CES BÉNÉVOLES QUI SAUVENT LE MONDE

Dans ce monde qui est parfois, au quotidien, d’une extrême violence, des bénévoles portent souvent à bout de bras notre commune humanité.
Après l’interview de “Marie” il y a un mois, “hébergeuse” (1), voici l’interview de Fabienne, alias “Maj Mun”, qui prépare tous les vendredis, depuis plusieurs années, des repas chauds pour plus de deux cents sans-papiers.
On pourrait presque en tirer une règle générale : si vous avez quelques problèmes dans votre propre vie, allez aussi vous occuper des problèmes des autres.
Cela relativise souvent, et parfois, vous faites d’une pierre deux coups. En faisant du bien autour de vous, vous vous faites aussi du bien à vous-même.

Ce réseau de solidarité, au départ informel, en est pratiquement arrivé à organiser, à la place de l’État belge, une politique d’accueil particulièrement défaillante. Ce sont nos (modestes) héro·ïnes du quotidien.

Claude : Tu participes tous les vendredis matins, au Club Garcia Lorca, à la préparation bénévole de deux cent repas pour l’association “Deux Euros Cinquante”.
J’ai souvent vu passer, sur Facebook, tes appels à éplucher les légumes ou à faire une livraison en voiture. Comment t’es-tu embarquée dans cette aventure ?

Maj Mun : Après le décès de ma mère, dont je m’étais beaucoup occupée, j’ai choisi de m’investir dans une action bénévole. Le projet de “deux euros cinquante” m’a plu.
Au départ, c’est parti d’une discussion entre une comédienne et un comédien qui avaient décidé de “faire quelque chose” pour les centaines de migrants qui transitaient par Bruxelles, dont l’État belge ne s’occupait absolument pas, et qui étaient condamnés à vivre dans la rue.
Ils ont préparé des pique-niques avec du pain, des sardines, des bouteilles d’eau… et ils se sont rendu compte que cela coûtait deux euros cinquante par repas. D’où le nom de l’association. Au départ, ils comptaient faire cela pendant six mois. Moi, j’y suis depuis cinq ans !
On a commencé par faire 250 paquets, puis 350, et jusqu’à 650, qu’on distribuait au Parc “Maxi” (2) et à la Gare du Nord. On a distribué sous la pluie, dans la boue, en plein soleil, avec la police, sans la police, et on s’est fait quelques fois éjecter.
Puis le COVID est arrivé, et on n’a plus pu distribuer au Parc ou à la Gare.
Le centre culturel Garcia Lorca, qui disposait d’une cuisine, nous a prêté ses locaux, d’abord pour faire les sandwiches, pour préparer toutes les semaines 200/250 repas chauds, qui sont livrés à la “Casa Tamam” à Molenbeek.
Ce sont des locaux “officialisés” ou près de 200 migrants sont logés.
Il y a beaucoup de passages, des gens qui partent et qui reviennent, diverses nationalités qui se côtoient dans un même espace, des problèmes de sécurité à gérer, tout cela nécessitait un certain “encadrement” permanent.
Et “Deux euros cinquante” a repris la gestion du bâtiment. Il y a à présent une petite équipe “professionnelle” sur place pour organiser la chose.

Claude : Cela n’a rien à voir avec “La Porte d’Ulysse” ?

Maj Mun : Non, c’est encore autre chose, “La Porte d’Ulysse”, c’est avec la Plate-Forme, mais c’est la même cause. On est dans le même bateau.

Sur un mur, un souvenir de Françoise Romnée

Claude : Et les gens sont logés où et comment ? Il y a de la literie ?

Maj Mun : On a meublé grâce à un couvent qui a fermé, et on a reçu toute la literie et les meubles, les draps, les coussins…

Claude: Et il y a combien de lits, comme ça ?

Maj Mun : Logiquement, on peut loger 200 personnes. Il y a aussi des douches, des WC, une cuisine. Ils se font à manger eux-mêmes, et d’autres associations interviennent aussi.
Il y avait une personne, Françoise Romnée, qui centralisait toutes les distributions de tous les repas, au Parc, à la Gare, à la Casa, elle gérait aussi toutes les assos, tous les midis et même le soir, mais elle est malheureusement décédée au printemps passé.

Claude: Vous êtes combien pour préparer cela ?

