SÉRIE NOIRE EN RÉGIE par Claude Semal

Un “frites-concert” à “Action Sud”, avec Xavier à la régie (et moi aux frites).

J’ai souvent tourné avec Xavier Chau comme régisseur son et lumières, et il est rapidement devenu un copain. Je me souviens d’un de nos premiers concerts à Dax, pour le Festival « Chantons sous les Pins », où nous avions voyagé douze heures en train, chargés d’instruments, de valises et d’accessoires, comme deux sherpas titubant dans la neige vers un camp de base de l’Himalaya. Cela fabrique des souvenirs.
Xavier, qui vit lui-même un « bad trip », entre déprime et déménagements forcés, publiait il y a quelques jours, sur son compte Facebook, ce message d’alerte : « Cinq décès en quatorze mois … sans compter les burn-out, les dépressions, les couples qui explosent, et le reste … ça interpelle … ». Les régisseurs de spectacle sont-ils en train de rejoindre la cohorte maudite des métiers à risque – comme les correspondants de guerre, les « mandayes » du bâtiment et les scaphandriers toiletteurs du nucléaire ?

Fin novembre 2024, c’est Serge Damenez, responsable du service Machinerie au Théâtre National à Bruxelles, qui se suicidait spectaculairement sur son lieu de travail, en se jetant du grill technique sur la scène du théâtre. Il avait laissé une lettre pour expliquer son geste, qui a été remise à la police. En signe de deuil, les représentations du « National » ont été annulées, et le théâtre a été fermé pendant une semaine. Mais qui aurait pu, le soir même, jouer sur un plateau défoncé par la chute du corps d’un collègue ?
Philippe, qui avait travaillé avec Serge à la Monnaie, réagissait sur Facebook à l’annonce de ce décès : « Cela ne date pas d’aujourd’hui. Il y eut plusieurs suicides par le passé à la Monnaie, où Sergei me secondait pour gérer le service Machinerie. Des burn-out en pagaille, une direction toujours plus exigeante, mais avec de moins en moins de moyens. Pour en faire toujours plus, avec moins de gens ! J’ai vu les choses évoluer en pire depuis 1991, jusqu’à mon burn-out en 2017. Pas certain que cela changera tout de suite avec le nouveau gouvernement qui se prépare. … Hélas ! Puisse Serge trouver la paix, malgré cette fin violente. Soutien aux collègues ! ».

Les causes « réelles » et profondes d’un suicide restent souvent « mystérieuses ». Dans cette série noire mortifère, quelle est la part qui serait issue d’une souffrance liée au travail – accompagnée alors d’une perte de sens, de plaisirs et de repères – et celle qui tiendrait à des racines plus personnelles ?
Ce qui est sûr, c’est que la période post-COVID a souvent mis les équipes techniques des théâtres à rude épreuve. La longue période du confinement fut déjà, en soi, particulièrement anxiogène, avec son enfermement contraint sous contrôle policier, son décompte quotidien des morts, et cette menace sourde qui pesait sur tous nos proches.
Mais elle engendra aussi une blessure narcissique de taille – dont souffrirent à l’époque, je crois, toutes les professions péri-artistiques.
Nous, le sel de la terre, le miel de vos nuits, la bande son de vos vie… on nous avait tranquillement signifiés que nous étions « non essentiels » ! Limite, « inutiles », quoi ! Comment ne pas ressentir comme un « déni d’existence », ce discours très « officiel » qui faisait de nous des êtres dont on pouvait aussi facilement se passer ?

Techniquement, tout au long de ces deux années, s’empilèrent ensuite de nombreux spectacles mort-nés, comme autant de cadavres d’animaux coincés dans l’entonnoir d’une rivière en crue. Pour en résorber un peu le nombre, ou au moins pouvoir les présenter devant un public, certains théâtres firent alors le choix de programmer PLUS de spectacles, mais avec MOINS de représentations. Pour les équipes techniques, cela signifia donc d’avantages de « montages » et de « démontages » – la partie la plus harassante du travail.
Pour les technicien·nes de tournées, par contre, le confinement eut l’effet inverse.
Tout le circuit de diffusion avait été désorganisé, suite à l’annulation des tournées et à la fermeture de certains lieux. Il mit donc un an ou deux à se remettre sur pied.
Et en attendant, toutes ces compagnies restèrent souvent un an de plus en « stand-by » technique. D’un côté, trop de travail. De l’autre, pas assez. Et dans les deux cas : la déprime.
Je publie sous cet article le témoignage de Lou, une jeune technicienne du spectacle de 26 ans, qui démontre, je crois, qu’au-delà de Moh et Serge, c’est toute une profession qui s’interroge aujourd’hui sur ses conditions de travail… et sur son avenir.

