TROUBLE DANS LE TRAVAIL

Anne-Catherine Lacroix, de l’Atelier des Droits Sociaux (Bruxelles), vient de publier une courte étude sur les notions de “travail” et “d’emploi” dans la législation belge de l’assurance chômage (1). C’est très intéressant à lire (“quelles activités peut exercer un chômeur sans menacer son droit à percevoir des allocations ?”), mais, par essence, c’est évidemment assez “technique”.

Dans la présentation de sa propre étude sur Facebook, Anne-Catherine invitait parallèlement ses futurs lecteurs et lectrices à écouter aussi ce que la sociologue Marie-Anne Dujarier, professeure à l’Université Paris Cité, avait à dire sur “le travail”. Ce que je n’ai pas manqué de faire.
Marie-Anne Dujarier a publié en septembre 2021 “Trouble dans le travail” aux Presses Universitaires de France.
Interviewée à l’époque sur France Culture par la journaliste Olivia Gesbert dans l’émission “La Grande Table des Idées” (2), elle y développait quelques unes de ses pistes d’analyse et de réflexion. Vous trouverez ci-dessous de larges extraits de cette interview.
Les comédien·nes, musicien·nes et autres technicien·nes du spectacles y reconnaîtront quelques unes des questions et chausse-trappes qui ont croisé la route des défricheurs belge de l’hypothétique “statut d’artiste”.
Je pense en particulier à la catégorie du “hope labor“, le travail que l’on réalise gratuitement en espérant pouvoir ensuite “se vendre”, qui jette un éclairage plus général sur nos showcase et autres répétitions publiques.
Car, comme chacun le sait, nous, on ne “travaille” pas. On “joue”.

Claude Semal le 12 août 2022.

PS: Parfois aussi, on se pose de mauvaises questions. Par exemple, pour un comédien, apprendre un texte, le répéter et le jouer devant un public, c’est un même processus de travail, dont les trois étapes sont indissociables, et qui devraient donc pouvoir bénéficier du même statut social. Mais je n’ai jamais été payé pour “apprendre un texte” (leitmotiv : “texte su”), et en de nombreuses circonstances, seules les représentations publiques étaient rétribuées. C’est encore plus vrai pour les musiciens : presque toujours, on répète “à l’oeil”. Il serait pourtant légitime de considérer ces diverses étapes comme un même processus de travail, relevant donc d’un même contrat d’emploi. Mais la question suivante, c’est évidemment “qui va payer”, et avec quel budget ? Ce n’est pas la sociologie qui eut répondre à cette question, mais la politique et / ou le syndicalisme. En attendant, la “pente naturelle” de l’économie du spectacle sera toujours de rétribuer “l’étape” qui génère un revenu (la représentation publique) et “d’invisibiliser” toutes celles qui l’ont précédée.

La sociologue du travail Marie-Anne Dujarier

Marie-Anne Dujarier : Qu’appelle-t-on “travail” dans la société aujourd’hui ? Nous sommes souvent dans le flou. Est-ce ce qu’un stagiaire “travaille” ? Est-ce qu’un Youtuber “travaille” ? Est-ce qu’une femme au foyer “travaille” ? Est-ce qu’un animal “travaille” ? Est-ce qu’un robot “travaille” ? “Travaillez-vous” dans votre propre potager ?

Olivia Gesbert : Y a-t-il déjà eu un consensus historique autour de cette définition du travail ?

M-A Dujarier : Le travail n’a pas de définition universelle, les historiens et les anthropologues nous le rappellent souvent. Les représentations du travail et les valeurs qui y sont attachées sont historiquement fixées et ont toutes évolué. Le travail est une catégorisation de la pensée. Mais jusqu’à la fin des années ’80, on pouvait au moins dégager chez nous un certain consensus.
“Travailler”, c’était développer une activité qui demandait de la peine, et qui produisait des choses utiles, dans le cadre d’un emploi qui vous permettait d’en vivre.
Or ces trois dimensions (activité, production utile, emploi rémunéré) sont aujourd’hui de plus en plus dissociées, voire contradictoires.

