SANS-PAPIERS, LA GRÈVE DE LA FIN ? par Françoise Nice

Deux jours. Il m’a fallu deux jours pour décanter les émotions et comprendre ce que j’ai vu mardi 13 juillet à l’Eglise du Béguinage à Bruxelles. Au 51e jour de la grève de la faim, l’Union des sans-papiers pour la régularisation ouvrait à nouveau ses portes, le temps de recevoir le prix de la fierté des luttes citoyennes attribué par le Forum civique européen, un réseau de solidarité internationale actif sur les enjeux de citoyenneté.

 
A l’entrée, un des grévistes assis commente la proposition de visas de court séjour (3 mois) que vient de lancer le PS : « Pour faire quoi ? nous renvoyer devant l’Office des étrangers ? ». Ahmed, le porte-parole de l’USPR le répète quelques secondes plus tard à une télé : « c’est une proposition bancale et obsolète ».

Les heures filent, l’état de santé des grévistes se détériore inexorablement. J’essaie de réfléchir. Depuis mardi, ce que j’ai vu à l’église me hante.

Ce jour-là, c’est la deuxième fois en dix jours que je pénètre dans l’église du Père Daniel Alliët. Les corps allongés sous les couvertures forment une masse, et il me semble – ou j’hallucine ? – que les collines des silhouettes se sont un peu affaissées, que chaque corps se réduit. Je croise trois amies activistes, l’une d’Amnesty, l’autre hébergeuse de la Plateforme citoyenne, la troisième, Myriam Berghe, l’hébergeuse deux fois acquittée dans le Procès de la solidarité. Nous sommes incapables de nous parler, nous sommes saisies d’effroi. Myriam file prendre des nouvelles des copains qu’elle s’est faits en allant aider aux soins lorsque l’église était encore ouverte. Elle est sur le pont comme elle l’a été à Calais à partir de 2015, lorsque la réalité de la « Jungle » a changé sa vie (1).

Mes deux autres amies et moi sommes pétrifiées. On s’installe. Dans le chœur, une dizaine d’hommes assis nous font face, à demi dénudés, un bâillon rouge sur la bouche, un masque ou un linge sur le visage pour certains. Ils portent une pancarte « No comment ». Ils offrent le spectacle de leur exténuation, de leur amaigrissement. Ils me regardent, je les regarde, gênée. Qu’attendent-ils de moi ?

« Nous voulons remettre ce prix à des vainqueurs »

 
La conférence de presse commence. Quelques minutes plus tard, un des grévistes tombe de sa chaise. Ill fait un malaise, les secouristes arrivent, tentent de le soigner, puis l’évacuent sur un brancard. Pour les grévistes de la faim, c’est une réalité quotidienne, pour moi, un choc. La conférence de presse de poursuit. Le représentant du Forum civique européen explique le choix de décerner ce prix aux grévistes de la faim: « La situation des droits de l’homme n’est pas ce qu’elle devrait être en regard des promesses des grands textes fondateurs de l’Union européenne ». « Il faut que les grévistes gagnent cette lutte. Ce prix nous voulons le remettre à des vainqueurs, dans quelques semaines au parlement européen».

Le médecin et député européen Pietro Bartolo (Alliance des socialistes et démocrates) prend ensuite la parole. Sa corpulence massive, ses cheveux gris d’homme aguerri, sa voix grave et chaude me font du bien en même temps que ma gorge continue de se serrer. « Je lance un appel du cœur au gouvernement belge pour qu’il reconnaisse les droits humains : Il ne s’agit de rien d’autre, que du droit de ces êtres humains d’avoir une vie digne, normale ». « Qu’on les appelle migrants, réfugiés, clandestins, flux, et maintenant sans-papiers, ce sont avant tout des personnes. Je suis médecin, et député. J’ai fait un serment. J’ai soigné 350.000 personnes qui ont traversé la Méditerranée. Je viens de Lampedusa. Je ne comprends pas que le gouvernement belge, qui est attaché à la démocratie, ne soit pas capable de faire ce que la petite ile de Lampedusa est capable de faire ».

