THEO FRANCKEN, LAMPEDUSA ET LES MILLIARDS DE L’OTAN par Pierre Gillis

On entend moins parler de Théo Francken, au moins dans le Sud du pays, depuis qu’il ne sévit plus au gouvernement fédéral. Il n’en reste pas moins politiquement bien présent, et il vient de rappeler à qui aurait pu l’oublier qu’il n’est jamais en retard d’une mauvaise idée, voire d’une ignominie.

Une (vieille) réunion “informelle” des ministres de l’OTAN

L’OTAN réclame des sous, et Francken, vice-président de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, relaie l’exigence.
La Vivaldi a imaginé le plan STAR pour satisfaire ses parrains internationaux. Relance de l’industrie des armes, achat d’artillerie, recrutement de dix mille militaires, tout cela coûte bonbon, et le volet financement reste dans le flou, ce qui n’est pas pour nous surprendre.
La Belgique, comme tous les membres de l’OTAN, devrait consacrer, pour répondre aux injonctions des bureaucrates galonnés et des stratèges étatsuniens, 2 % de son budget à l’armée, et elle n’en est qu’à 1,17 %. Quelques dixièmes de pour cent, on est derrière la virgule, pas de quoi impressionner… En euros, par contre, ça donne le vertige : si je sais compter, les dépenses militaires devraient passer de 6,53 G€ (1 G€, c’est un milliard d’euros) à 11,07 G€, soit un rabiot de 4,54 G€. C’est plus parlant. Quatre milliards et demi d’euros, ça ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval. Geert Peersman, économiste à l’UGENT, et cité par la RTBF, explique qu’on peut y arriver si chaque ménage belge y va de 1000 € (par an, bien sûr). Pas sûr que ça fasse saliver les ménages en question.
Francken a une meilleure idée (RTBF, 20 février) : il suffit d’aller chercher le fric dans les montants consacrés à la migration, à la politique d’asile, qui coûte un milliard, et à la coopération au développement. Il suffisait d’y penser : un peu de fermeté plutôt que du laxisme, que diable ! Les sans-papier « sont une entrave au développement du tourisme urbain », ils font « tache dans le paysage », et la coopération au développement n’assure pas « les retours sur investissement attendus ». Laissons donc tomber.

Il faut aller voir Fuocoammare

Giorgia Meloni, la nouvelle duceresse italienne, se lance avec ardeur dans le combat. Sous son règne, en 2023, 2500 personnes se sont noyées dans la Méditerranée, un chiffre record depuis 2016. Ceux qui ne se noient pas arrivent souvent à Lampedusa, la petite île située entre la Sicile et la Lybie, qui compte, en temps ordinaires, 6500 habitants, dont beaucoup vivent de la pêche. Un terrible naufrage, le plus meurtrier recensé, a fait 368 morts au large de l’île, en 2013. C’est sans doute cette horreur qui a poussé Gianfranco Rosi à réaliser en 2016 son remarquable documentaire Fuocoammare, qui met en scène des Africains désespérés et épuisés, des Lampedusiens ordinaires, toutes et tous très sensibles aux drames qui se jouent sous leurs yeux, et le médecin Pietro Bartolo, infatigable combattant de la santé, en première ligne depuis des dizaines d’années pour essayer de sauver ce qui peut l’être.
Bartolo explique avoir ausculté 350 000 réfugiés en trente ans. Fuocoammare, le feu à la mer, c’est ce que ressentent les misérables passagers entassés sur ces radeaux de la Méduse, qui puent la mort. Francken nous explique qu’il faut réduire les sommes consacrées à leur « accueil », alors qu’en trois jours de septembre 2023, près de 8500 migrants ont débarqué à Lampedusa – un exemple parmi d’autres. L’Europe refuse de les héberger, sous la houlette d’Ursula von der Leyen, désormais alignée sur la ligne politique que Giorgia Meloni a réussi à imposer en Italie : l’alliance de l’extrême droite, de la droite radicale et de la droite libérale historique . Que les pêcheurs de Lampedusa se débrouillent…