C’est donc aussi pour moi le moment de présenter ici mes condoléances aux familles, collègues et amis de Moh et de Serge. D’autant que la situation des techniciens, comme celle de tous les intermittents du spectacle en Belgique, ne va probablement pas s’arranger.
Comme vous le savez, le gouvernement Arizona, qui négocie toujours son « programme gouvernemental », veut réduire la durée de toutes les allocations de chômage à deux ans.
Le statut des « travailleurs et travailleuses des arts », qui vient pourtant d’être créé, sera probablement lui aussi impacté par ce nouveau credo réactionnaire (lire dans ce même numéro l’interview de Stéphane Arcas (1)).
Dans ses premières « notes », Bart de Wever envisageait même de carrément le supprimer !
Si vous voulez mon avis, on n’a donc pas fini de compter nos morts et de les enterrer.

Claude Semal, le 28 janvier 2025.

(1) Interview de Stéphane Arcas : ARIZONA BLUES À LA COMMISSION ? par Claude Semal

Témoignage : « J’AI PERDU SEPT DE MES AMI·ES… » par Lou van Egmond

Ce message ne souhaite en aucun cas blesser, ou viser qui que ce soit. Il s’agit là d’un état d’âme que j’avais besoin d’exprimer, fort.
Cette semaine, j’ai encore dit au revoir à un ami, un collègue de travail, un repère. Cette année c’est le premier, mais l’année dernière trois de mes amis sont morts.
Mes ami.es, à moi, sont plutôt ceux de l’ombre. En coulisse ou en régie tapis dans le noir, petzel vissée sur le front en mode rouge, intercom sur les oreilles, toustes vêtus de noir (et c’est peut-être l’image la plus glamour de nous).
Bien que sans nous, il n’y a pas de lumière, pas de plateau, pas de son, pas de magie, pas de jolis décors, pas de costumes, pas d’images, pas d’esthétique, pas de technique, pas de théâtre. Et bizarrement ce sont mes amis qui disparaissent comme une extinction de masse. Depuis quatre ans, j’ai perdu au moins sept de mes amis.
Je dis ami.es, mais je pourrais aussi dire « famille ». On se connait toustes, on travaille jour et nuit ensemble.

Au-delà des décès, dans mon entourage je ne connais pas UN·E seul·e de mes ami.es qui ne soit en burn-out, où l’ai été aux cours des dernières années.
Je n’arrive pas à citer le nom d’un·e seul·e de mes ami·es qui ne trouve pas que notre travail soit intense, ne se soit pas senti submergé, envahi, et n’ai pas eu envie de craquer au moins une fois par la pression. Bizarre, c’est que du travail, nan ? Pas aussi bizarre, vu nos horaires 9-22h enfermés dans une boîte noire, et la gueule de nos salaires ! Alors oui, l’extinction de masse elle ne se fait pas qu’à l’intérieur d’une boîte noire. Disons quand même, que ça laisse peu de temps pour essayer d’attraper un rayon de soleil et de rendez-vous avec ses proches, et son psy.

A notre stade, c’est plus rapide de boire une bière ou deux ou dix de fin de journée et/ou de se taper une ligne pour tenir ou lâcher un peu la pression. Et il faut avoir une sacrée niaque pour sortir de ce schéma-là. Imaginez une création d’un spectacle. Imaginez que nous sommes là pour que ça existe, faire en sorte que tout fonctionne, que les images puissent exister, que les timings soient respectés, que les décors soient construits, que les projecteurs soient installés en temps et en heure, que les budgets soient tenus.
Imaginez, ensuite, qu’à ça s’ajoute le côté humain, les frustrations, les angoissent, les ras-le-bol, la pression, les envies folles, les désirs techniques impossibles.
Nous sommes à votre service. Et je pense sincèrement que nous aimons être à cet endroit.