A droite, derrière les tissus qui isolent le coin des femmes, un cri monte « Pourquoi ? nous n’avons rien fait que travailler ? donnez-nous notre droit ». Quelques femmes se mettent à hurler, en écho aux paroles d’Assia. Dans mon dos, à l’entrée de l’église, un homme crie aussi, il semble refuser l’aide dont il a besoin. Il crie « Laisse-moi! ». Devant moi, peu à peu, les secouristes de l’église emportent l’un après l’autre dans leurs bras, raccompagnent jusqu’à leur matelas les hommes titubants, épuisés de s’être exposés aux flashes, aux caméras, à mes yeux. Un double temps, celui de leur calvaire, celui de l’exposition médiatique.

Pietro Bartolo poursuit : « je suis Italien, je suis sicilien. Je me souviens que des milliers de compatriotes sont venus en Belgique pour travailler. Ce fut difficile, il y a eu de la souffrance, mais ils ont été intégrés, et avec les Polonais, les Roumains, ils ont fait ce que la Belgique est aujourd’hui ».

Ahmed, le porte-parole des grévistes prend la parole. Gréviste lui aussi, il est de plus en plus fatigué. Il s’est assis pour lire son texte écrit. « Ce prix est un signe visible d’amitié et de solidarité. Vous savez nous écouter et nous comprendre ». Il refait avec précision l’historique de la lutte de l’USPR. Elle a commencé en janvier avec l’occupation de l’église, les manifestations, l’arrestation de 67 sans-papiers en avril lors d’une intervention policière musclée en avril. « Ce sont les effets conjugués de la discrimination, de l’exploitation et de la répression qui nous ont poussés à bout, à nous dire mieux vaut faire une grève de la faim que de retenir infiniment son souffle ».

« On est aujourd’hui à la troisième phase, celle de la difficulté de vivre, de parler, de la tristesse, des insomnies fréquentes, des crises cardiaques ». Parler est un effort, Ahmed poursuit, décrypte soigneusement les rapports de force au sein du gouvernement, la ligne dure de l’Open VLD et du MR accordée à celle du CD&V, la position du Vooruit attachée au modèle danois d’immigration très restrictif, et les « positions généreuses mais tardives » du PS et d’Ecolo. « L’heure n’est plus à l’inaction ou aux soutiens en demi-teinte. Il faut se positionner ». « Nous avons besoin d’actes concrets pour sortir de cette exploitation, de de cette clandestinité et de cette grève de la faim ».

« La régularisation est un outil stratégique pour une politique migratoire positive »

 
Alyna Smith de l’Ong Picum (spécialisée dans les droits des travailleurs sans documents) le suit : elle souligne que la régularisation ne doit pas être un tabou, il s’agit au contraire d’un outil stratégique pour une politique migratoire effective et positive. Il faut sortir les sans -papiers de la faille juridique où ils se trouvent, et cela doit se négocier sérieusement, en associant la société civile. Claude Debrulle, au nom d’Euromed (Ong de défense des droits humains tout autour de la Méditerranée) intervient enfin, il condamne l’attitude de fermeture du gouvernement De Croo.

Ahmed clôture la conférence de presse en proposant le micro à qui veut. Une jeune fille, Brenda, qui ne croit plus « aux politiques » lance un chant dans l’église, « Vent frais, vent du matin ». A reprendre en chœur.  Le cœur n’y est pas vraiment.