J’ai relevé quelques faits qui montrent la dissociation croissante de ces trois pôles.
Premièrement, à l’ère de “l’anthropocène” (3), ou si l’on préfère du “capitalocène” (4), de nombreux emplois sont considérés par ceux-là mêmes qui les occupent comme étant inutiles, nocifs, voire même destructifs pour notre environnement.
Inversement, de nombreuses activités sont extrêmement utiles, et même vitales (faire des enfants, les éduquer, soigner ses vieux parents, faire du bénévolat…) alors qu’elles ne sont pas qualifiées de “travail” par les institutions. On voit que la notion “d’utilité” est ainsi questionnée dans les deux sens.

Par ailleurs, il est possible dans notre société d’avoir des revenus parfois très importants sans rien faire – c’est le principe de la “rente capitaliste” des actionnaires et des rentiers – alors qu’inversement… il y a des gens qui ont des emplois et n’arrivent même pas à survivre ! Ce sont les 13 % de “working poor”, ces “travailleurs pauvres” qui ont du mal à simplement subsister, alors qu’ils ont pourtant un emploi dans une activité utile et productive…

Le jardinage : travail ou loisir ?

Il y a ensuite toutes les activités qu’on peut classer dans “l’autoproduction”.
Lorsque vous vous occupez du potager de votre jardin, et que vous espérez pouvoir en vivre, est-ce “du travail” ? Ce n’est pas considéré comme tel par les institutions, ce n’est pas considéré comme une richesse dans les statistiques, vous ne faites pas partie des politiques publiques, vous ne bénéficiez pas du code du travail… C’est une chose bizarre, inclassable. On ne sait pas.

On pourrait bien sûr parler des “stagiaires”, qui sont en principe dans un processus d’apprentissage, ou plus largement de tout ce qu’on appelle le “hope labor”, c’est à dire tout ce que nous déployons gratuitement comme activités en espérant ainsi obtenir un emploi – dans cette société qui a posé l’emploi comme norme d’insertion… alors qu’en même temps, elle n’offre pas un emploi à chacun !
Cette hypocrisie de la “norme salariale” oblige beaucoup d’hommes et de femmes à “montrer” leurs compétences, par exemple sur internet, dans l’espoir d’obtenir ensuite une mission ou un contrat. Est-ce qu’un styliste, un musicien, un journaliste, quand ils font ainsi leur profession “bénévolement” dans l’espoir de se faire embaucher, est-ce qu’ils “travaillent” ? Il y a matière à débat.

On pourrait enfin parler de la connaissance et de la reconnaissance du “travail psychique”. Tout le travail qu’il faut faire sur soi-même pour supporter le stress d’un emploi ou pour arriver à faire des choses que parfois nous réprouvons.
Dans la catégorie psychanalytique, tout cela est considéré comme un “travail” qui demande parfois bien du temps et de la peine !
Cette souffrance psychique, qui peut aller jusqu’au burn out, recoupe la critique sociale de ce qu’un emploi peut infliger aux corps qui l’exercent : je pense par exemple aux pathologies liées aux cadences et aux surcharges physiques, qui ne cessent d’augmenter.

Olivia Gesbert : Comment l’urgence climatique pèse-t-elle aujourd’hui sur les mutations du travail ?

M-A Dujarier : Je fais partie de ceux et celles qui s’étonnent de ce que la question écologique croise si peu souvent le monde du travail : ce que nous produisons et comment nous le produisons. Cela interroge pourtant l’utilité de certaines de nos productions et activités – alors même qu’elles font disparaître des milliers d’espèces animales et mettent en péril notre propre écosystème. Le travail est au coeur de toutes ces questions-là.

(1) https://ladds.be/nos-brochures/
(2) 7 sept. 2021
(3) Ère géologique où les principaux changements sur Terre sont principalement induits par l’activité humaine. Elle aurait commencé il y a 150 ou 200 ans.
(4) même définition, mais en remplaçant “activité humaine” par “développement du capitalisme”

3 Commentaires
  • anne collard
    Publié à 08:09h, 16 août

    Je partage cette analyse. Merci.
    PS.:Je pense que certains politiques ignorent que leur travail est de maîtriser leur sujet et donc de ne pas recourir à des “expers” des qu’un problème (ce pourquoi on les paye) surgit..
    C’est pas(toujours) VISIBLE…la maîtrise des dossiers mais c’est un TRAVAIL.

  • Catherine Kestelyn
    Publié à 11:12h, 14 août

    Excellent article – Merci, Claude!

    • Semal
      Publié à 20:26h, 14 août

      Il doit surtout beaucoup au talent d’Anne-Marie Dujarier ;-), et pas mal à celui d’Olivia Gesbert ;-).

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