·e 23 heures sur 24, mais dehors. C’est juste épouvantable.

Irène : Qu’en était-il de vos services, au-delà de la réponse aux besoins de première nécessité, manger, se laver ?

Ariane : C’est clair, ces lieux devraient offrir la possibilité de se poser la journée après une nuit insupportable, prendre un café, créer du lien social, discuter avec nos équipes…
Tout à coup, cet aspect de ces espaces d’accrochage pour des personnes en exclusion, qui ont pour vocation un accompagnement psychosocial des gens pour leur permettre de retrouver des droits, cet aspect a complètement disparu.
Les publics en situation de précarité ont été oubliés de tous les dispositifs. Tous les messages appelant à se protéger ne passaient du tout auprès de ces publics-là, qui ne se sentaient pas concernés.
Ça a contribué à cette fracture qui a créé plus tard une résistance à la vaccination.
Les gens qui se demandent chaque jour ce qu’ils vont manger et s’ils auront un toit le lendemain, ont d’autres priorités.
On a observé aussi un changement de public.
On a vu arriver des personnes qui travaillaient dans l’économie clandestine, et qui se sont retrouvées soudain sans le moindre revenu. Le public habituel (dont les femmes, mais on en reparlera) n’est plus venu.
On pense que les sans abris viennent d’abord pour un repas ou une douche, mais on s’est rendu compte qu’ils venaient d’abord chercher du lien, un entretien avec un·e AS…
Quand on leur propose juste un service de première nécessité, on le les voit plus.

Irène : Tu as fait allusion à la résistance, ou au désintérêt pour la vaccination. Comment ça s’est passé ?

Ariane : Ça s’est fait tardivement en comparaison avec le reste de la population. On essayait d’orienter vers les centres de vaccination, ou des équipes de MSF venaient sur place convaincre les gens ou répondre à des questions, avec plus ou moins de succès.
Dans les centres de jour, on ne pouvait vacciner qu’avec le vaccin à une seule dose, parce qu’on n’était jamais sûr de revoir les gens.
La part de personnes vaccinées reste beaucoup plus basse que dans le reste de la population.
On a toustes paniqué d’avoir des clusters dans nos services, ce qui nous aurait obligé de fermer nos portes.
On avait des protocoles très stricts quand il y avait des malades dans les équipes, ou quand quelqu’un présentait des symptômes dans notre public.
Il y avait des centres spécifiques pour les personnes positives, coordonnés par MSF, ou une chambre dans chaque maison d’accueil pour isoler les personnes en attendant le diagnostic.
Mais au final, il n’y a pas eu de cluster dans le secteur. C’est peut-être grâce à l’extrême l’extrême vigilance de respect des mesures sanitaires.

Irène : Quid du CST ?

Ariane : (rire) A partir du moment où une bonne part de notre public n’est pas vaccinée, non, on n’allait pas demander le CST.
Au début on s’est posé la question de la vaccination obligatoire.
Ça a été réglé en dix minutes : hors de question d’imposer des règles particulières aux sans abris. Sachant qu’il y aurait des personnes pas vaccinées, il n’était pas question de filtrer, mais on a respecté strictement les règles, masques, gel, distanciation.
Quand il a été clair qu’on n’était pas dans l’Horeca, la question du CST ne se posait plus.
On n’était pas soumis aux mêmes règles.

Irène : Quand les rues sont entièrement vides, la présence des sans abris devient tout à coup très visible. Est-ce que cette crise a aussi permis une prise de conscience, des avancées?

Ariane : Comme il fallait trouver des solutions, on a cherché du côté des hôtels: ils étaient vides, pour les hôteliers c’était une catastrophe économique, on en a contacté certains pour voir s’ils seraient prêts à jouer le jeu de la solidarité, puis on a négocié avec les autorités régionales pour dégager des lignes budgétaires.
Il y a des gens qui ne peuvent pas, ou qui refusent d’aller dans des centres où ils estiment ne pas être accueillis de manière digne, où il faut appeler tous les jours pour savoir s’il y a un lit disponible, et où il faut payer aussi, et ça peut aller jusqu’à deux tiers de ses revenus (quand on en a).
Quand on leur propose une chambre à eux, avec une douche à eux, sans vie communautaire imposée, ils acceptent.
Ce fantasme du sans abri qui se complaît dans sa situation est faux.
Il y a encore quelques hôtels solidaires qui fonctionnent, et nous avons demandé que cette solution reste une possibilité complémentaire, en réfléchissant à quel type de public ça devrait prioritairement s’adresser. Il faut éviter une concurrence entre centres d’accueil payants et hôtels financés par la Région et les associations.
Cette crise nous a permis de nous rapprocher du secteur de l’hôtellerie et casser l’image d’un sans abri sale, ingérable, qui détériore sa chambre.
Nos équipes sont formées pour gérer toutes les difficultés autour de ces personnes, y compris d’hygiène, d’alcool, de nuisances multiples… Il y a eu très peu de problèmes.
On a pu aussi nouer le contact avec le secteur des logements sociaux, grâce au projet Issue : des logements en attente de rénovation, mais en état habitable, mis gratuitement à la disposition de personnes sans abri.
On a donc réussi à mettre le pied dans la porte du secteur des logements sociaux, où notre public a du mal à rentrer. Ne serait-ce que parce qu’il faut renouveler son dossier chaque année, ce qui est compliqué si on n’est pas suivi par une équipe sur le long terme.
Ce sont les logements les moins accessibles au public sans abri, alors qu’il devrait être prioritaire.
La crise du Covid a permis de faire tomber les préjugés. On commence aussi à travailler avec les agences immobilières sociales (AIS).

Irène : Est-ce que vous accueillez également des personnes sans papiers ?

Ariane : Oui, on les accueille dans nos différents centres, même les maisons d’accueil où un quota de lits est réservé (10%) pour des publics sans revenus ou sans papiers.
On accompagne alors les personnes ou les familles dans toutes les démarches liées à leur parcours de régularisation (ce qui peut mettre des mois, parfois des années).
On est obligés de limiter le pourcentage, car les frais d’hébergement sont du coup intégralement pris en charge sur fonds propres de L’Ilot.
C’est une des actions que nous pouvons mener grâce aux dons des particuliers, puisque les autorités publiques ne financent pas ces lits occupés par les personnes sans papiers.

Irène : Et maintenant qu’on se dirige vers un retour à la normale, est-ce que cette “normale” intégrera les avancées obtenues?

Ariane : Est-ce que les politiques vont tirer des leçons de la crise ?
Tout à coup, le secteur a reçu des moyens, le sans abrisme est devenu quelque chose de visible.
Bien sûr que nous souhaitons un retour à la normale, mais en essayant de capitaliser sur les expériences positives, sur des projets comme Issue ou Hôtels solidaires.
On commençait à être entendus avant la crise, mais elle a permis d’accélérer le processus.
On a dû crier fort, mais on a fini par être entendus. Beaucoup de moyens ont été dégagés, qui ont permis de traverser cette crise. Même si par ailleurs elle a fait des dégâts monstrueux.
On doit maintenant travailler sur la prévention, car il y a un nombre énorme de personnes en risque de basculement.

Propos recueillis par Irène Kaufer, le 10 février 2022.
Merci à l’Ilot pour l’illustration

A suivre la semaine prochaine : le projet de centre de jour pour femmes, piloté pour l’Ilot par Elodie Blogie

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