Un formidable “INNO JP” au TTO : TROIS PRÉNOMS POUR TROIS MAMANS

Cela fait longtemps que je n’avais pas ri d’aussi bon cœur au théâtre – et c’est un sentiment si agréable qu’on voudrait le partager aussitôt avec la terre entière.
 Courez donc au TTO (Théâtre de la Toison d’Or) écouter Inno J-P dans son spectacle “True Story”, un “stand-up un peu déjanté qui vous fera survoler deux continents, un aquarium de homards et même une “back room” parisienne.

Né à Kigali, au Rwanda, le petit Innocent est issu d’une “union adultérine“.
Exfiltré dans le village de ses grands-parents, qui l’hébergent pendant un an, il est ensuite adopté par une famille homo parentale du Brabant Wallon, où sa mère adoptive, hôtesse de l’air, vient de prendre sa pension.
Ca commence très fort !
Voilà donc le petit Innocent rebaptisé à quatorze mois exclusivement “Jean-Paul” pour inaugurer sa vie de petit Belge parachuté dans le Béé-Wééé.
Trois prénoms pour trois mamans, toutes décédées aujourd’hui, qui ont fusionné en un seul nom de scène : Inno JP.
Facile à retenir : comme Inno GB, sauf que c’est JP.

À près de quarante ans, Inno JP a peut-être mis du temps à “trouver sa voie” : faire rire en racontant des histoires. Mais je doute qu’il en emprunte désormais une autre, tant son talent d’auteur et d’interprète éclabousse aujourd’hui chaque soir la scène du TTO. Je l’ai rencontré à Saint-Gilles, sous l’œil intrigué de deux poissons rouges et de ma chatte Gribouille. JP a mis quinze secondes à les séduire.

Inno JP : J’ai été adopté par un couple de femmes, qui sont malheureusement toutes les deux décédées. Mais je crois qu’elles auraient été gênées d’être présentées comme un couple lesbien. Je ne sais pas si ça correspond à la façon dont elles se le représentaient elle-même. Elles s’en sont cachées toute leur vie.
Quand le mariage homosexuel a été légalisé en Belgique, des amis leur ont dit : “Hélène, Josée, pourquoi ne pas vous marier ? Au moins pour des histoires de succession…”.

Claude : Oui, un des gros problèmes, dans ces couples, c’est qu’en cas de décès, le ou la survivant·e n’avait aucun droit sur la succession. Et si c’est l’autre qui avait signé le bail, il ou elle était même mis à la porte !

Inno JP : Hélène, née en 1929, était représentante de commerce, et Josée, née en 1935, était hôtesse de l’air à la Sabena. Quand la première est décédée, elle n’avait pas de biens immobiliers, mais l’épargne de toute une vie. Mais comme elles n’étaient pas mariées, l’État a empoché 80% de la succession. Elles ont vécu 54 ans ensemble, mais elles n’avaient pas plus de droits entre elles qu’avec le facteur du village à côté.

Claude : Toi, comme bébé, tu as donc été adopté par une seule “maman” ?

Inno JP : C’est Josée, l’hôtesse de l’air, qui m’a adopté en tant que femme célibataire. Elles ont d’abord voulu “adopter” en Belgique, mais dans leur situation, cela n’a pas é té possible. Il y a des assistants sociaux qui débarquent chez toi, il faut répondre à des tas de critères, elle était hôtesse de l’air, et qui allait s’occuper du bébé en son absence ?
Pour eux, Hélène n’était qu’une “colocataire”. Et c’est alors que José e, qui allait souvent au Rwanda pour son travail, a eu connaissance de mon histoire. Ma mère biologique, qui était mariée, avait déjà trois enfants ; mais moi, j’étais né “hors mariage”, d’une relation avec son amant – mon “vrai” père.
Au Rwanda, j’étais donc un enfant qui “posait problème”, alors qu’ici, Josée et Hélène voulaient en adopter un. Et c’est comme ça que j’ai débarqué à La Hulpe en 1984, juste avant que la Belgique ne gagne l’Eurovision… (rires).

Claude : “J’aime j’aime la vie... “… C’est quand même une histoire assez incroyable ! Le génocide au Rwanda, par rapport à ça, c’était quand ?

