“STATUT D’ARTISTE” : UNE “RÉFORME” EN FORME DE MENACE par Anonymus

J’ai reçu ceci dans ma boîte mail ce week-end : je le partage tel quel puisque cela semble être le souhait du rédacteur … qui dit-il préfère rester anonyme par “peur des représailles” (c’est dire l’ambiance dans le secteur) : ce que je comprends … j’ai souvent alerté les un.e.s et les autres sur les risques professionnels qu’iels prenaient en s’exposant personnellement dans leurs luttes. En principe les fédés devraient les neutraliser ces risques (en prenant sur elles l’expression de ces luttes) … (Roger Burton)
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Collègues artistes, technicien.nes, travailleur.ses de la culture en Belgique,

Si vous bénéficiez de la protection artiste, généralement appelée statut d’artiste, ou si vous souhaitez en bénéficier un jour, je pense que la réforme imminente du statut social des artistes doit vous alarmer.

Mes conditions d’existence étant directement liées à l’avenir de cette protection sociale je me suis très fort intéressé depuis plus d’un an à cette réforme : j’ai suivi les infos qui nous parvenaient des débats WITA, j’ai participé à la plateforme WITA, j’ai lu et analysé les différents projets de loi.
Depuis plus d’un an, je suis très inquiet, chaque information, chaque projet de loi dessinait un net recul de cette protection sociale, réduisant la sphère des bénéficiaires plutôt que l’élargissant.

Hier j’ai pris connaissance des textes légaux publiés sur la plateforme WITA, j’ai lu le projet de loi, j’ai lu les arrêtés royaux.
(Je vous invite à les consulter pour les confronter à mon analyse et aux arguments des défenseurs de la réforme, ils sont là : https://workinginthearts.monopinion.belgium.be/pages/koninklijk-besluit)

J’étais déjà très inquiet et pessimiste, mais je dois avouer que c’est encore pire que ce que j’imaginais.

J’ai vu beaucoup de commentaires de défense de cette réforme s’appuyer sur des notions de jours et de montants pour ouvrir des droits, mais ces arguments ne parlent pas du cœur de cette réforme :
le cœur de cette réforme c’est la mise en place d’une commission qui s’intitulera « Commission du travail des arts » et qui aura pour fonction de délivrer une « attestation du travail des arts » obligatoire pour prétendre à la protection sociale des artistes.
Cette attestation est le nœud de cette réforme, de savoir qui y aura droit et qui n’y aura pas droit défini le périmètre d’accessibilité de la protection sociale des artistes.

Cette attestation, à renouveler tous les 5 ans, viendra accréditer la nature artistique et professionnelle de vos activités. Aucun critère objectif n’est avancé pour définir les notions d’« artistique » et de « professionnel » c’est la commission qui décidera au cas par cas de la nature « artistique » et « professionnelle » de vos activités.
D’après les textes, cette commission ne comportera AUCUN.E travailleur.ses des arts et de la culture en tant que tel. Il y aura des représentant.es des fédérations du secteur, des syndicats, organisations patronales et les institutions ONEM, ONSS et INASTI.
Rappelons que les fédérations majoritaires (par leur pouvoir) dans le secteur sont parties prenantes de la rédaction de cette réforme et partagent avec le gouvernement l’idée selon laquelle une partie des bénéficiaires actuels ne méritent pas de protection sociale.

Pour que vous puissiez analyser la réforme à l’aune de votre situation personnelle et évaluer si vous pourriez ou non obtenir cette attestation voilà les paragraphes de l’Arrêté Royal sur le fonctionnement de la commission qui définissent les conditions financières d’obtention :

[Art. 12…
§6. Ne sera en aucun cas considérée comme une demande qui apporte la preuve d’une pratique
professionnelle dans les arts:
– une demande qui ne peut pas démontrer un revenu supérieur à 1.000euros bruts dans les activités principales pendant la période de 2 ans précédant la demande ;
— une demande qui peut démontrer des revenus issus des activités principales entre 1000 EUR et 65.400 EUR bruts au cours de la période de 5 ans précédant la demande, mais ne peut pas rendre plausible, soit que les revenus issus des activités principales et des activités périphériques forment ensemble une partie de sa propre subsistance, soit que les activités principales et les activités périphériques ensemble constituent une partie significative de l’investissement en temps professionnel.

Lors de l’évaluation des conditions susmentionnées, les périodes pendant lesquelles le demandeur n’a pas été en mesure de fournir des prestations conformément au § 3, dernier alinéa, ne sont pas prises en compte. Les montants cidessus sont réduits en fonction du rapport entre le nombre total de jours où le demandeur n’était pas en mesure de fournir des services et l’ensemble de la période de 5 ans précédant la demande.