Avant de ressortir, je vais vers ces hommes qui ont exposé leur corps, les remercier d’avoir eu le courage de cette impudeur, leur bredouiller ma solidarité. Dans la nef, je rencontre Charaf, plus vaillant que ses compagnons. Il a encore un sourire dans les yeux. Je lui demande s’il n’est pas gêné par le voyeurisme potentiel de nos appareils et caméras. « Non, c’est grâce à cela que nous sommes devenus visibles ». Charaf aussi m’a un peu apaisée, parce que j’ai pu parler avec lui, qu’il m’a arrachée à mon effroi. Il me dit être venu du Maroc en 2005, être un recalé de la régularisation de 2009. Il fallait en effet 5 ans de séjour, ou 4 pour les familles. Charaf n’a qu’une seule bouche à nourrir, la sienne. Quand il le pourra.

J’ai quitté l’église. Une batucada d’hommes et de femmes vêtus de rose frappait tambours et tambourins. Comme le samedi lors de la veillée de solidarité, où un petit groupe voulait défiler au Marché Ste Catherine, la batucada s’est aussitôt retrouvée nassée – en douceur et avec contrôle des cartes d’identité- par une escouade de policiers. On a palabré avec des activistes, souligné l’indispensable prudence à observer, pour ne pas créer d’incidents et risquer d’affaiblir le combat de Charaf, Assia, Ahmed, Tariq et tous les autres, à l’église, à la VUB et à l’ULB. J’ai pris une sortie un peu éloignée.

Un message de terreur

 
Deux jours, il m’a fallu deux jours pour dépasser mes émotions. Songer, en prenant un bus, qu’il y a sans doute un sans-papiers pas loin de moi. Ou un enfant de sans-papiers. A qui on envoie le message suivant : « tu n’as pas de droits, et si tu t’avises de réclamer le droit d’avoir des droits, tu peux crever la gueule ouverte ». C’est un message de terreur, et sans doute une publicité inavouée pour décourager les migrants qui voudraient s’arrêter à Bruxelles, et tenter une demande d’asile. Comme ces gars avec qui je discute depuis 2018 à la Porte d’Ulysse, un des dispositifs d’hébergement temporaire et d’accompagnement socio-juridique de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés. La Plateforme s’est ralliée au mouvement et soutient la revendication des grévistes de la faim et des autres collectifs de sans-papiers pour une régularisation sur base de critères clairs et avec une commission d’évaluation indépendante. Comme les syndicats et la centaine d’associations rassemblées dans la campagne « We are Belgium too ». Cette campagne a recueilli 30.000 signatures. Manifestement ce n’est pas suffisant.

Une « zone neutre », retour à la case départ ?

 
Jeudi 15 juillet : Sammy Mahdi, le Secrétaire d’État à l’Asile et la Migration, “en charge de la Loterie Nationale” (sic), a inauguré le local du 38 rue Melsen, à deux pas du Béguinage, où les sans-papiers pourront aller réexaminer leur dossier ou s’informer des procédures existantes. Qui les y amènera, et comment ? En chaise roulante ou sur un brancard, avec quels conseils juridiques ? Ils y seront accueillis par des fonctionnaires de la ville de Bruxelles et de l’Office des étrangers.

Dans cette « zone neutre » exhibée par Sammy Mahdi, histoire de montrer qu’il ne reste pas inerte face à la détresse des grévistes de la faim. Il l’a répété devant les députés : « Il n’y aura pas de régularisation collective, ni aujourd’hui ni demain. Les règles sont les mêmes pour tous, grévistes ou non ». Les député.e.s de l’opposition, ceux d’Ecolo et du PS membres de la Vivaldi l’ont appelé à agir, Ahmed Laaouej (PS) lui suggérant de faire preuve d’inventivité à partir des articles 9 bis (circonstances exceptionnelles rendant le retour au pays impossible) et 9 ter (raisons de santé) de la loi de 1980.

Au PS comme chez EcoloGroen, on veille jusqu’ici à ne pas sortir des clous de l’accord du gouvernement. Les deux partis demandent « une solution pragmatique, humaine et digne, pour mettre fin à ce calvaire ». Ils demandent aussi une solution structurelle, mais sans préciser d’agenda. Ils ne veulent pas prendre le risque d’une crise gouvernementale, la NVA et le VB n’attendant sans doute que cela. « Il ne s’agit que des droits humains de personnes qui n’ont commis aucun délit », l’appel de l’eurodéputé Bertolo résonne encore. Doivent-ils être sacrifiés à la survie d’un gouvernement ?

