Interview de Selma Benkhelifa LA SOLIDARITÉ DES PETITS POISSONS

Selma Benkhelifa est une personnalité bien connue dans tous les milieux actifs contre les violences policières, la politique migratoire, ou encore les violences faites aux femmes. Au tribunal comme dans la rue, on l’entend s’insurger contre toutes les injustices. Récemment encore, en tant qu’avocate des parents de Mawda, elle réagissait au verdict en appel du policier qui a tué la petite fille. L’occasion de la rencontrer pour commenter cette affaire, mais aussi pour parler des prisons, de la justice, des réponses actuelles et idéales aux violences faites aux femmes (interview garantie sans Covid, ouf).

La première chose qu’on voit en entrant dans son bureau, dans la bâtiment du Progress Lawyers Network, est une fresque murale représentant des petits poissons poursuivant un gros, qui n’en mène pas large. Inspirée par une affiche des années 1970, l’artiste Amélie Orsel a imaginé une déclinaison qu’on pourrait appeler “intersectionnelle”: si sur l’image d’origine, tous les petits poissons sont pareils, ici chacun·e a sa propre personnalité. Il y a le poisson aux couleurs LGBT, le Kurde à grosse moustache, ou encore la poissonne portant un foulard… Le slogan d’origine affirmait que “ensemble, on est plus forts”. Ici, on proclame: “Don’t panic… Organize”.
Même les personnes qui ne savent pas lire comprennent le message, sourit Selma Benkhelifa. Et quand des enfants entrent dans ce bureau, je le leur demande choisir leur poisson préféré“.

Irène : Le verdict est tombé dans l’affaire Mawda : le policier qui a tué la petite fille a vu en appel sa peine raccourcie de deux mois (10 mois au lieu de 12, avec sursis). J’ai lu qu’en tant qu’avocate des parents de Mawda, tu étais satisfaite de ce verdict, qu’en est-il ?

Selma : Je n’étais pas satisfaite, mais soulagée, car le Parquet et l’avocat du prévenu avaient été tellement agressifs qu’on craignait l’acquittement. On nous coupait régulièrement la parole sous prétexte que nous étions “hors saisine”, alors que l’avocat, lui, pouvait tout dire. Même quand il faisait le procès du chauffeur, qui n’était même pas là: lui, il n’était jamais “hors saisine”. Ce procès en appel a été plus difficile qu’en première instance, où on a senti plus d’empathie pour les parents.
Mais l’essentiel c’est le message transmis par le tribunal: il était inadmissible de charger une arme. Nous on avait demandé la reconnaissance de coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort, pour dire clairement qu’on n’a pas le droit de tirer. Bien sûr c’est superémotionnel parce qu’il s’agit d’une petite fille, mais l’idée de la défense était quand même que tirer, c’est bien. L’avocat a dit que si c’est le chauffeur qui avait été tué, on ne serait même pas là!
La Cour a évacué la question de l’enfant, en réaffirmant qu’on ne peut pas tirer, même si c’est sur des adultes.

Irène : Idéalement, qu’est-ce que tu aurais voulu obtenir ?

Selma : Qu’on étende les débats aux autres responsables, qu’on parle de l’opération Medusa (1). On a par exemple dit que le policier était mal formé, mais il s’agissait de formation au tir. Or ce qui manque, comme l’a souligné la Coure Européenne des Droits de l’Homme, c’est une formation à la prééminence de la vie humaine.
Le problème de fond, c’est la chasse aux migrants. Le but n’était pas d’envoyer le policier en prison, mais on doit bien constater que le chauffeur, lui, a pris quatre ans de prison ferme, alors que ce n’est pas lui qui a tué la petite. Les parents ne sont même pas sûrs que c’était bien lui le chauffeur, selon certains témoignages, le chauffeur se serait enfui. Mais comme la police a affirmé que personne ne s’était enfui, on l’a crue. Alors que les mensonges n’ont pas manqué de la part de la police : ainsi, une policière a déclaré à l’infirmière qui s’est occupée de Mawda que la petite était tombée tombée par la fenêtre de la camionnette. Ce que nous réclamons maintenant, c’est une Commission d’enquête parlementaire. On peut se demander s’il n’y a pas eu d’autres migrants tués sans qu’on le sache. Après tout, si on a découvert l’affaire Chovanec après deux ans, c’est parce que sa veuve a fait fuiter les images, alors que la police était parfaitement au courant depuis le début!

Irène : Tu dis que le but n’était pas d’envoyer le policer en prison. Justement, cette année, le Festival des Libertés organisait un débat sur le système pénitentiaire face aux violences faites aux femmes. Tout le monde semble d’accord quant à l’état lamentable de nos prisons, mais la réponse divise : faut-il les réformer ou les abolir ? Et plus particulièrement, dans le cadre du combat contre les violences faites aux femmes, que faire des agresseurs ?

