Un musicien au Théâtre National : LA MUSIQUE EST UNE OCCUPATION (COMME UNE AUTRE)

Jean-Philippe Feiss est musicien et membre de FACIR, la Fédération des Auteurs Compositeurs Interprètes Réunis. Depuis le premier jour, il s’est fort investi dans l’occupation du Théâtre National à Bruxelles.
Né à Limoges (comme la CGT, précise-t-il en souriant), formé au Conservatoire de Boulogne, il vit en Belgique depuis une dizaine d’années. Depuis peu, Céline Lory lui a passé le relais de la coordination du Groupe d’Action « emploi et syndicat » de FACIR.
Pour la dernière fois, interview par écran via Zoom : à la prochaine, on s’est vraiment promis d’aller discuter plutôt sur un banc au parc de Forest.

 
Claude : Tu te présentes en quelques mots ?

Jean-Philippe : Je suis violoncelliste, mais depuis quelques années, je m’intéresse aussi à la musique électronique, pour laquelle je bricole des synthés modulaires. Après avoir joué beaucoup de musique classique, je joue et compose donc aujourd’hui ma propre musique, dans différents groupes, et j’accompagne aussi divers projets (théâtre, vidéos et arts plastiques).

Claude : Tu avais déjà été auparavant en contact avec le mouvement des intermittents ou avec le syndicalisme en France ?

Jean-Philippe : J’ai participé, à une échelle plutôt modeste, aux actions des intermittents en 2003. Avant cela, j’ai milité du côté des anarcho-syndicaliste. Je suis passionné par l’histoire en général, et l’histoire politique en particulier. Je suis fort sensible à toutes ces questions-là. Comme j’avais beaucoup d’amis français qui participaient aux occupations des théâtres en France, quand l’occupation du Théâtre National a été annoncée, je me suis dis que c’était l’occasion de passer à l’action. D’enfin voir en chair et en os les gens avec qui j’étais en contact depuis six mois ou un an. Parce que le confinement nous a quand même fort coupé de nos relations sociales. J’ai vu dans cette occupation l’occasion de recréer du lien social, de rencontrer les forces vives militantes.

Claude : Comment l’occupation s’est-elle concrètement organisée ?

Jean-Philippe : Les débuts ont été un peu chaotiques. Il y a eu d’emblée la volonté exprimée de « faire converger les luttes » avec d’autres secteurs, ce qui est à la fois ambitieux et louable, mais on a eu du mal à nous recentrer sur la défense du secteur culturel, qui motivait au départ l’occupation.
Or avant de « converger » avec les autres secteurs, il faut je crois savoir ce qu’on revendique pour soi-même. Cela permet précisément de trouver les points concrets de convergence avec les autres.

Claude : Et donc, quelle revendication mettre en avant ?

Jean-Philippe : Je vais parler en mon nom propre, même si je sais que d’autres partagent mon point de vue. Cela fait longtemps, et cela ne date pas de la crise du COVID, que nous réclamons un statut social digne de ce nom pour les artistes et les techniciens du spectacle.
Quand on dit qu’on est musicien, les gens s’imaginent souvent qu’on va coucher tous les soirs à trois heures du matin, ou qu’on a tous une crête d’iroquois avec les cheveux peints en vert.
Moi j’ai deux enfants, je me lève à 6h30, je travaille jusqu’à 15 heures, et après, je vais les chercher les gosses à l’école. Mon genre de problème, c’est de convaincre un banquier que j’ai un « vrai métier », quand il doit m’accorder un prêt hypothécaire pour acheter une maison.
Je pense donc qu’il faut avant tout considérer les travailleurs du spectacle comme les autres travailleurs, du point de vue de leur statut et de leur travail, plutôt que de leur supposé « besoin » de créer ou de s’exprimer.

Je peux comprendre les plus jeunes. Nous, on a peu, mais eux n’ont rien.

Au Théâtre National, cette pensée a parfois du mal à exister, il faut être honnête.
Parce qu’on fait des métiers qu’on aime, pourquoi faut-il accepter d’être sous-payé ou déconsidéré ? Pourquoi toujours assimiler travail et souffrance ? D’ailleurs, aller jouer, ce n’est pas seulement agréable. C’est aussi prendre des trains, ou passer une journée à conduire, décharger des camionnettes, attendre dans des chambres d’hôtel de 9 mètres carrés avec vue sur le mur. J’ai une famille, et cela m’arrive aussi malheureusement parfois de devoir partir au boulot sans que cela me fasse « plaisir ». Je ne suis pourtant pas vieux – j’ai 43 ans –, mais il y a une espèce de « conflit de génération » qui s’est installé avec les plus jeunes, une « lutte de classes » entre pauvres, et ça me désole.
Ceux qui, comme moi, ont ce qu’on appelle (à tort) « le statut », c’est à dire le maintien du chômage « en première période », sont presque considérés comme des « privilégiés » par les plus jeunes des occupant·es. Alors que ce faux-statut nous fait souvent végéter juste au-dessus ou juste en-dessous du minimum vital.
Bon, ceci dit, je peux comprendre « les jeunes » aussi. Ils et elles sortent de l’école alors que tout le secteur culturel est fermé depuis un an, et iels se rendent compte que leurs compétences et leur savoir-faire ne leur serviront peut-être à rien. C’est normal qu’ils soient inquiets. Nous on a peu, mais eux n’ont rien.