… et Io capitano

J’ai aussi vu un autre film plus récent, de 2023, Io capitano, une fiction qui parle de la même et abominable réalité, un film italien de Matteo Garrone, avec un financement partiellement belge. Le film, nominé aux Oscars, raconte l’histoire de Seydou, jeune Sénégalais de 16 ans, qui n’imagine son avenir qu’en Europe. Contre l’avis de sa mère, mais poussé par son cousin Moussa, les deux adolescents se lancent dans un périple qui a tout d’une descente aux enfers. Traversée du Sahara dans la benne d’un camion branlant qui ne s’arrête même pas pour ramasser ceux que les cahots du trajet expédient par-dessus bord, passage de la frontière libyenne par une interminable et meurtrière équipée pédestre : survivra qui peut, et Dieu reconnaîtra les siens, qui auront de toute façon et au préalable été sauvagement dépouillés de leur maigre pécule par les pirates terriens qui font leur beurre sur les rêves de leurs victimes.

Lampedusa : l’enfer au large d’une île paradisiaque

Après un passage par les prisons moyenâgeuses de Lybie, équipées d’authentiques salles de torture, dont on ne sort que pour se glisser dans la peau d’un esclave dans le secteur de la construction, vendu à un puissant local, riche comme il se doit, avant de se retrouver capitaine d’un rafiot vérolé par la rouille, cinglant vers la Sicile. C’est le deal qui a été imposé à Seydou pour embarquer rapidement, et ainsi sauver Moussa qui a pris une balle dans la jambe en s’évadant, et qui a urgemment besoin de soins ; les trafiquants ne doivent ainsi même pas se préoccuper de trouver un marin capable de manœuvrer le bateau – du win win, en quelque sorte. Contre toute attente, Seydou gagne son invraisemblable pari, sauve ses passagers entassés, plus ou moins moribonds, y compris une jeune femme qui a mal choisi son moment pour accoucher… Naissance d’un héros moderne !
Le passage par la Lybie révèle un univers sans loi, d’une terrible sauvagerie, infiniment pire que le Sénégal que les ados ont fui. La boucle se referme sur Francken et le début de mon coup de gueule : d’où sort cet enfer ? C’est le résultat de l’intervention militaire de 2011, qui a causé le renversement de Kadhafi et son assassinat. Le Conseil de sécurité de l’ONU avait voté le 17 mars 2011 une résolution permettant une intervention limitée, et donnant mandat de protéger la population en danger face aux combats qui opposaient le régime au pouvoir à ses contestataires.

Réunis à Paris le 19 mars, et encouragés, entre autres, par les vociférations hystériques de Bernard Henry-Lévy, la « communauté internationale » (autoproclamée) décide de passer à une étape plus musclée, détourne le mandat de l’ONU et se livre à une attaque militaire en règle, menée par l’OTAN dans le cadre de l’opération Unified Protector. Depuis, la Lybie est livrée aux seigneurs de la guerre qui règnent sur de morceaux de territoire. Avec les conséquences que le film « Io capitano » décrit avec un remarquable discernement.
Francken relaie les souhaits de ceux qui souhaitent pouvoir réitérer l’opération libyenne sous d’autres cieux : doter l’OTAN pour lui permettre de créer davantage de chaos mortifère, dans l’espoir fallacieux d’empêcher la déglingue planétaire des intérêts étasuniens. Il faut laisser à Théo Francken le mérite de la cohérence dans l’horreur, faute de mieux.
L’histoire de Seydou a été inspirée par celle, authentique, de Fofana Amara, un jeune Guinéen de quinze ans. Pour le récompenser de l’exploit accompli, les autorités italiennes l’ont emprisonné en Sicile. Il vit aujourd’hui à Liège.

Pierre Gillis (en libre lecture dans l’Asympto, avec l’aimable autorisation de l’auteur)

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