Inno JP : Dix ans plus tard, en 1994. Quelque part, j’ai fui préventivement. Mais une partie de ma famille “biologique”, dont mon père, est morte pendant les massacres.
A vingt ans, j’ai fait des recherches là -bas pour retrouver ma famille, “mes” familles plutôt, puisqu’il y avait “la branche de mon père”, et “la branche de ma mère”.  J’ai retrouvé ma mère, des tantes, des oncles, des cousins… Ce sont les parents de ma mère qui m’avaient accueilli dans leur village, ils avaient même déclaré eux-mêmes ma naissance là-bas, j’ai é té allaité par ma grand-mère avec du lait en poudre (rire).
Malheureusement, il y avait la barrière de la langue, parce que les plus vieux ne parlent que le kinyarwanda. Du côté de mon père, j’ai encore une grand-mère de 96 ans, dont on va bientôt fêter l’anniversaire à Kigali, et j’ai un projet de documentaire pour recueillir son témoignage. Tu te rends compte tout ce qu’elle a vécu ?
Les débuts de la colonisation, la décolonisation, la guerre, le génocide… À La Hulpe, je me suis retrouvé à devoir vider la maison de Josée et Hélène. 54 ans de vie commune, et si tu ne laisses pas une trace, c’est comme si tout ça n’avait jamais existé.

Claude : C’est quand même une histoire assez tragique, même si elle se termine plutôt bien pour toi. A quel moment t’es-tu dis que tu pourrais faire rire en la racontant ?

Inno JP: J’ai toujours eu un certain goût pour l’écriture. Je m’imaginais bien raconter des histoires, mais pas tomber dans la grosse gaudriole.

Claude : Ton spectacle est super bien écrit, d’ailleurs.

Inno JP : Merci.

Claude : D’habitude, les “stand up”, ce sont surtout des vannes que l’on balance. Toi tu installes un comique de situation, une forme d’absurde, que je perçois comme étant assez “belge” : le point de vue du chat, du homard, du poisson qui a un ascendant Georgette.

Inno JP : Une grande sensibilité aux animaux (rires). Ceci dit, pour la grande salle du TTO, j’ai fait appel à un metteur en scène, Thierno Thioune, qui m’a beaucoup aidé à occuper l’espace et à régler les détails. Parce que le “stand up”, cela se développe dans les bars, les “Comedy Club”, et la scène est souvent grande comme deux bacs de bière. Quand tu te retrouves soudain dans un grand théâtre, c’est comme si tu devais subitement nager dans une piscine “à la grande profondeur”.
Là, on a la chance de faire une longue série (ndlr : jusqu’au 4 mars). Cela reste pour moi une période de travail, de création. Je change l’ordre des sketches, j’expérimente des trucs.

Claude : En tous cas, ce que tu as gardé des petites salles, c’est le fait de “jouer” et d’improviser avec le public et les gens qui sont “vraiment” là …

Inno JP : C’est vrai, c’est la meilleure école pour le contact public. Quand un gars renverse un verre, tu dois rebondir là-dessus, improviser, sinon tu perds l’attention des spectateurs…

Claude: Tu me disais en “pré interview” que tu as é té suivre une formation de “comique” dans une “École de l’Humour” au Québec. Encore un continent en plus ! Qu’est-ce que tu as été fiche là-bas, et comment es-tu tombé là- dedans (rires). Tu avais quel âge à ce moment-là ?

Inno JP : 33 ans. C’est un peu tard pour “commencer” une carrière de comédien ! Après le génocide au Rwanda, beaucoup de gens sont partis, c’est un peu comme les juifs, si tu veux, il y a une diaspora rwandaise dans le monde entier.
J’ai de la famille en Suisse, en France, au Québec… Et j’avais donc été rendre visite à mes tantes au Québec, dix jours à Noël, j’avais adoré, tu as un côté très villageois, moins prout prout que la France, tu es sur le continent américain, et en même temps les gens parlent français. Ça m’avait donné envie de passer plus de temps là-bas. Dix ans plus tard, je fais par hasard du “stand up” dans un bar à Bruxelles, et je croise des Québécois qui me disent : “Il y a à Montréal une école de l’humour”. J’ai cru que c’était une blague : “Vous rigolez, ou quoi?”.
 Je me disais, ce doit être une école où l’on envoie les gens pas drôles, pour qu’ils deviennent plus supportables! Mais pas du tout, il existe vraiment une Ecole Nationale de l’Humour à Montréal, avec des profs et des élèves, et une formation qui dure deux ans.

Claude : ...Des profs d’humour ?

Inno JP : …Des profs d’humour ! (rires) Et au Québec, la moitié des humoristes qui font carrière sortent de l’école de l’humour. Et là-bas, faire carrière dans l’humour, c’est comme être médecin ici (rires). Tes parents, quand tu leur dis “J’ai été reçu à l’École de l’Humour”, c’est comme si tu leur disais que tu faisais Polytechnique ! L’humour, au Québec, c’est 25% du marché du divertissement, c’est un gros business. Après, il y a aussi une pléthore d’humoristes !