§7 Une demande qui peut démontrer un revenu supérieur à 65.400 euros bruts dans les activités principales pendant la période de 5 ans précédant la demande est toujours considérée comme une demande qui apporte la preuve d’une pratique professionnelle dans les arts:

§8. Le demandeur qui apporte la preuve d’une pratique artistique professionnelle dans les arts et qui démontre des revenus issus des activités principales supérieurs aux montants suivants, reçoit une attestation du travail des arts « plus » :
– Pour la demande de première attestation du travail des arts :
o 13.546 euros bruts pendant la période de 5 ans précédant la demande ;
o 5.418 euros bruts pendant la période de 2 ans précédant la demande ;
– Pour la demande de chaque attestation du travail des arts ultérieure :
o 4.515 euros bruts pendant la période de 5 ans précédant la demande ;
o 2.709 euros bruts pendant la période de 3 ans précédant la demande ;]

Pour résumer :
– Seules les personnes percevant plus de 65400 € brut sur 5 ans de leurs activités artistiques seront considérées de facto « professionnelles »
– Celles qui auraient gagnées moins de 1000 € par leur activité artistique dans les deux dernières années seront considérées de facto « non professionnelles »
– Pour toutes les autres personnes, certains seuils de revenus permettent de rendre leur demande « étudiable » par la commission.
Alors la commission devra statuer sur le caractère « professionnel » des activités autrement dit il sera à la charge du demandant de « rendre plausible, soit que les revenus issus des activités principales et des activités périphériques forment ensemble une partie de sa propre subsistance, soit que les activités principales et les activités périphériques ensemble constituent une partie significative de l’investissement en temps professionnel »

Qu’est-ce que signifie « rendre plausible » que 4515 € brut sur 5 ans permettent de subvenir à une partie de sa propre subsistance ?
Qu’est-ce que signifie la notion de «temps professionnel » ?
Et quelles réponses croyez-vous que les représentants de l’ONEM, l’ONSS, et les fédérations du secteur parties prenantes de cette réforme apporteront à ces questions ?

Déroulons donc la mise en place de cette réforme :

Au 1er septembre 2022, les bénéficiaires actuels entreront automatiquement dans le nouveau système et se verront accorder automatiquement une attestation valable 5 ans.
Dans 3 ans, ces personnes devront justifier de l’équivalent de 78 jours de contrats sur les 3 dernières années, on sait déjà qu’une partie non négligeable ne pourra pas justifier de tels revenus et perdra sa protection sociale. (Premier écrémage massif)
Dans 5 ans, celles et ceux qui auront pu justifier de 78 jours devront demander le renouvellement de leur attestation, peut-être existe-t-il quelques personnes qui auront perçu plus de 65400 € de leurs activités artistiques, celles-ci auront leur nouvelle attestation.
Toutes les autres, pour peu qu’elles prouvent 1000 € bruts provenant de leur activité sur les deux dernières années, devraient avoir le droit de voir leur dossier étudier par la commission (si la commission considère que c’est un renouvellement et non pas une première demande d’attestation les 78 jours font passer le seuil de 4515 € brut sur 5 ans).
Mais ces personnes n’ont AUCUNE garantie que leurs activités seront jugées suffisamment « artistiques » et « professionnelles » par une commission sur laquelle elles n’auront AUCUN contrôle.

Aujourd’hui, nous pouvons savoir qui sera exclu de facto de la protection sociale mais nous ne pouvons pas savoir QUI y aura droit.

Quelques compléments :

Un argument utilisé pour défendre cette réforme est de dire que l’accès au chômage artiste sera facilité pour les personnes actuellement exclues ou en début de carrière, c’est une affirmation trompeuse.
La réforme prévoit bien une diminution du nombre de jours travaillés nécessaires à l’accès à l’allocation (renommée « allocation du travail des arts »), en effet il s’agira désormais de prouver en une seule fois l’équivalent de 156 jours travaillés sur une période de 24 mois dont 104 pour des prestations artistiques.
Néanmoins, c’est loin d’être si simple puisqu’en plus de ces preuves de travail il faudra être en possession d’une attestation.
Autrement dit, il faudra soit rentrer dans les conditions incertaines évoquées plus haut soit rentrer dans des conditions « allégées » pour « débutant ». Ces conditions les voici dans l’Arrêté Royal relatif au fonctionnement de la commission :

