SINAN : SIX ANS DE GALÈRE par Marie Wiener

Sinan et Obama m’ont été “confiés” par Nathalie début novembre 2017.
Deux grands gaillards soudanais pleins de vie, rescapés de l’enfer – arrivés du Darfour, via la Libye puis la Méditerranée – qui se faisaient suffisamment comprendre en anglais.
Où allaient-ils se poser ? Nathalie s’était bien renseignée et leur avait expliqué ce qu’elle savait de la procédure s’ils demandaient l’asile en Belgique. Nous étions tous – et surtout toutes : la majorité des hébergements en “famille” se déroulaient chez des femmes – inexpérimentées en ces temps-là.

Le Darfour, à l’ouest du Soudan.

Ma fille et moi avons pris le relais.
Nous abondions dans le sens de Nathalie. Oui, oui! Le scandale des agents de Khartoum invités par le gouvernement belge (à la manœuvre : Théo Francken) avait juste éclaté ces jours-là. Les sbires étaient venus pour identifier des gars au Parc Maximilien, gars qui avaient été renvoyés de force au pays, pour y être menacés, enfermés, torturés…
L’indignation des associations, de la presse et du monde politique nous semblait vraiment générale. Nous étions bien convaincues que, non seulement cela ne se reproduirait plus mais qu’après çà nos deux compères obtiendraient l’asile haut la main.

Ils n’étaient pas totalement tranquillisés. Nous sommes allés à la consultation juridique du Hub humanitaire.
Samir, LE juriste spécialisé de la Plateforme d’aide, les a interrogés en arabe. A un certain moment, Obama a retiré son sweatshirt et ce qu’il portait dessous. J’ai fait mine de me détourner. Rigolade: “allez, Mami! Ca ne nous dérange pas du tout!”. Ils avaient le dos lacéré de cicatrices. Leurs poignets gardaient les marques de menottes trop serrées.
Plus tard, une radio a montré que le tibia et le péroné de Sinan étaient en miettes: au pays, il avait été laissé pour mort dans une mare de sang, et une jeep lui avait roulé dessus. En Belgique, le médecin préconisait une greffe d’os.
Samir était enthousiaste: “Excellents dossiers! (!?!) En plus ils le portent chacun sur leur peau!”
En janvier 2018, ils se sont décidés et sont allés se présenter à l’Office des Étrangers. Ils en sont ressortis très choqués d’avoir dû donner leurs empreintes digitales. Mais bon… S’en est suivi l’attente de la première audition, à l’issue de laquelle ils ont été envoyés par Fedasil au Centre d’hébergement Croix Rouge de Tournai.

Des mois plus tard, message de Sinan en forme d’explosion de joie : “Obama no Dublin, Obama no Dublin!!!” Ce qui signifiait que les autorités belges n’avaient pas retrouvé ses empreintes dans la base de données Eurodac, et ne pouvaient donc pas le renvoyer en Italie, pays de sa première arrivée en Europe où, si on y avait retrouvé ses empreintes, les règles européennes auraient exigé qu’il retourne pour présenter sa demande d’asile là-bas.
La procédure pour lui pouvait donc continuer ici. Elle se clôtura néanmoins par un refus d’asile en décembre 2018. J’ai revu une dernière fois Obama officiant tout réjoui comme DJ à la fête de St Sylvestre organisée par la Plateforme d’aide aux réfugiés. Trois semaines plus tard, il était en UK, où il a obtenu des papiers au bout de six mois.
Sinan a continué à croire que son avenir était dans notre plat pays, dont les “families” l’avaient si chaleureusement accueilli.