Claude : Il y avait un examen d’entrée ?

Inno JP : Oui, chaque année, il y en a 150 qui postulent et une quinzaine qui sont reçus. Il y a une première sélection, un “sketch” filmé sur vidéo, puis un entretien – moi je l’ai fait par téléphone –, et ils en gardent trente pour la “phase finale”.  Je suis parti là-bas pour quatre jours, je ne te raconte pas mon empreinte carbone cette année-là, et pendant deux jours, tu travailles non-stop avec les profs de l’école, après quoi, ils n’en gardent que la moitié . “Vous deux, vous allez improviser un truc sur les girafes. Jonathan et Sébastien, allez lire la presse et revenez dans deux heures avec dix blagues”. Et j’ai été reçu.

Claude : Tu n’étais pas trop dépaysé par l’accent et le mode vie ?

Inno JP : Oh ! si. Au début, je ne comprenais absolument rien, c’était horrible.
 A l’École de l’Humour, le grand exercice de la semaine, c’était de présenter cinq nouvelles minutes de sketch, qui était commenté par les autres, et qui était coté.
Les gars commencent, je vois les élèves qui se marrent, qui éclatent de rire, qui se tapent sur les cuisses, et moi je ne comprends rien à ce qu’ils racontent (rires).
Et je me suis dis : “Houlà ! Ça va être très compliqué”.
Il y avait plein de mots et d’expressions que je ne connaissais pas, plein de références politiques et culturelles que je n’avais pas. On n’avait pas du tout la même culture, les mêmes accents, on n’avait pas regardé les mêmes dessins animés, les mêmes films, et l’humour, ça tient quand même beaucoup à tout ça aussi.
Moi, j’ai grandi ici, je peux faire des blagues sur le Roi Philippe et le Bééé-Wééé, mais là-bas, je n’y comprenais rien. Il m’a fallu trois, quatre mois pour plonger dans le bain, en immersion dans la culture québécoise, à regarder les émissions politiques, les émissions d’humour à la télé, et quand tu commences à comprendre de quoi ils parlent, tu te rends compte à quel point ils sont drôles, et à quel point ils sont forts.

Claude : Tu parlais tout à l’heure de la France, tu as déjà des contacts là -bas ?

Inno JP : Quelques uns. J’ai, disons, des velléités internationales (rires). Je trouverais ça beau de pouvoir voyager dans la Francophonie “avec mon art”. Ma mère-hôtesse-de-l’air a dû me transmettre son goût pour les voyages.
Mais ce n’est pas simple, parce que dès que du sort d’une “zone géographique”, tu tombes sur d’autres références.  A Paris, mes histoires de Bééé-Wééé, ils s’en foutent. Mais là-bas, j’ai pu improviser quelques vannes sur Macron et sur les Retraites. Par contre, si je les racontais ici, ça ferait plouf. C’est ça qui est très difficile, avec le stand up, tu dois tout le temps te mettre à jour et te réinventer, tu es tout le temps dans l’instant présent.

Claude : Tu as déjà été jouer en Afrique francophone ?

Inno JP : En Côte d’Ivoire, pendant le second confinement – une grande chance. C’était un vrai “challenge”, parce que la plupart de mes blagues, c’est mon expérience de “noir” parmi les “blancs”. Et c’est une expérience à laquelle tu peux difficilement t’identifier en Côte d’Ivoire (rires). Mais finalement, je suis arrivé quelques jours plus tôt, et j’ai pu intégrer quelques anecdotes locales.

Claude : Par exemple ?

Inno JP : En Belgique, je suis “blanc” à l’intérieur, mais je suis régulièrement ramené à ma “couleur” quand je cherche un boulot ou un appartement. “Bounty”, comme on dit, parfois indélicatement. Eh! bien là-bas, c’est l’inverse. Même si je suis “noir”, on me traite comme un “blanc” (rire). Comme j’ai grandi en Europe et que je m’appelle Van Geel, ils me traitaient comme l’Ambassadeur de Je-Ne-Sais-Pas-Quoi. Sauf à certains moments.
Comme quand j’ai voulu aller nager à la piscine de l’hôtel. Pour moi, c’était le grand luxe. Tu te rappelles ? En Belgique, avec le confinement, tout était fermé ! Et là, il y a le garde ivoirien qui m’arrête, et qui me dit : “Monsieur, monsieur… , le maître-nageur n’est pas là… , est-ce que vous êtes sûr de pouvoir maîtriser l’art de la natation ?” (rires). Il avait peur pour moi (rires). “Si ça se trouve, il ne sait pas nager”. J’étais vexé (rires).
Ce genre de trucs, tu ne sais pas l’inventer. Il faut le vivre. Et tout ce qui m’arrive, j’en parle, parce que ça me fait trop rire.
 Et quelque part, cela m’a rassuré. Oui, mon histoire est exceptionnelle.
Mais il m’arrivera toujours d’autres choses, et j’aurai toujours d’autres trucs à raconter !

