Théâtre : “DEUX FLICS” chez “CORIOLAN” par Françoise Nice

Au Théâtre des Martyrs à Bruxelles
“Coriolan” : quand Shakespeare nous embarque sans ride ni rictus

Allez au Théâtre des Martyrs à Bruxelles, y voir « Girls and Boys », le monologue époustouflant de France Bastoen, allez-y encore découvrir « Coriolan » de Shakespeare, une énorme pièce de Shakespeare autour d’un des célèbres personnages de l’Antiquité romaine.

Dans la petite salle comme dans la grande, avec les textes d’un auteur contemporain – Dennis Kelly – et celui d’un grand classique, c’est le même metteur en scène, Jean-Baptiste Delcourt qui s’est mis au travail et a dirigé deux équipes. Il y a quelques jours, j’ai republié sur Facebook ma critique enthousiaste de « Girls and Boys ». Et cette adaptation de « Coriolan » attire elle aussi une salve d’applaudissements. Les miens, et ceux aussi du public qui était là pour la première, mardi.
Bon, c’est du Shakespeare, à propos de Caius Marcius, rebaptisé Coriolan par l’armée après avoir remporté une importante bataille et la localité de Corioles. Et c’est aussi tellement plus complexe. Car Shakespeare, on le sait, mêle la poésie, le conte, la fresque sociale et politique, les rebondissements de situation et de caractères. Oui, ça part dans tous les sens, varie d’un registre, d’une approche à l’autre. Il faut une bonne traduction, une adaptation effilée, et surtout, une belle pléiade d’acteurs et actrices, et bien sûr, un sens aigu de la scénographie, des musiques et des lumières.

Au Théâtre des Martyrs, ce « Coriolan » est un fameux défi réussi. Avec un choix d’artistes déjà connus, confirmés, ou tout juste sortis des études, qui est une très belle sélection de talents et d’audaces. La crème de la crème quoi, avec dans le rôle de Coriolan Soufian El Boubsi, dans celui de son ennemi Aufidius, Geoffrey Tiquet. Et aussi Serge Demoulin dans le rôle de Menenius, grand conteur et séducteur de foule. Du côté du peuple, tempêtent deux jeunes tribuns (Aurélien Dony et Sigfrid Moncada), et puis il y a encore un général (Dominique Tack). Ce n’est pas fini, il y a aussi le jeune fils de Coriolan, (par alternance Yrouri Demoulin ou Sacha Pirlet). Et dans les deux rôles féminins, Anne-Claire en Volumnie, la mère de Coriolan et sa belle-fille Virgilie (Chloé Winkel). Soit une dizaine de comédiens, tous embarqués pour ces 2h20 de spectacle avec une énergie somptueuse, dans un décor impressionnant de Vincent Bresmal et Mathieu Delcourt. Une utilisation de l’espace où, nous public, nous sommes mis dans la position tantôt du peuple révolté, tantôt des sénateurs ou des soldats. Pris dans le spectacle, embarqué.es, même si, comme toujours avec Shakespeare, on aurait besoin d’une petite liste des personnages et leurs interprètes par ordre d’entrée en scène. Qu’on ait étudié ou pas un peu de latin ou de théâtre anglais, on s’y perd un peu.
Ce n’est pas grave, car le spectacle est d’une belle puissance, l’interprétation de chacun.e très séduisante ou juste. Impétueuse et tempétueuse souvent.

Que nous raconte Shakespeare autour de Coriolan ? Comme le résume Jean-Baptiste Delcourt, « Dans la pièce de Shakespeare, Rome oscille entre trois régimes décadents : une démocratie rêvée qui vire à la démagogie, une oligarchie militaire empreinte d’aristocratie et une élite tyrannique qui ne pense qu’aux intérêts privatifs. Aucun régime n’est immunisé contre la tentation d’opprimer, surtout quand rien ne s’y oppose plus. En cela, le libéralisme n’est pas loin de certains despotismes. Le système capitaliste est devenu une machine à broyer, comme cela s’est souvent produit dans l’histoire. L’analogie entre notre situation et celle des anciens empires est frappante : nous entrons dans un règne qui vise, comme jadis, à parachever son hégémonie par l’exaltation des fantaisies des puissants, l’abaissement des citoyen·nes libres et l’anéantissement des indigent·es ».
Je ne suis pas sûre d’avoir la même lecture politique que Jean-Baptiste Delcourt.
Mais ce qui est passionnant, c’est qu’une équipe d’artistes du théâtre se pose ces questions-là et s’empare d’un texte illustrissime foisonnant pour s’interroger avec nous.
Car, des Trump, Benedetti, des Macron, Biden, Poutine, Zelenski ou Xi Jinping, faut faire le détour par l’histoire et l’éthique portées sur un plateau de théâtre pour mieux les repérer dans leurs rôles, leur caractère ou leurs névroses.

« Coriolan », à voir au Théâtre des Martyrs à Bruxelles jusqu’au 18 mars. (Photos Gaël Maleux)

Au Théâtre de Poche à Bruxelles
“Deux flics au vestiaire” : des flics … sur la scène

Le sujet est toutchy, très sensible, risqué et ambitieux l’air de rien : que se passe-t-il quand un fonctionnaire armé pour « protéger et servir » dérape et tabasse un homme noir lors d’un rassemblement, et quelques heures plus tard devient un criminel qui tue sa femme ?