Au printemps 2019, il a appris que lui, par contre, était “dubliné. Cela impliquait, s’il ne voulait pas retourner en Italie, qu’il se cache de la police belge pendant six mois, tout en donnant une adresse belge de résidence à son avocat et à l’Office des Étrangers (Je ne vois toujours pas comment leur justifier un tel montage. Et je n’ai jamais compris moi-même ce truc complètement tordu et parfaitement surréaliste. J’ai fini par soupçonner que c’était l’une des stations du chemin de croix conçu pour les rendre fous)
Car à la fin des six mois, le feu vert n’est pas automatique. Il faut recontacter l’avocat. Et le relancer assidûment, jusqu’à ce qu’il trouve le temps de contacter à son tour l’Office des Étrangers – par un canal auquel seuls les avocats ont accès – afin de vérifier que toutes les instances sont bien d’accord sur les dates.
Et que la période “Dublin” est bien considérée par tout le monde comme terminée.
Bingo : la réponse fut oui!

Photo Bruxelles Refugees

Vint alors l’épreuve de la 2ème demande d’asile, qu’à cette époque il ne fallait plus présenter aux bureaux de la chaussée d’Anvers, qui longe le Parc Maximilien, mais aux grilles du Petit Château.
On était en plein hiver. Sinan s’est plié aux mœurs du lieu : il importait de dormir sur le trottoir pour être sûr d’être bien placé dans la file du petit matin.
Révoltée, je l’ai fait revenir dormir chez moi et nous démarrions en voiture bien avant l’aurore, avant 5h, pour qu’il puisse tout de même arriver très tôt, et se poster suffisamment au début de la file.
J’ai dû refouler cette période parfaitement indigne. Car je ne sais plus combien de temps ça a duré avant qu’il obtienne cette deuxième “Annexe 26”, signifiant que sa demande était prise en compte et qu’il pouvait recommencer tout le circuit.
Il a été envoyé par Fedasil dans un Centre Croix Rouge à Hotton. Nous sommes allées, ma fille et moi, lui rendre visite.

Très joli, Hotton. Mais loin, loin…! Et juste touristique: pas de boulot pour tous ces robustes gaillards et ces familles en attente. Très confortable en outre, cet ancien centre de vacances. Mais in the midden of nowhere !
Les charmants chalets étaient éparpillés dans une pinède, le long d’une petite route, à 3 km du “centre ville”. Passaient par là deux bus par jour.
Au bout d’un temps, Sinan a trouvé la parade. Avec l’aide de l’assistante sociale là-bas (très gentil et compétent, le personnel de la Croix Rouge!), il a pu revenir ici à Bruxelles, et se domicilier chez moi. Tout en conservant les aides: avocat pro deo, soins de santé, “pécule” de 7 euros… par semaine.
A la capitale, il a tout de suite repéré des chantiers au noir.
Je n’aimais pas trop : “Ta jambe?” “Bah non, c’est pas grave, j’ai pas tellement mal!” “Ton travail est dangereux?” Haussement d’épaules.

Hotton. Très jolie petite ville touristique, mais loin de tout, et il habitait à 3 km du centre avec deux bus par jour.

En septembre 2021, il s’est inscrit, à ses frais, au cours de français en Promotion Sociale, 4 après-midi par semaine.
Il m’a déclaré le jour du premier cours: “Maintenant, je ne travaille plus ! Fini! J’étudie!” Et il est allé avec son attestation d’inscription et de paiement au CPAS.
Déception: non, on ne lui rembourserait pas ce minerval, parce qu’il n’entrait pas dans les cases prévues (BIM = “bénéficiaire d’intervention majorée”, ou autres). Tous les matins, je le drillais. Ca commençait souvent par: “Répète après moi: a, e, i, o, u!” Infiniment difficile. Il avait appris l’alphabet latin via l’anglais, langue dans laquelle en tout cas la prononciation de “a, e, i, u” est différente, et en plus varie énormément. Avec ça, on n’avait évidemment pas réglé leur compte aux “nasales” (in, en, an, on…) et autres -ou-, -oi-, -au-, eau-. Ni au “e” muet.
J’ai assez vite compris que ses hésitations quand il fallait déchiffrer provenaient aussi du réflexe de lire de droite à gauche (comme en arabe, qui est en réalité sa deuxième langue, celle de l’école – en famille, il en parle encore une autre).
En fait, il pratiquait une sorte de lecture globale: il essayait de retenir la graphie des mots entiers.
Un jour il est revenu hilare: une nouvelle condisciple était arrivée au cours. Une Chinoise. Et sa prononciation ! Toute la classe s’était gondolée sans retenue! Chacun, je pense, s’était lâché, et senti conforté dans ses propres difficultés et ses propres intenses efforts. Fin juin, les examens. Je craignais très fort qu’il échoue. Eh non: 64%! Bravo! Magnifique ! Sauf que ce total était réparti en cinq cotes partielles. Et il y avait quelque part un 8 sur 20: une cote d’exclusion. Argh…

