YOHANA ET SES “SŒURS” par Marie Wiener

Elles étaient trois sœurs à loger ensemble chez moi. Elles ne portaient pas le même nom de famille, ne se ressemblaient ni physiquement ni par le caractère. Mais elles étaient “sœurs”! Yohana m’a été amenée par les deux autres au mois d’août 2018.
Fofolle au premier abord, pulpeuse et pétulante comme personne, gaie presque toujours, mais au fond acharnée et ne perdant jamais son objectif de vue: passer de l’autre côté, arriver enfin en UK.

Yohana & Marie

Elle en a vu bien plus qu’elle ne m’en a raconté. A un moment j’ai dû lui trouver une avocate: elle s’était fait embarquer et se retrouvait “in jail”, en centre fermé.
Je lui ai rendu visite – et cette fois-là, elle ne riait plus. Elle a même pleuré un peu sur mon épaule: “Mami…!
Il y a eu d’autres péripéties, moins dramatiques.
Je conduisais régulièrement mes pensionnaires à pied jusqu’à la gare locale, pour qu’ils et elles puissent se rendre en direct à Bruxelles Nord.
La première fois que Yohana devait faire partie du groupe, elle est descendue de la salle de bain tellement tard que tout le monde a dû prendre le train suivant. Je l’ai engueulée comme du poisson pourri, agacée qu’elle ait besoin de se pomponner si longuement. In fine, c’était tout de même pour aller se cacher dans un camion, à Calais!
Autre incident. J’interdis strictement chez moi de faire la vaisselle ou la lessive à la main: il y a des machines pour ça, plus économes en eau. La vaisselle, tout le monde comprend tout de suite. Mais la lessive? Les t-shirts, pulls et pantalons, c’est OK.
En revanche, les caleçons et petites culottes, les chaussettes raides de sueur… c’est parfois difficile à abandonner dans le panier à linge commun. J’ai donc constaté un jour que Yohana avait ouvert la boîte en carton qui traînait au vestiaire, pensant y trouver de la poudre à lessiver. En vrai, la boîte contenait des semences pour le gazon!
Un autre jour, un matin de grand soleil, j’ai aperçu du jardin un petit étalage de lingerie fine qui séchait sur les tuiles tout en haut, juste sous le Velux de la petite chambre du 2ème étage que Yohana occupait.

Cet été dans le métro londonien

Mi-octobre 2018, celle qui était vraiment devenue une amie m’a téléphoné: elle y était enfin arrivée, en perfide Albion! Ma joie ne fut pas sans mélange. Ne plus la revoir au moins une fois par semaine mettre l’ambiance le soir à la maison, aguicher, ou en tout cas taquiner avec entrain tous les gars présents chez moi, plus charmés les uns que les autres par ses formes harmonieuses, ses grands yeux rieurs et son allant : quelle perte!
Mais elle avait atteint son but: j’ai poussé un grand hourra pour les indomptables sans-papières comme elle!
Quelques mois plus tard, Yohana contacte son compatriote et ami chez moi, Tekle. Elle est en procédure en UK, ça avance bien.
Il lui manque encore une chose: son passeport érythréen. Elle charge Tekle d’aller à Anvers chez des amis communs, pour le récupérer.
Donc, elle n’était pas « sans papiers »: c’est juste qu’elle n’avait pas les bons.
Tekle s’acquitte dès qu’il peut de cette tâche cruciale. Il revient avec un sac rempli de vêtements à froufrous.
Je lui demande: “et alors, le passeport y est, dans ce sac?
Réponse: “Je ne sais pas, je n’ai pas osé fouiller“.
Je vérifie donc moi-même, je trouve le document et je l’expédie à sa propriétaire au plus vite.

En ce mois d’août 2023, Yohana m’a accueillie à la gare à Londres, et hébergée (avec encore une autre de ses sœurs), quelque part au bout de la “Jubilee line”.
Elle a donc enfin les bons papiers, le logement… et un boulot déclaré.
En outre, durant toute la semaine que j’ai passée en UK, elle a assumé le rôle de “tour-opératrice”: elle téléphonait là où je devais me rendre, pour vérifier qu’on m’y attendait à l’heure prévue; puis elle retéléphonait quand j’y étais arrivée, pour vérifier que tout allait bien… Une perle, un amour de copine!

Marie Wiener

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