Claude : Le mouvement d’occupation a démarré à la fois en dehors des fédérations professionnelles et en dehors des syndicats. Est-ce que les choses se sont un peu rééquilibrées depuis ?

Jean-Philippe : Je me suis rendu compte qu’il y a une méconnaissance incroyable de tout ce qui a déjà été fait avant. J’ai halluciné. Dans les débats, on entendait «il faudrait faire ceci », ou « il faudrait faire cela », alors que la plupart de ces questions sont depuis longtemps en chantier au sein des fédérations. L’ATPS, par exemple, l’Association des Techniciens Professionnels du Spectacle, existe depuis le début des années ’90. On ne nous demande pas de réinventer la roue. Appuyons-nous sur ce qui existe déjà. Dans ce contexte-là, j’ai essayé de rapprocher au maximum les gens, de faire le lien entre les occupant·es et les structures citoyennes que je connais. De faire du Théâtre national un lieu d’échanges, de rencontres et de débats.
Je participe ainsi au groupe « programmation » qui a déjà invité l’ATPS, les Centres Culturels, les féministes de FS, la CSC, « Santé en Lutte », METAL, le réseau « Salariat », très intéressant, une agora sur la numérisation, etc…
Bon, revenons au FACIR. Moi j’ai rejoint FACIR au début du confinement, et je dois le dire, j’ai été reçu à bras ouverts, une horizontalité absolue. J’ai pu intégrer un groupe de travail comme si j’étais là depuis dix ans, ma voix n’était pas moins écoutée que celle des « anciens », et aujourd’hui, c’est moi qui coordonne le groupe. Il faut le souligner, parce que c’est loin d’être le cas partout.

Le “chômage temporaire” a bloqué tous les dossiers

Le problème auquel nous avons presque tout de suite été confronté, c’est celui du « chômage temporaire ». Cette forme particulière de chômage qui a été mise très rapidement en place au début du confinement pour « compenser » toutes les annulations de spectacle.
Or il n’était visiblement pas adapté aux intermittents, et il y a eu de gros dysfonctionnements et blocages entre l’ONEM, le gouvernement et les syndicats (qui jouaient ici le rôle d’organismes de paiement).
En plus, dès qu’un dossier « chômage temporaire » était bloqué, il provoquait la suspension de toutes les autres allocations de chômage, ce qui fait que des tas de gens se sont retrouvés sans aucun revenu pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois. En plus, avec la pandémie et les arrêts de travail, il était devenu totalement impossible de contacter le syndicat par mail ou par téléphone ! Beaucoup de gens se sont retrouvés abandonnés et isolés, et la colère à l’égard des bureaux de paiement est montée.
Moi-même, j’ai refusé des jours de chômage temporaire, auxquels j’avais pourtant droit, pour ne pas tomber dans cette cascade de problèmes. Dans ce cas-ci, non seulement les syndicats se sont montrés incapables de défendre leurs propres affiliés, mais ils semblaient parfois à l’origine du problème.
A la FGTB-Bruxelles, nous avons sollicité et obtenu une réunion avec la direction de la P700. Céline, qui avait pris les contacts pour Facir, a pu faire avancer quelques cas, en débloquant des dossiers, alors qu’elle n’est même pas à la FGTB !
Mais pas le problème structurel, qui semble lié à un manque d’organisation, de moyens et de personnel.
Pour la majorité des affiliés, je m’en suis rendu compte au Théâtre National, le rôle du syndicat comme « office de payement des allocations de chômage », a ainsi complètement pris le pas sur le rôle du syndicat comme « structure de défense des travailleurs ».