« C’est la politique du gouvernement qui crée le travail au noir, le racisme, l’extrême-droite et le populisme ». Ces mots de Claude Debrulle tournent en boucle dans ma tête, comme le gouvernement tourne en rond, incapable de trouver d’autres solutions que celles qui ont créé 150.000 exclu.e.s de tout droit.

Il m’a fallu deux jours pour dépasser le choc de cette scène dantesque. Et réaliser qu’en quasi quarante ans de journalisme, jamais je n’ai été confrontée à une telle détresse. J’ai vu des gamins sans sandales vendre des mouchoirs aux carrefours de Bamako ou de Ouagadougou, des lycéens discuter s’ils prendraient la route de l’exil avec un visa hors de portée ou avec des passeurs. J’ai vu des paysannes efflanquées et édentées à 30 ans crouler sous les fagots, l’eau ramenée du puits pour nourrir les ventres gonflés de leurs enfants dénutris, j’ai vue des vieilles et des vieux vendre des panties, des bocaux de cornichons aux abords du métro de Moscou, j’ai vu, j’ai vu…

Je ne suis pas allée en zone de guerre, ni dans les camps de réfugiés syriens du Moyen-Orient, pas même à Moria en Grèce. Jamais je n’ai vu une telle situation de détresse, absurde parce qu’évitable. Je ne savais pas que la verrais dans ma ville, à deux pas de chez moi.

Dans une insomnie, si, un souvenir m’est revenu. Ce dimanche-là d’octobre 1999 où j’avais accompagné en Slovaquie une poignée de député.e.s belges qui avaient décidé d’aller voir où avaient atterri les 74 Roms expulsés par avion par la Belgique. Ils provenaient pour la plupart d’un bidonville de Kosice. Ce dimanche-là, nous visitions un campement rom en pleine campagne. Il était installé sur un minuscule îlot au milieu des flots rapides d’un ruisseau. Quelques familles survivaient là, sur un plancher fait de cartons et de bâches de plastique, cernées par l’eau.

Sur la colline toute proche, comme dans un tableau naïf, les paysans en costume traditionnel sortaient au même moment de l’église, l’hostie dans le ventre. J’avais éclaté en sanglots. Josy Dubié, alors sénateur Ecolo m’avait calmée, avec le sourire du reporter costaud qui en a vu bien d’autres.

La Belgique fut condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour cette rafle et expulsion des 74 Roms, un numéro inscrit au marqueur sur le bras. Cette année-là fut aussi décidée une opération de régularisation, avant celle de 2009. “Ici, n’y a -t-il pas lieu de recourir à la justice pour non-assistance à personnes en danger ?“, demande quelqu’un sur Facebook.

Jusqu’ici, comme l’a dit Claude Debrulle, « le gouvernement assume son déni d’humanité ». Les initiatives et prises de position de personnalités ou d’institutions se multiplient. On m’a glissé qu’une solution interviendra, forcément loin des caméras. Que fera Sammy Mahdi au premier décès ? Démissionnera-t-il, comme Louis Tobback après la mort de Semira Adamu ? Le roi trouvera-t-il un mot dans son discours du 21 juillet ?

Vendredi. Il ne pleut plus. Et les grévistes  ont décidé de ne plus s’hydrater.

Françoise Nice le 16 juillet 2021

(1) A lire, Myriam Berghe « Chair à camions » (Ed. La boîte à Pandore), le récit de ses années d’engagement entre Calais, Bruxelles, la prison de Dendermonde et le Palais de Justice de Bruxelles.   Un livre-cri, haletant, d’une plume qui frappe ou caresse là où l’humanité a mal.

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