Claude : Quelles relations est-ce que tu as avec la communauté africaine, qui est assez nombreuse à Bruxelles ?

Inno JP : C’est un de mes grands défis. Au TTO, on est juste à côté de “Matonge” (1), et je me demande pourtant tous les soirs “Combien de noirs dans la salle ?”.

Claude : Tu te retrouves un peu dans la situation du “noir” qui fait des spectacles pour “les blancs”.

Inno JP : Voilà, c’est ça. Moi, j’aimerais être rassembleur, parce que je suis au carrefour de plusieurs communautés, j’aimerais créer des ponts. J’ai commencé dans un “Comedy Club” à Watermael- Boitsfort, qui n’est pas le quartier le plus métissé de Bruxelles, et j’ai peut-être malgré moi développé un humour qui faisait surtout rire “les blancs”, un humour qui n’est pas suffisamment “inclusif”. Un truc peut faire rire à La Hulpe, et pas à Anderlecht ou à Abidjan. Comment faire pour avoir un propos qui soit plus universellement drôle ?
Moi, j’ai le “Syndrome de Stockholm” vis à vis de la Communauté blanche, je suis plein d’empathie pour elle, parce que j’ai grandi au milieu. Et j’ai le “Syndrome de l’imposteur” vis à vis de la Communauté noire, parce que je n’y ai pas grandi. Il y a des codes, des références, des musiques que je n’ai pas.

En même temps, quand j’avais vingt ans, j’ai renoué avec “ma famille biologique”, avec qui j’ai gardé des contacts. J’ai un demi- frère en Suisse, avec qui je pars dans deux mois faire un voyage. Ce n’est pas simple, et je crois que tous les gens déracinés le savent. D’une façon ou d’une autre, j’ai envie d’avoir la “validation” du “public africain”. Et je pense que cela commence à arriver doucement.  J’ai participé récemment au Festival Kuchéka, au Centre Culturel d’Auderghem, le plus grand festival d’humour afro-caribéen d’Europe, organisé par des Belges d’origine congolaise. J’ai présenté sept minutes de mon spectacle, et cela a super bien marché.  S’il y a des gens de la communauté afro qui nous lisent, je les invite vraiment à venir voir le spectacle, et à en discuter avec moi après.

C’est marrant, parce qu’il y a d’autres humoristes, qui ont eux plutôt un public qu’on qualifie de “communautaire”, avec des blagues qui sont destiné es à “leur public” – sauf qu’on oublie que “les blancs”… c’est aussi une “communauté” ! Eh! bien, eux, ils te disent paradoxalement “j’aimerais avoir plus de blancs!”. On finira par se retrouver. Parce que, comme dirait l’autre, le rire est le plus court chemin d’un être humain à l’autre ! Je suis assez optimiste. Mais je sais que cela prendra du temps.

Claude : Une dernière chose que tu voudrais dire ?

Inno JP : Mon but ultime, évidemment, ce serait d’aller jouer au Rwanda. J’ai dé jà des contacts avec quelques humoristes là -bas. Notamment Hervé Kimenyi. Ou l’humoriste parisienne Mamari. Et j’ai aussi fait des démarches pour obtenir la double nationalité belgo-rwandaise, parce qu’à quatorze mois, on m’a ôté mon nom et ma nationalité rwandaise pour faire de moi “un petit belge”. Et moi, aujourd’hui, je voudrais bien être les deux !

Propos recueillis par Claude Semal le 14 février 2023 (2)

(1) Quartier de Bruxelles près de la Porte de Namur où la communauté congolaise est particulièrement présente.
(2) Tant que je vous ai sous l’oeil : assez de procrastination, comme dirait JP, on s’abonne et on se réabonne aujourd’hui à l’asymptomatique.be , un clic sur le bouton jaune sous le titre… non, pas demain, aujourd’hui,… non, pas tantôt, maintenant !

Renseignements / Réservations : http://www.ttotheatre.com/

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