Dans le secteur syndical, il faut recréer du lien et de l’unité

Quand je demandais aux gens : « Vous êtes à la CGSP ou au SETCa ? », ils me répondaient « Je suis à la FGTB » – alors que la CGSP et le SETCa sont deux centrales professionnelles au sein de la même FGTB ! La majorité d’entre eux n’ont jamais été convoqués à la moindre assemblée syndicale.
Or comment veux-tu aspirer à une vie démocratique ou faire valoir tes droits à l’intérieur d’une structure syndicale à laquelle tu ne comprends rien ? C’est totalement impossible.
En plus, dès qu’on pose ces problèmes publiquement, on se fait accuser par certains militants de « tenir un discours antisyndical », alors que nous sommes au contraire presque les seuls, aujourd’hui, à tenir un discours… « pro syndical » !
Pour notre part, nous voulons contribuer à reconstruire des syndicats démocratiques, avec des assemblées de militants et des délégués élus.
Au lieu de reconduire éternellement de vieilles luttes intestines, nous voulons mettre en avant l’unité syndicale, « l’unité de classe », comme on disait dans le temps, avec des actions et des revendications en front commun.
Tu te rends compte que les travailleurs de la culture affiliés à la à la centrale CGSP et ceux affiliés à la centrale du SETCa ne travaillent JAMAIS ensemble, n’ont pas de programme ou d’actions en commun, alors qu’ils appartiennent en principe au même syndicat – la FGTB !
C’est totalement absurde. Il faut faire les poubelles de ces querelles historiques. Dans le secteur syndical, comme ailleurs, il faut recréer du lien et de l’unité, sortir des clivages stériles. Il faut rendre au syndicalisme sa vraie place, qui n’est pas celle d’un bureau de paiement.
Dans les discussions au Théâtre national, il y a souvent beaucoup de divisions entre nous, et certains semblent même s’y complaire. Beaucoup de gens ne comprennent plus rien au monde dans lequel ils vivent, et cela laisse la porte ouverte à tous les délires. Ils sont dans la violence verbale, les discours clivants, l’agressivité.

Claude : Cette confusion idéologique, elle vient sans doute de loin. Les deux piliers historiques de la gauche, la social-démocratie et le communisme, sont entrés en lambeaux dans le XXIème siècle. La première est souvent passée avec armes et bagages dans le camp « libéral », comme ces barons « socialistes » ralliés à Macron ; le second s’est effondré avec le mur de Berlin, comme le puissant Parti Communiste Italien, qui a fini par fusionner avec son ennemi de toujours, la Démocratie Chrétienne ! Vu depuis les années ’70, cette situation ressemblerait presque à une blague. Pepone et Don Camillo dans le même parti ! Impossible – et pourtant.
A ces problèmes de repères, communs à toute la gauche, s’ajoutent chez nous les problèmes communautaires, avec nos sept gouvernements, et l’incroyable confusion engendrée par le COVID-19. Avoue-le, un peu paumés, on a tous le droit de l’être !

Jean-Philippe : A ce sujet, je viens d’acheter le dernier bouquin de Lordon, « Figures du Communisme », que je conseille vivement à tout le monde. Par cher, en plus, treize euros !
En ce qui concerne la régionalisation, elle correspond à la montée de la droite flamande, et son objectif me semble clair. Diviser pour mieux régner. On sait qu’il y a plus d’argent au nord qu’au sud, et les plus riches ne veulent pas payer pour les plus faibles.

Claude : Je comprends que tu as cette lecture des choses, mais l’histoire est un peu plus complexe. L’idée d’une régionalisation de la Belgique a aussi été portée par la gauche syndicale wallonne, dite « renardiste », après la « Question Royale » et la grande grêve de 60-61. L’idée d’André Renard était de libérer la Wallonie du poids majoritaire de la droite catholique flamande, en ouvrant la voie à des réformes « de structure » progressistes dans une Wallonie largement régionalisée.
Cette gauche syndicale renardiste a aujourd’hui pratiquement disparu.
Et le PTB, qui est la principale structuration de la gauche radicale en Belgique, est au contraire sur une ligne « unité des travailleurs » carrément belgicaine.

Jean-Philippe : Cela me semble fou qu’un élément aussi fondateur que la grève de 60-61, qui me semble comparable au Front populaire en France, ait pratiquement disparu de la mémoire collective en Belgique.

Claude : La Belgique a toujours eu un problème avec sa mémoire, son histoire, et la représentation qu’elle a d’elle-même, ça c’est sûr !

Jean-Philippe : C’est assez drôle, d’ailleurs, que la devise de notre beau pays soit « L’Union Fait la Force » (rires). Je suis Français, mais même parmi les « vieux » belges, rares sont ceux qui ont vraiment compris et intégré les différents niveaux de pouvoir et de décision en Belgique.
Peu de gens se souviennent par exemple que la Ministre de la Culture est membre du gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, alors que la plupart des décisions concernant le COVID sont prises au niveau fédéral par le gouvernement belge, où siège le Ministre de la Santé. Pourtant, si on veut porter des revendications politiques concrètes, il est indispensable de décortiquer et de comprendre ces diverses structures de pouvoir. Il ne sert à rien de commander du poisson dans une quincaillerie. Tout cela nécessite et nécessitera un énorme travail d’éducation populaire.
J’invite donc tous les gens qui veulent travailler à des revendications concrètes à quitter leur écran, et à venir sur le terrain, à s’investir dans les actions et les occupations. C’est là qu’on peut aujourd’hui retrouver du lien et du sens.

Propos recueillis par Claude Semal le 20 avril 2021

 

 

 

 

 

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