Maj Mun : Nous sommes toujours les six mêmes bénévoles, mais d’autres se joignent à nous certains vendredis quand ils ont l’occasion. Il y a aussi un groupe de jeunes encadrés par un éducateur qui vient parfois donner un coup de main. Ils vont revenir bientôt .
Mais dès que quelqu’un prend des congés, on a une vie aussi, c’est parfois difficile de trouver un remplaçant. Il y a 12500 membres dans le groupe “Facebook”, mais il faut les motiver, les relancer. Quand il en manque un, ça va ; quand il en manque deux ou trois, c’est la galère, on a des kilos d’oignons et de carottes à éplucher, c’est du boulot, cela prend du temps, et à onze heures trente précises, il faut que tout soit embarqué.
Je suis présente chaque vendredi, je règle souvent certaines choses, mais quand je ne suis pas là, les bénévoles présents assurent tout autant…

Claude : Certains d’entre vous avaient une certaine expérience en matière de restauration ?

Maj Mun : Moi j’ai fait de la restauration, mais pas en cuisine. On avait commencé avec Eva, et c’est elle qui avait conçu la recette du “poulet mafé” qu’on prépare.
On nous dit parfois “ce n’est pas la vraie recette”, mais apparemment, ils aiment ; on a déjà proposé de faire autre chose, mais non, ils veulent ce plat-là.

Claude : Comme le poulet-frites- salade mayonnaise chez ma grand-mère le samedi ;-).

Maj Mun : Et Eva, elle, avait une expérience en cuisine, et on a continué à suivre sa recette et ses conseils. On a un boucher libanais qui nous livre des pilons de poulets, et on fait toujours tout très épicé.
Mais le bénévolat, ce n’est pas juste donner un coup de main le vendredi.
Il faut faire les courses, répondre aux gens qui nous contactent, remplacer ceux qui manquent à l’appel. Il y a aussi des gens en amont, qu’on ne voit pas, comme ceux qui gèrent le site Facebook, ceux qui remplissent les dossiers.

Claude : Tu disais que tu n’étais pas libre tout le temps, que tu travaillais aussi. C’est indiscret de te demander ce que tu fais ?

Maj Mun : Je travaille dans une crèche à Etterbeek trois matinées par semaines, et je garde aussi des enfants après l’école.
Avant ça, j’ai été éducatrice pendant trente deux ans dans l’enseignement “spécialisé”. Mais j’ai eu un gros conflit avec la direction, suite à une gifle qu’elle avait donnée à un enfant, et après ça, elle m’a harcelée pour me pousser dehors.
J’ai tenu trois ans, mais ça me minait, j’ai dû partir pour sauver ma peau.
J’ai pleuré ma vie. Cette école, c’était ma seconde maison. Mais je suis partie. Cela m’a coûté ma carrière, mais bon. J’ai vécu un temps avec ma fille sur mes économies, mais quand je n’ai plus rien eu, j’ai moi-même eu du mal à trouver de l’aide.
Au CPAS, on m’a dit “Madame, vous avez travaillé toute votre vie, on n’est pas là pour des gens comme vous“. Même chose au chômage.

Claude : On voit bien l’utilité de votre activité bénévole pour ceux qui en bénéficient. Mais est-ce que cela vous “apporte” quelque chose à vous ?

Maj Mun : Cela m’a permis de rencontrer plein de gens que je n’aurais jamais rencontrés si je n’avais pas à un certain moment “changé de vie”. Des gens qui viennent de partout, de milieux différents, de pays différents, …
Moi, j’ai laissé tombé un travail, sur le moment j’ai trouvé ça moche, mais dix ans après, ça va,… je rame toujours, mais ça va (rires).
Eux, ils ont dû laisser tomber leur vie pour essayer d’en trouver une meilleure.
Moi je n’ai pas dû risquer ma vie. Eux, beaucoup en sont morts.
Au Parc Maximilien, on ne parlait pas la même langue, mais on avait des moments de complicité, des fous-rires, alors que la situation était dramatique.
On a particulièrement créé des complicités avec les femmes, qui restaient un peu à part dans ce monde d’hommes, qu’ils appelaient eux-mêmes parfois “la jungle”.
Ils se battaient presque pour un panier de pique-nique, car ils n’étaient pas sûrs qu’il y en ait pour tout le monde, et les femmes restaient les dernières à être servies.
Alors à un moment, on a décidé de commencer à servir d’abord les femmes et les enfants, et les hommes seulement après. Il n’y avait pas beaucoup d’enfants, mais quand même quelques uns. Quand il y en avait, on repartait de là en pleurant, c’était des situations très particulières.
Et puis, au départ de cette action, j’ai rencontré d’autres associations.
Comme BruZelles, qui s’occupe des femmes précarisées, et rassemble tout ce qui est produits périodiques pour les femmes. C’est quelque chose à la quelle je n’avais jamais pensé, la précarité des femmes en rue. Même parfois des étudiantes, des femmes seules dans les foyers.
C’est comme ça aussi que j’ai connu Doucheflux, qui a ses locaux rue des Vétérinaires, près de la Gare du Midi.
L’année passée, j’ai également collecté plein de choses pour les occupants pendant la grève de la faim à l’Eglise du Béguinage.
Et donc, ça fait boule de neige.
Les vêtements qu’on collecte et qu’on ne sait pas donner d’un côté, on les donne de l’autre. On collecte des produits d’hygiène aussi, et tout ce qui peut servir aux femmes, on le donne à Bruzelles. On fait des collectes communes, en fait.