[Art. 17. – § 1er. Une attestation du travail des arts « débutant » peut être délivrée une seule fois à un travailleur des arts qui débute son activité et qui ne remplit pas les conditions d’une attestation du travail des arts ordinaire visées à l’article 6 § 5 de la loi et l’article 11 §§3 à 5 du présent arrêté.
Cette attestation du travail des arts « débutant » ne peut être délivrée que lorsque les conditions suivantes sont réunies :
1° le demandeur a obtenu un diplôme de l’enseignement artistique supérieur de plein exercice ou dispose d’une formation ou d’une expérience équivalente dans un ou plusieurs des secteurs mentionnés dans l’article 12 ;
2°le demandeur possède au moins l’un des documents suivants
– la preuve de la participation à un programme de formation dans lequel le demandeur est coaché pour élaborer un plan de carrière, financier ou d’affaires ;,
– la preuve de la participation à un cours de formation dans l’enseignement supérieur dans lequel le demandeur élabore un plan de carrière, financier ou commercial pour lui-même ;
– un plan de carrière, un plan financier ou un plan d’affaires élaboré par l’intéressé, avec un projet réaliste de développement d’une pratique professionnelle dans les domaines des arts pendant la durée de l’attestation “débutant”.
3° le demandeur apporte la preuve qu’il a effectué au moins cinq prestations soit acquis un revenu brut de 300€ dans le cadre des activités décrites à l’article 12, §4 au cours de la période de trois ans précédant la demande.]

Premier problème : la situation des personnes non diplômées est soumise entièrement à l’appréciation de la commission
Deuxième problème : la délivrance de l’attestation est soumise à l’évaluation par la commission d’un « plan de carrière » qu’elle doit juger « réaliste »
Conclusion : quel que soit le nombre de jours travaillés sur 24 mois (et donc le montant de vos cotisations) personne ne peut vous garantir que vous aurez droit à une protection sociale. Et si vous l’obtenez, personne ne peut garantir que vous la conserviez 5 ans plus tard.

Un autre argument évoque une augmentation du montant de l’allocation à environ 1500€ pour tous et toutes, l’Arrêté Royal à ce sujet stipule les montants minimums suivants :

[§ 2. Par dérogation à l’article 115, le montant journalier minimum de l’allocation
du travail des arts est, durant la période pendant laquelle il bénéficie de l’application
du présent chapitre, fixé à :
1° 39,87 euros pour le travailleur ayant
charge de famille ;
2° 35,13 euros pour les autres
travailleurs. ».]

39,87 x 26 jours = 1036,62 €
35,13 x 26 jours = 913,38 €

On est loin des 1500 € promis.

Encore un autre argument que j’ai relevé porte sur la réduction du travail administratif et la fin du contrôle exercé par Actiris, le Forem et le VDAB. Les textes semblent lever l’obligation de recherche active d’emploi, et suspendre l’application de la règle de l’emploi convenable pour les bénéficiaires de l’« allocation du travail des arts ». Néanmoins, ces bénéficiaires restent officiellement chômeur.ses (pas de changement de statut) et surtout la fonction de contrôle est transféré à la commission. Certes, il n’y aura plus de dossier à fournir à Actiris, Forem, VDAB, mais tous les 5 ans il faudra produire un dossier décrivant de manière exhaustive l’ensemble des activités. Et l’ONEM pourra saisir la commission s’il suspecte un « abus ».
Je vous laisse juges de l’allègement administratif et de la réduction des dispositifs de contrôle.

L’argument le plus indécent pour moi est celui concernant la prise en compte de la maternité : en cas de maternité l’allocation pourra être renouvelée avec l’équivalent de 39 (au lieu de 78) jours sur 3 ans. Aujourd’hui, en cas de maternité il faut justifier de 3 jours par an pour renouveler ses allocations. Sur 3 ans ça fait 9 jours. 9 jours c’est 30 jours de moins que 39 jours. Tout est dit.

Les arguments essayant de jouer une rivalité entre les bénéficiaires actuels et les personnes exclues, ou une rivalité entre « gros » et « petits » chômages, ou une rivalité entre précaire et installés, apparaissent pour ce qu’ils sont : de pures armes rhétoriques pour nous diviser.
Le système actuel est inégalitaire et cette réforme ne va pas l’améliorer, ne va pas augmenter le nombre de bénéficiaires, elle va en durcir tous les aspects.
Nous sommes nombreux et nombreuses à savoir déjà que nous serons exclu.e.s, que nos activités sont déjà considérées comme illégitimes, nous n’avons rien à perdre à nous battre aujourd’hui.
Pour les autres, pour celles et ceux qui composent la couche la plus privilégiée du secteur, cette réforme vous promet une carrière mise en question tous les 5 ans, avec aussi toutes les conséquences plus générales entraînées par la disparition du secteur de certain.e.s de vos collègues et de certains types de travailleur.ses, et donc de certaines compétences et de certains savoir-faire…

Si une organisation appelle à manifester contre cette réforme je serai dans la rue, et je pense que ce sera dans vos intérêts d’y être aussi.

Pour finir, chers et chères collègues, on ne vous le dit sans doute pas assez souvent mais sachez que vous êtes légitimes à exercer vos métiers et qu’aucune institution n’a l’autorité d’affirmer le contraire.

Bon courage à tous et toutes !

Anonymus

(illustration : Mavaux-Delgritte, une gravure de Jean-Claude Salémi)

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