Au service des théâtres, au service des metteur·euses en scène qui doivent raconter leur monde, au service des createur·ices en travaillant main dans la main, au service des délais, au service du budget.
Pour ma part, je ne le fais pas depuis si longtemps ce joli métier. En attendant, c’est mon métier, je l’aime, je le chéris et je suis fièr·e d’en faire parti·e.
Malheureusement, je commence à avoir très, très, peur pour la suite. Si ça continue comme ça il ne nous restera que nos mots.

par Lou van Egmond (sur Facebook)

EDIT 31 JANVIER. En réponse à Jacqueline, qui se demandait comment réagir face à cette situation, j’avais répondu en commentaire :
« Pour autant que mon avis ait la moindre importance, la défense des conditions de travail et des salaires du secteur passe, sans doute, par une re-syndicalisation du personnel et des négociations collectives avec les directions des théâtres. Et puis aussi, il faut voter suffisamment à gauche pour virer ce gouvernement d’assassins sociaux ;-). »
Ce qui a provoqué à son tour cette réponse cette réponse de Lorenzo Chiandotto, cofondateur de l’ATPS, qui vit aujourd’hui en France. « Lolo » a par ailleurs pendant longtemps régisseur et délégué syndical au Théâtre National.

« NOUS AVONS PERDU LE PLAISIR » par Lorenzo Chiandotto

Merci pour ton article très juste. Il y avait une délégation syndicale très forte au National, ce qui avait permis une convention collective forte à l’époque. Comme partout, une fois cette génération partie, cela a commencé à se relâcher. Pardon Marc Scius, mais les syndicats ont lâché du lest également.
Est arrivé également un nouveau management qui se préoccupais fort peu de l’humain, de sa valeur surtout, de sa reconnaissance comme faisant partie d’une équipe.
Les différences de traitements et de reconnaissances ont fait s’installer un malaise.
Comme tu le dis, le Covid n’a rien arrangé, les solutions portées par le cabinet ont étés totalement inéquitables mais cela serait trop long ici. Que dire de cette nouvelle façon de travailler, des séries de plus en plus courtes, des montages et démontages qui se suivent, de moins en moins de créations propres, qui elles tissaient des liens forts.

Toute une série de faits qui démotivent. Ce n’est pas la surcharge de travail qui explique tout ceci, elle était beaucoup plus lourde avant, mais il y avait une motivation, un plaisir de faire ce métier, plaisir qui semble tout à fait disparaître.
Effectivement les délégations syndicales sont molles, mais que dire de ces directeurs d’institutions qui pensent plus à un plan de carrière qu’à une façon de travailler.
Toujours plus de mini séries, plus d’accueils, plus, plus, plus, mais pas plus d’argent.
On prétexte que l’offre est trop grande pour le budget Culture, c’est vrai, mais il y a un travail à faire que personne ne veut faire.
Surtout ne pas me dire qu’il n’y a plus de public pour de longues séries, il y a des théâtres qui font des séries longues avec des salles remplies.
J’ai quitté le National en 2005 il me semble, la raison pour moi était que je commençais à devenir un concierge très bien payé, mais je m’emmerdais à ne plus avoir de créations, de devoir juste préparer du matériel pour de grands et beaux spectacles en accueil. Les raisons sont longues à expliquer. Nous avons perdu le plaisir.

Lorenzo (sur ma page Facebook, en réponse à mon post)

 

4 Commentaires
  • Pierre Dherte
    Publié à 16:38h, 02 février

    Personnellement, je retiendrais une seule phrase de cet article, à savoir : “quelle est la part qui serait issue d’une souffrance liée au travail – accompagnée alors d’une perte de sens, de plaisirs et de repères – et celle qui tiendrait à des racines plus personnelles ?”. Pour le reste, on ne sait rien ou trop peu. Et il conviendrait d’en rester là pour l’instant. Par respect des familles et des proches. Et il y avait aussi le suicide de Jeannot du Théâtre Varia, ex directeur technique s’étant jeté sous un train il y a moins d’un an. En connaissance de causes, les raisons sont effectivement bien multiples … et complexes.

    • Semal
      Publié à 12:14h, 03 février

      … Eh! bien, une phrase, c’est toujours mieux que rien ;-). Mais si des dizaines de régisseurs et régisseuses ont partagé cet article, je suppose que c’est parce qu’ils et elles se sont reconnus un peu aussi dans le reste de l’article. Le respect des familles et des proches, bien sûr. Mais peut-être aussi le respect de leurs collègues – quand ils reconnaissent dans le geste désespéré de quelques-uns une souffrance et des problèmes qui leur sont communs à toustes.

  • Marc Arnoldy
    Publié à 23:32h, 29 janvier

    le renvoi vers l’article n’est pas en base de page “(lire dans ce même numéro l’interview de Stéphane Arcas (1))”

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