UN ESPOIR DE MIEL SUR LE PAIN NOIR ? par Françoise Nice

Après un rassemblement militant devant la Place Poelaert, l’audience a été longue hier au tribunal de première instance de Bruxelles siégeant en référé. Compte-rendu d’audience.

Le tribunal avait été saisi en novembre par 5 ex-grévistes de la faim associés au Ciré (Coordination et initiatives pour réfugiés et étrangers), à ADDE (Association pour le droit des étrangers ) et la ligue des droits humains pour « rupture de confiance légitime » au vu des premières réponses majoritairement négatives aux demandes de régularisation introduites par les ex-grévistes de la faim sur base de l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980. Cet article permet de demander un permis de séjour dans des « circonstances exceptionnelles » que la loi ne définit pas. La bouteille à encre, un trou noir du droit d’accès pour les étrangers présents sur le territoire et qui cherchent à régulariser leur situation. Un dispositif qui conduit à une écrasante majorité de refus et produit des « sans-papiers » par milliers.

Dans la petite salle, il y avait du monde : des ex-grévistes de l’Union des sans-papiers pour la régularisation, leurs soutiens, mais aussi les 4 garants de l’accord du 21 juillet ayant permis de suspendre la grève, le père Daniel Alliët, les avocats Alexis Deswaef et Marie-Pierre de Buisseret, Mehdi Kassou de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés, de rares journalistes, une poignée de policiers.

Vu l’affluence, le juge a fait déménager tout le monde dans une salle un peu plus grande. Vu les mesures Covid, tout le monde n’a pas trouvé place.

Pendant presque 4 heures, on a réentendu la controverse déjà connue : y a-t-il eu ou non accord sur des « lignes directrices » qui ont permis aux grévistes de la faim exténués de suspendre leur mouvement et d’introduire une demande individuelle de régularisation ?

Cette polémique, on la connait depuis le mois d’août. Le secrétaire d’Etat à l’asile et la migration Sammy Mahdi a répété plus d’une fois dans les médias et au parlement (le 10 décembre) que jamais il n’a négocié, que jamais il n’a laissé entrevoir une possibilité de régularisation. Pourtant, les 4 garants l’on expliqué lors de leur conférence de presse du 3 novembre, répété lors de leur audition en commission de l’intérieur de la Chambre le 14 décembre : oui il y a eu 5 heures de discussion et cette phrase du secrétaire d’Etat disant que «  s’ils vivent en Belgique depuis longtemps et qu’ils sont bien intégrés, il faut leur dire de cesser leur grève de la faim et de déposer une demande de régularisation »  ( à réécouter  sur le site de la Chambre) (1).

Hier, jour de la chandeleur, je n’ai pas fait des crêpes mais réécouté les deux thèses. Mais cette fois dans un contexte judiciaire. Les cinq ex-grévistes ayant reçu une réponse négative assortie d’un ordre de quitter le territoire, associés au Ciré, à l’ADDE (Association pour le droit des étrangers) et à la Ligue des droits humains demandent en urgence à titre provisoire et temporaire la suspension des décisions les concernant, l’arrêt de tout le processus des décisions, le temps que soit clarifiée la controverse ou que la Cour de justice européenne réponde à la question préjudicielle sur la conformité ou non de l’article 9Bis avec la directive européenne « Retour » relative aux régularisations. A titre subsidiaire, ils demandent au juge d’ordonner une enquête et d’entendre les 4 garants.

Marie Doutrepont (assistée de Selma Benkhelifa) a plaidé pour les trois associations. Et tour à tour, pour les ex-grévistes, Mathilde Bonus, Colombe Dethier, Elisa Fontaine, Sibylle Gioe, Mélanie Mugrefya. Elles ont plaidé la « rupture de confiance légitime » et ses conséquences » pour les ex-grévistes. Ce fut souvent brillant, parfois inévitablement très technique. La confiance légitime, ce n’est rien d’autre que la foi que peut accorder un administré à ce qui lui est signifié. Elle pour corollaire ce que l’on appelait autrefois la « gestion en bon père de famille ». On parle aujourd’hui du principe de « gestion prudente et diligente ». En clair, de l’obligation pour les personnes et les institutions d’avoir une parole ou un comportement fiable.

Sous les motivations de refus, des violations de droits fondamentaux

Les avocates ont longuement démontré que l’accord du 21 juillet a laissé espérer aux 5 demandeurs une issue favorable à leur demande. Et que les refus qui sont tombés et qui continuent e tomber au compte-goutte les ont plongés dans l’insécurité et l’incertitude. Le sentiment d’avoir été dupés génère de nouvelles pathologies pour ces personnes en situation déjà vulnérable par le fait-même d’être sans statut administratif. Des rapports médicaux font état de dépression sévère, et d’autres affections caractéristiques d’un choc post-traumatique. Sur le plan du droit, le traitement qui leur a été réservé est assimilable à un traitement inhumain et dégradant. D’autres droits fondamentaux ont été bafoués par l’Office des étrangers, le droit à la vie privée, le droit de bénéficier d’un réel recours. Pour les leaders du mouvement sanctionnés en tant que leaders dans les motivations écrites de refus, c’est leur liberté d’expression qui a été mise en péril. Les droits fondamentaux définis par articles 3, 8,10 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme ont été écornés.