En fait, je crois que les politiques sont bien contents que des bénévoles s’occupent des gens qui sont à la rue, mais je ne sais pas si cela va pouvoir durer indéfiniment.
Il y a de l’usure. Et puis, avec l’explosion du prix de l’énergie, les gens se demandent d’abord comment ils vont faire pour eux-mêmes.
J’ai reçu des centaines de couvertures, de vestes, de chaussures, mais je crains qu’aujourd’hui, les gens vont garder les couvertures pour eux, ils vont baisser le chauffage. Et personne n’est “à blâmer”.
Les dons alimentaires, cela va devenir compliqué aussi. Il y a même déjà certains endroits, dans des CPAS en Wallonie, où ils doivent aller eux-mêmes “glaner” des pommes de terre dans les champs après la récolte… pour mettre des patates dans les colis d’aide alimentaire du CPAS ! Bon, il n’y a rien de mal à aller “glaner” dans les champs, au contraire, mais normalement, il y avait des budgets pour financer ces colis alimentaires, et là, cela ne semble plus être le cas, car la misère explose.

Claude : Comment les gens qui veulent vous aider à “Deux euros Cinquante” doivent-ils procéder ?

Maj Mun : Le plus simple, c’est de passer par notre page “Facebook”. Je publie régulièrement des appels, et ils peuvent me contacter en privé sur Messenger.
Ou laisser un message sous la publication. Si ce n’est pas moi, il y aura de toutes façons quelqu’un qui vous contactera.
Mais je ne vais plus chercher les vêtements chez les gens. Ce n’est plus possible. Je donne les liens, les adresses, et ils doivent le faire eux-mêmes.
Sur la même page Facebook, tous les lundis, tous les mardis, on indique aussi les “besoins” de la semaine, et si vous voulez donner un coup de main, il suffit de s’inscrire à l’un ou l’autre poste. Car ils ont également besoin chaque semaine de bénévoles à la Casa Tamam.
Il y a également sur la page le numéro de compte de l’association, sur lequel vous pouvez faire un ordre permanent. Même un tout petit peu : soyez sûrs que cela sera bien utilisé.

Claude : Dans l’interview, tu préfères apparaître sous ton vrai prénom, ou sous ton pseudo ?

Maj Mun : Cela n’a pas d’importance. Du moment qu’on ne m’identifie pas. Je préfère.

Claude : Ton pseudo, cela vient d’où ? C’est de l’arabe ou du wallon ? (rires)

Maj Mun : (elle rit aussi ) Oui, c’est vrai. En fait, j’ai eu très longtemps un ami albanais. Il ne m’a jamais appelé par mon prénom, Mai Mun, c’est un petit mot qui se voulait gentil, cela veut dire “petit singe”. Et c’est vrai, il parait qu’en arabe cela veut dire plus ou moins la même chose (rires).

Claude : Une chose que tu voudrais encore ajouter ?

Maj Mun : Je n’oublierai jamais la grève de la faim au Béguinage. Je passais devant, je n’était pas obligée d’y aller, mais j’y allais tous les jours. Quand des gens en arrivent à se coudre les lèvres ou à faire la grève de la soif, il faut être courageux, c’est qu’ils sont vraiment à bout pour mettre leur vie en danger comme ça.
On leur a promis des régularisations pour qu’ils arrêtent, mais c’était un mensonge.
J’ai gardé des contacts avec plusieurs d’entre eux, et ils ont ensuite souvent essuyé des refus. Un jour, ils retourneront à l’Eglise du Béguinage, et ils recommenceront une grève de la faim.
Que des partis politiques, quels qu’ils soient, aient osé dire “S’il y en a un qui meurt, on démissionne”, cela m’est resté en travers de la gorge.
Pourquoi attendre que quelqu’un meure pour faire quelque chose ?
J’ai aussi participé à la rédaction de plusieurs dossiers de régularisation, ils ont des parcours de vie qui font pleurer. Quand une vieille femme t’explique qu’elle a besoin d’injections dans les mains, qui sont toutes tordues, et qu’on veut la renvoyer en Afghanistan, alors qu’elle ne connaît plus personne là-bas, je ne sais pas qui peut rester indifférent à ça. Je ne comprends pas. Franchement, je ne comprends pas.

Propos recueillis par Claude Semal le 6 octobre 2022.

(1) LES AIRBNB DU CŒUR
(2) Le Parc Maximilien, près de la Gare du Nord.

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