Selma : Intellectuellement, je suis contre la prison. Mais face à une femme battue, harcelée, on est tout de même soulagée de pouvoir écarter le danger… Mais même alors, la prison n’est pas une solution, puisque aucun travail n’est fait sur ce qui se passe dans la tête d’un homme violent. L’asbl Parxis, qui s’occupe de ces hommes, n’intervient pas en prison, seulement quand ils en sortent. Il faut aussi prendre en compte la question : qui met-on en prison ? Je me souviens d’un type qui harcelait son ex, l’avait envoyée à l’hôpital quand ils étaient ensemble et avait tenté de l’écraser après. Mais c’était un “chic monsieur” du Brabant wallon. Le Parquet a estimé que même si les faits étaient graves, il n’avait rien à faire en prison. Le même jour, juste après, on a amené deux sans papiers menottés, accusés d’avoir volé un jeans.
Lors d’un colloque il y a quelques années, un directeur de prison estimait que seuls 10% des détenus avaient leur place en prison. On pourrait imaginer de ne garder que ceux-là et prendre alors les moyens de s’en occuper vraiment, sur le plan social, psychiatrique. Mais même ans une société idéale, je ne sais pas que faire avec certaines personnes…

Irène : Au-delà la prison, le débat mettait en question tout le système de justice pénale, estimant qu’il ne protège pas les femmes.

Selma : Il faudrait déjà “déjudiciariser” le droit de la famille. On juge au même endroit le vol et le divorce. Les gens sortent souvent avec la rage. Les femmes aussi, parce qu’elles n’ont pas été reconnues. Après tout, pourquoi ce qui concerne la famille, les enfants, devrait-il être décidé par des juristes, plutôt qu’au sein des plannings, avec des pédopsychiatres, des assistantes sociales?
Il y a d’autres approches possibles que la justice telle que nous la connaissons. Chez les Amérindiens , il existe des “cercles de réconciliation” qui font se rencontrer les familles et proches de l’auteur et ceux de la victime. Il s’agit de protéger la tribu, la société, avant l’individu. C’est une piste. La mère de l’auteur face à la mère de la victime, c’est fort.
Quelqu’un qui perturbe ainsi la société est considéré comme pathologique. La pire sanction, c’est la mise à l’écart, l’exil. Mais évidemment, on peut objecter que ça signifie en fait de dire à l’agresseur “va faire tes crasses ailleurs”…

Irène : Je vois une autre objection à cette approche : est-ce que tu imagines une femme face à son conjoint violent, alors que très souvent, justement elle a été sous son emprise ? D’ailleurs la Convention d’Istanbul (sur la prévention et la lutte contre les violences faites aux femmes) recommande d’éviter la médiation dans les cas de violences conjugales.

Selma : En ce qui me concerne, déjà avant la Convention d’Istanbul, j’étais contre la médiation. Ne serait-ce que pour des raisons de confidentialité. J’ai l’exemple d’un homme qui au cours de la rencontre n’a cessé d’insulter sa femme, de la traiter de sale pute, à la suite de quoi le médiateur a fait un rapport au tribunal pour dire que la médiation avait échoué parce que la communication n’était pas possible. Mais pour des raisons de confidentialité, il n’a pas évoqué les insultes, et donc les deux protagonistes se sont vu reprocher leur manque de communication…
En médiation, on ne parle pas non plus de contribution alimentaire, si la femme ne l’aborde pas. Le non paiement est une forme de violence, qui renvoie beaucoup de femmes dans la pauvreté. Actuellement, ça reste un combat pour la femme, ce qui fait que certaines renoncent même à la demander.

Irène : Une dernière question, plus personnelle : qu’est-ce qui t’a poussée à devenir avocate ?

Selma : Les violences policières. J’ai arrêté l’école à 16 ans et jusqu’à mes 18 ans, j’ai fait pas mal de conneries. Puis, à 18 ans, alors que j’étais déjà mariée, j’ai repris l’école, parce que c’est ça que je voulais faire : combattre les violences policières. C’était l’époque de Demol à Schaerbeek (2). J’ai fait des études de droit comme des études professionnelles, pour avoir le diplôme. J’ai trouvé ces études terriblement déconnectées de la réalité. Puis j’ai fait un stage en droit des étranges et les violences policières, et c’est là-dessus que je travaille désormais.

(1) L’opération Medusa a théoriquement pour but de démanteler des réseaux de passeurs de transmigrants, en arrêter les passeurs et facilitateurs. En principe, arrêter les migrants eux-mêmes n’est pas une fin en soi, mais sur le terrain, ce sont bien eux qui en sont les premières victimes.
(2) Dans les années 90, Johan Demol. était commissaire en chef de la police de Schaerbeek, Après avoir été suspendu pour son appartenance au Front de la jeunesse, il est passé au Vlaams Blok.

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