Ensuite, ce fut le tour de Maître Konstantin De Haes a plaidé au nom de l’Etat belge. Et l’on a entendu une argumentation calibrée sur le discours de déni de Sammy Mahdi. Non il n’y a pas eu d’accord, mais un « malentendu ». Les 4 garants ont cru entendre autre chose que ce que Sammy Mahdi leur a exposé, « ce n’est qu’une impression sur la réunion du 21 juillet… et on n’a aucune pièce sur ce que les représentants des grévistes de la faim leur ont dit ». Sous-entendu, les 4 garants ont fantasmé. Et plus encore : « je ne comprends pas ce que les requérants entendent par lignes directrices. Ce terme n’a pas de sens et personne n’est en mesure de dire ce que sont ces lignes directrices. C’est une sorte de montage fait à partir des déclarations d’un fonctionnaire » (Freddy Roosemont). Pour bétonner sa plaidoirie, Maître De Haes a aussi plaidé que l’urgence ne s’imposait pas – « ils sont en situation irrégulière depuis longtemps » -, et que le tribunal de première instance n’est pas compétent. Sauf que, et les avocates l’ont démontré, le tribunal des référés est bien compétent pour traiter des atteintes aux droits civils, que l’urgence s’impose vu la vulnérabilité de leurs clients, et que le Conseil du contentieux des étrangers ne peut pas examiner au fond. Il veille à la légalité des décisions de l’Office des étrangers et ne peut réouvrir un dossier, ou y ajouter de nouvelles pièces, comme l’affirme Maître De Haes.

4 heures de débats, et une vision de la justice et de la politique migratoire assez effrayante si l’on suit l’avocat de l’état belge : « Il n’y a pas de critères, et la compétence de l’administration reste discrétionnaire, avec obligation de motivation du juge du contentieux, avec le droit pour l’administration de faire la balance des éléments ». Le secrétaire d’Etat n’aurait donc donné que des « indications », lui-même n’ayant pas le pouvoir de changer la loi. Pour lui, il n’y a donc pas eu ruse ou tromperie. Tout baigne…

En fin d’audience, trois des 4 demandeurs présents ont brièvement pris la parole. Pour dire leur espoir de justice. Et leur épuisement. Avant de clore l’audience, le juge s’est adressé à elle et eux en disant : “Quelle que soit la décision, ne perdez pas espoir. C’est un long combat”. Un peu de miel sur le pain noir ?

J’ai quitté la salle avec un sentiment mitigé. Admirative face au travail des avocates, mais triste et lasse aussi de voir que ce combat autour d’un accord qui n’aurait jamais existé n’est pas terminé. Oui, c’est un long combat, et cela continuera tant que la loi belge n’aura pas été remise à jour, avec des critères de régularisation clairs et transparents. Une initiative pragmatique et humaine de régularisation des sans-papiers comme l’Irlande et l’Allemagne l’ont annoncé. Comme le Portugal ou le canton de Genève l’ont fait.

A la sortie du tribunal, Mohamed B m’explique ce que contenait sa demande de régularisation : il est arrivé légalement en Belgique en 2009 avec un visa étudiant. Il a étudié, il a perdu son droit de séjour. Il a continué d’étudier, travaillé pendant 8 dans deux maisons de repos. Il s’occupe de sa grand-mère belge. Il a aussi deux promesses d’embauche en CDI et des témoignages d’ex-collègues prouvant sa bonne intégration. Typiquement un « bon dossier » en fonction de ces fameuses « lignes directrices » qui n’auraient donc été qu’une chimère imaginée par 4 garants on ne sait pas pourquoi. En me racontant cela, en me disant qu’il a repris ses études d’infirmier, Mohamed a encore la force et l’élégance du sourire. Les avocates l’ont souligné : l’espoir d’un peu de droit pour ceux/celles qui n’en ont pas réside dans ce tribunal. Le juge rendra son ordonnance dans le délai d’un mois maximum.

par Françoise Nice sur Facebook (et, avec son autorisation, en libre lecture dans l’Asympto)

(1) http://www.lachambre.be/media/index.html?language=fr&sid=55U2366&offset=1670)

1 Commentaire
  • Camille Matthys
    Publié à 18:02h, 07 février

    merci de ces retours explicatifs – oui c’est malheureusement un long combat – gardons espoir !!

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