Sinan a recommencé à travailler sur les chantiers. Aucune nouvelle de sa demande d’asile… Début 2023, de guerre lasse, il est passé en UK, probablement sur un “small boat”. La filière anglaise d’asile lui a désigné un hôtel à Oxford.
Peu après, Sheilagh, dont le dévouement continu et le vaste break sont célèbres dans tout le réseau, a parcouru pour la Xième fois son circuit “triangulaire”: Bruxelles, Calais, Folkestone et “Go North!”.
Elle lui a livré ses bagages sur le pas de la porte, après ses précédentes livraisons tout aussi consciencieuses à Maidstone et Londres, et avant les arrêts suivants tout aussi précis à Stoke-on-Trent, Birmingham, Middlesbrough, etc. Pour, in fine, rallier à vide son charmant cottage à elle, à la frontière écossaise.

Quand je suis allée visiter mes amis en Angleterre en août dernier, je suis évidemment passée par Oxford.
Eh bien, peut-être je n’aurais pas dû : j’avais encore vu Sinan en Belgique pas si longtemps auparavant. Et il était toujours en attente de la décision britannique, ce qui signifiait qu’il n’avait toujours ni boulot déclaré ni argent. Il avait fort heureusement conservé son superbe sourire en venant m’accueillir à la gare. Il m’a acheté une petite bouteille d’eau. Il m’a aussi payé un ticket de bus.
Il faut visiter Oxford, bien sûr, il savait très bien ça. Il a pris mon gros sac sur son dos et m’a montré le centre-ville au pas de course : l’université, la bibliothèque… J’ai proposé à un moment d’entrer dans un hôtel. A la réception, les jeunes femmes se sont concertées et ont vérifié les disponibilités.
Elles m’ont proposé une chambre single, pour une nuit: 316 euros. Ah, tout de même! Nous sommes retournés à la gare et j’ai réservé à l’hôtel en face, le “Royal Oxford”: 140 euros.
J’ai posé mon sac dans cette chambre tout à fait classe, puis j’ai passé une robe.
Et j’ai invité Sinan pour le souper, au restaurant éthiopien d’à côté. Il n’avait pas de meilleure suggestion. Quand j’ai commandé, il a pris le même plat que moi.
J’ai bien compris que, à mon corps défendant, je l’humiliais à continuer à tout payer moi-même. Comme en Belgique. Comme je l’avais fait depuis près de 6 ans. Au bout de tout ce temps, il n’était toujours régularisé nulle part…
Il n’était malgré cela pas encore devenu fou. Il m’a expliqué qu’il avait bon espoir, qu’il avait un bon avocat et qu’il ne devrait pas passer d’audition : son avocat allait répondre pour lui à un questionnaire. Ca suffirait.
Il a ajouté que, probablement, le lendemain il travaillait et ne pourrait plus m’accompagner en ville.
Effectivement, il m’a téléphoné le lendemain à 8h30 pour confirmer cela, et me souhaiter la bonne continuation de mon voyage. Je pense que nous étions tous deux plutôt soulagés.
Il faisait soleil. J’ai retraversé tout le centre historique pour aller me promener au jardin botanique (créé en 1621! Et visité par Linné en 1736, pour ceux que ça intéresserait), jusqu’à l’heure de mon train pour l’étape suivante de ma tournée.

L’épilogue se passe sur Messenger et date du 9 octobre dernier:
Hello many How are you ? I have obtained residency in England”
Yallah! Quel soulagement… Et quelle endurance …!

Marie Wiener, “hébergeuse”.

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