Que se passe-t-il entre collègues ? Ils se couvrent ou se dénoncent ? Comprennent-ils qu’il y a danger quand un des deux policiers dit qu’il ne voit pas d’autre solution que de « buter Magali » soupçonnée de le tromper ? Quand l’insécurité et la frustration sexuelle nourrissent les fantasmes ?
Le premier jour, les deux policiers se retrouvent au vestiaire et en mettant leur uniforme, se confient des choses et d’autres. Le plus âgé Dominique (Thierry Hellin) confie son envie de « buter Magali », son épouse. Il la soupçonne de le tromper avec un homme noir. Son collègue Gilles (Vincent Minne) essaie de lui faire comprendre gentiment qu’il pousse le bouchon trop loin quand il dit qu’il ne pas voit pas d’autre solution que tuer sa femme. Il n’a pas de preuves, juste des soupçons et des fantasmes. Dans le lieu d’intimité très ordinaire qu’est le vestiaire des policiers, banal comme un vestiaire de salle de foot, dans un vestiaire ça peut puer, mais faut savoir le sentir. Gilles avait flairé un risque, mais il n’arrive pas à croire Dominique quand celui-ci, le lendemain, dit que oui il l’a fait : oui, il est passé au crime.
Et l’humour corrosif, grinçant et un peu burlesque tient à ce hiatus : Dominique avoue, mais Gilles ne veut pas ou ne peut pas l’entendre. On passe du déni de Dominique, qui la veille essayait de banaliser son envie de meurtre, comme il essayera ensuite de nier son racisme antinoir, on passe donc du déni de Dominique à celui de Gilles. Lui n’arrive pas à accepter l’énormité de l’aveu de son collègue. Dominique le répète pourtant : Magali est rentrée très tard d’une sortie et il l’a tuée.
Le texte est signé Rémi De Vos, l’auteur qui avait écrit « Occident » à propos des violences perpétrées par un mari d’extrême-droite sur sa femme. Rémi De Vos a aussi écrit deux autres pièces sur un duo de policiers, également publiées chez Actes Sud.

Dans « Deux flics dans un vestiaire », la pièce que met en scène Magali Pinglaut, on reste sur notre faim. La fin est abrupte et on ne sait pas ce qui arrivera au criminel.
On n’est pas non plus face au discours qu’on voudrait entendre : « police partout justice nulle part » ou « les flics tous des fascistes » comme le disait l’affiche de 1968 présentant les matraques parallèles et alignées comme le sigle SS. Non ici, la pochade est plus légère et plus subtile.
Parce que précisément, le sujet est encore plus grave et plus large qu’une adhésion à un parti ou un groupuscule d’extrême-droite. Le sujet c’est le terreau machiste où s’éduquent les hommes, et où certains vont passer du virilisme sportif, militaire, sexuel au machisme et au racisme, racisme anti-femmes, racisme des aryens à l’encontre d’autres peuples ou d’autres couleurs de peau. Ce lien entre les différentes affirmations de supériorité qui dressent les fascistes blancs contre les nanas et les noirs, tout cela vient d’où ? de l’idéologie machiste mixée au sentiment d’appartenir à un groupe qui se définit comme racialement supérieur, soit le vieil héritage indécrottable de l’esclavagisme et du colonialisme ? Serait-ce le même mal du même mâle ?
Sous l’apparence d’une représentation comique et grinçante de la vie ordinaire dans un vestiaire de la police, c’est sans doute dans les gestes acquis qu’on retrouve le poids et le pouvoir mortifère des clichés : Machos et fachos roulent des mécaniques, et des belles cuisses musclées au bras tendu, on mesure mieux le discours obtus et obsessionnel de la culture des gros bras. Et quand un culte du pouvoir de la force et une arme de service se rencontrent … la porte peut s’ouvrir sur le pire.
Cette analyse n’est pas écrite explicitement par Rémi De Vos, mais chorégraphiée par Magali Pinglaut et excellemment interprétée par les deux comédiens.
Avec un texte qui peut paraître insuffisant, trop agaçant de toutes façons pour de nombreux membres du corps de la police, ce texte n’est pas une analyse politique mais une critique anthropologique du machisme aryen. Et surtout, un très bon moment de théâtre, avec le duo très convaincant de Thierry Hellin et Vincent Minne. Ils jouent cette fraternité des collègues au creux du vestiaire avec une fine complicité, sans tomber dans le cliché du méchant flic rustaud et de l’innocent.

Thierry Hellin a repris le rôle qu’aurait dû tenir Philippe Jeusette, malheureusement décédé beaucoup trop jeune l’an dernier. Comme avec Jeusette, le réalisme tire vers l’ironie sans jouer la facilité du trait et ouvre le débat.
Et la vraie question n’est pas traitée mais posée : quels sont les seuils d’alerte, et les sanctions légales pour éviter les dérapages de violence et de racisme chez les policiers ?

Françoise Nice

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« Deux flics au vestiaire », mise en scène de Magali Pinglaut, à voir au Théâtre de Poche jusqu’au 25 mars. (Photos Debby Termonia).

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